Ce traité peut être considéré comme une suite et un complément de cette querelle sur l'atticisme que nous avons vu agiter dans l'Orateur. Le titre est presque littéralement le même que le second titre de l'Orateur : De optimo genere oratorum, Des orateurs parfaits. Sur la question même de l'atticisme, Cicéron n'ajoute pas beaucoup à tout ce qu'il a dit dans l'Orateur. Son but, en traduisant les deux discours, était surtout de réfuter, par l'exemple des deux premiers orateurs «attiques», les ennemis de son mérite et de son éloquence. Il avait traduit les deux célèbres plaidoyers qu'Eschine et Démosthène prononcèrent l'un contre l'autre dans l'affaire de la Couronne ; de cette traduction, il ne nous reste que la préface, précieuse par les passages, qui nous fait connaître la manière de traduire qu'il avait adoptée. «J'ai, dit-il, traduit Démosthène, non en interprète, mais en orateur ; en conservant le fond des pensées, je me suis appliqué à leur donner une forme et une physionomie plus en rapport avec nos habitudes». Saint Jérôme a rappelé et suivi cette manière de traduire dans sa belle version de la Bible. «Je l'avoue hautement, dit-il, je n'ai point cherché à rendre le mot par le mot ; je me suis surtout attaché à rendre les pensées : Ego non solum fateor, sed libera voce profiteor, me non verba, sed sententias transtulisse. C'était aussi la manière de traduire au dix-septième siècle ; nous en suivons aujourd'hui une toute contraire :

Incidit in Scyllam, cupiens vitare Charybdim.

Quant à cette querelle même sur l'atticisme, elle devait durer longtemps encore. Quintilien en parle au livre XII, ch. x, et l'auteur du Dialogue sur les orateurs la rappelle. Au fond, n'est-ce pas un débat toujours ouvert ? Qu'est-ce autre chose que la querelle des anciens et des modernes, des classiques et des romantiques, que l'éternelle opposition entre le réel et l'idéal, le goût nouveau et le goût ancien, le présent et le passé ?


I. On dit que l'éloquence a ses genres comme la poésie ; c'est une erreur. La poésie admet plusieurs divisions : la tragédie, la comédie, le poème épique, l'ode et le dithyrambe, plus cultivé chez nous, sont des genres parfaitement distincts. Le comique ne va point à la tragédie, et le tragique fait tache dans la comédie ; les autres genres aussi ont chacun le langage qui leur est propre, et comme un son de voix facile à reconnaître pour les habiles. Mais distinguer dans l'éloquence plusieurs genres, parce qu'on trouve dans certains orateurs plus d'élévation, plus de force, plus d'abondance, chez d'autres plus de simplicité, de finesse, de concision, chez quelques autres enfin le mélange et comme le juste milieu de ces qualités, c'est distinguer les hommes et non diviser l'art lui-même. Dans l'examen de l'art, on recherche le beau absolu ; dans les hommes, leurs qualités relatives. On peut, si l'on veut, mettre Ennius au premier rang des poètes épiques, assigner le même honneur à Pacuvius dans la tragédie, et peut-être à Cécilius dans la comédie : mais je n'admets pas ce partage dans l'éloquence ; c'est la perfection que je cherche ; or, la perfection est une ; et, dans ceux qui s'en éloignent, il n'y a point différence de genre, comme entre Térence et Attius, mais inégalité dans un même genre. Le parfait orateur est celui dont la parole plaît, instruit et touche. Instruire est obligatoire, plaire, glorieux, toucher, nécessaire. Que certains orateurs soient en cela plus forts que d'autres, j'en conviens ; mais la différence est dans le degré, non dans le genre. La perfection est une, et le meilleur, après elle, est ce qui s'en rapproche le plus : d'où il résulte évidemment que le pire est ce qui s'écarte le plus de la perfection.

II. Car, puisque les mots et les pensées font l'éloquence, nous devons, après la correction et la pureté du langage, chercher encore l'élégance dans les expressions propres ou figurées. Pour les mots propres, il faut choisir les plus convenables ; pour les mots figurés, suivre l'analogie, faire un sage emploi des métaphores. Quant aux pensées, on les partage en autant de genres que nous avons assigné de qualités à l'orateur : pour instruire, elles seront vives ; pour plaire, piquantes ; graves et fortes pour toucher. Il y a de plus un heureux arrangement de mots qui produit deux choses, l'harmonie et la douceur ; de même, il est pour les pensées une disposition favorable et un certain ordre propre à la persuasion. Mais l'édifice tout entier a pour fondement la mémoire, et pour lumière l'action. Ces conditions, réunies au plus haut degré, constituent l'orateur parfait ; à un degré moyen, l'orateur médiocre ; au plus bas degré possible, le mauvais orateur : ce qui n'empêchera pas de leur laisser à tous le même nom, comme on appelle peintres même les plus mauvais ; et ce ne sera pas le genre, mais le talent, qui fera leur différence. Il n'est point d'orateur qui ne veuille ressembler à Démosthène ; mais Ménandre n'a jamais souhaité de ressembler à Homère ; son genre était différent. Il n'en est pas de même pour les orateurs ; ou du moins, si quelques-uns, dédaignant la simplicité, n'aiment que la grandeur et la pompe, tandis que d'autres cherchent plutôt la finesse que l'éclat, quoiqu'ils pussent avoir assez de mérite dans leur genre, ils sont loin pourtant de la perfection, puisque la perfection réunit tous les genres de qualités.

III. Je n'ai point donné sans doute à cette idée le développement qu'elle mérite ; mais l'objet que je me propose n'en demandait pas davantage. Il n'y a qu'une seule éloquence, avons-nous dit ; quelle est-elle donc ? C'est celle qu'on a vue fleurir à Athènes. Depuis, la gloire des orateurs attiques est bien connue, mais non pas leur génie. On a pu remarquer assez généralement d'un côté qu'ils étaient sans défaut, mais, de l'autre, bien peu de gens ont compris tout ce qu'ils avaient de belles qualités. Pour la pensée, les défauts sont l'inconséquence, la disparate, la trivialité, la sottise ; pour l'expression, la grossièreté, la bassesse, l'impropriété, la dureté, le manque de naturel. Aucun de ces défauts ne se rencontre dans les orateurs attiques, ni dans ceux qui les prennent pour modèles. Si c'est là tout leur mérite, il faut les regarder comme des athlètes, sains de corps et bien portants, plus propres toutefois à s'exercer dans un gymnase qu'à disputer la couronne aux jeux Olympiques. Mais ceux qui, exempts de défauts, n'ont pas assez d'un tempérament sain, et veulent y joindre la force, la vigueur, l'énergie du sang et le doux coloris d'une vie puissante, voilà nos modèles ; si nous ne pouvons les égaler, du moins devons-nous essayer d'acquérir cette santé parfaite qui est le propre caractère des attiques, plutôt que l'embonpoint vicieux qui se rencontre généralement chez les orateurs d'Asie. Arrivés là, si toutefois nous pouvons atteindre ce mérite déjà fort grand, nous imiterons, s'il se peut, Lysias, surtout dans sa simplicité, car il s'élève en beaucoup d'endroits ; mais, comme la plus grande partie de ses plaidoyers ont été écrits pour d'autres, et ne roulent que sur des intérêts privés et de faible importance, on lui trouve peu d'élévation, par la raison que lui-même a volontairement mis son talent à la mesure de ces petites causes.

IV. Celui qui sera parvenu à l'imiter, sans pouvoir toutefois se donner plus de vigueur au besoin, ne laissera pas d'être compté parmi les orateurs, mais parmi ceux du second ordre. Un grand orateur est souvent obligé de parler comme Lysias dans les causes pareilles à celles qu'il a traitées : Démosthène, sans nul doute, peut descendre jusqu'à la simplicité ; il sera peut-être impossible à Lysias de s'élever jusqu'au sublime. Mais croire qu'en présence d'une armée occupant la place publique et les degrés de tous les temples qui l'entourent, il fallait plaider la cause de Milon comme une affaire particulière devant un seul juge, c'est prendre la mesure de l'éloquence dans son talent, et non point en elle-même. J'entends beaucoup de gens qui disent : Nous sommes attiques ; et d'autres qui soutiennent qu'il n'est pas donné à un Romain de l'être. Je laisse de côté les premiers, suffisamment réfutés par le fait même, puisque personne ne les emploie, ou que si le contraire arrive, ils ne provoquent jamais qu'un rire moqueur, au lieu de ce sourire d'approbation qu'exciterait une éloquence attique. Quant à ceux qui soutiennent que nous ne pouvons pas prétendre à l'atticisme et ne se donnent pas eux-mêmes pour orateurs, s'ils ont de l'oreille et du goût, prenons-les pour juges, comme on consulte, sur le mérite d'une peinture, des gens qui, sans savoir faire un tableau, ne manquent pas du tact nécessaire pour apprécier une oeuvre d'art. Si, au contraire, leur goût ne consiste qu'à refuser de nous entendre, si une haute et sublime éloquence n'a pour eux aucun charme, qu'ils nous disent alors que la correction et la simplicité leur plaisent mieux que la richesse et l'élévation du style ; mais qu'ils cessent de prétendre que la simplicité seule fait l'atticisme, qui ne serait alors que la justesse et la pureté : car à cette pureté les attiques joignent encore l'élévation, la pompe, la plénitude. Quoi donc ? nos orateurs seraient-ils en doute de savoir s'ils doivent se rendre seulement supportables, ou viser même à l'admiration ? car il ne s'agit plus de l'atticisme, mais de la perfection dans l'éloquence. Or, l'on comprend très bien que si, parmi les orateurs de la Grèce, les plus grands sont ceux d'Athènes, et que, de ces derniers, Démosthène soit sans contredit le plus admirable, ceux qui sauront l'imiter atteindront véritablement l'atticisme, et, par conséquent la perfection, puisque nous savons que, les orateurs attiques étant nos modèles, la perfection n'est pas autre chose que l'atticisme.

V. Mais, comme on connaît fort peu la nature de cette éloquence, j'ai cru devoir entreprendre, dans l'intérêt de ceux qui s'y adonnent, un travail sans utilité pour moi-même. J'ai traduit les célèbres plaidoyers que les deux princes de l'éloquence attique, Eschine et Démosthène, ont prononcés l'un contre l'autre. Ce n'est pas l'oeuvre d'un interprète, mais d'un orateur. En conservant le fond de leurs pensées, je me suis appliqué à leur donner une forme et une physionomie plus en rapport avec nos habitudes. Je ne me suis pas cru obligé de rendre mot pour mot, j'ai voulu seulement reproduire le caractère et la force des expressions ; car ce n'est point le nombre des mots que je dois au lecteur, mais leur valeur réelle. Le résultat de ce travail sera de faire connaître aux Romains les conditions qu'ils doivent exiger de ceux qui prétendent à l'atticisme, et de leur montrer le type d'éloquence auquel ils doivent sans cesse les rappeler.

Mais on me parlera de Thucydide ; car il est des gens qui admirent son éloquence. Je les approuve beaucoup en cela ; mais Thucydide n'a rien à faire dans la question qui nous occupe. Car autre chose est de raconter des faits, autre chose d'accuser ou de défendre dans une plaidoirie ; autre chose est d'intéresser le lecteur dans un récit, et d'exciter ses passions. Mais, dira-t-on, il écrit bien. Ecrit-il mieux que Platon ? Toujours est-il que, pour l'orateur dont nous cherchons le modèle, la perfection n'existe qu'à la condition d'instruire, de plaire et de toucher dans ses plaidoiries.

VI. Un orateur qui aurait la prétention d'employer au forum le style de Thucydide prouverait, par là, qu'il ne se doute même pas du genre d'éloquence qui convient à la tribune et au barreau. Je suis autant qu'un autre admirateur de Thucydide ; mais Isocrate mime, dont le divin Platon, qui fut presque son contemporain, fait un si magnifique éloge dans son Phèdre, par la bouche de Socrate. et que tous les savants regardent comme un très grand orateur, ne me paraît pas même digne de ce nom. Ce n'est point l'homme de la lutte et des champs de bataille : son style n'est qu'une arme de parade et de simple escrime. Pour moi, je veux, s'il est permis de comparer les petites choses aux grandes, mettre en scène les deux plus célèbres gladiateurs connus. C'est Eschine, qui, comme l'Esernius de Lucile,

Rival non vulgaire, mais, au contraire, plein d'adresse et de vigueur, va se mesurer avec Pacideianus, le premier des hommes...

Car je ne connais rien de comparable à ce Pacideianus de l'éloquence. On peut me faire sur ce travail deux objections : la première, que ces discours valent mieux en grec ; sur quoi je demanderai si les auteurs mêmes pourraient mieux faire en latin. La seconde, pourquoi, dira-t-on lirai-je plutôt la traduction que le grec même ? Ceux qui diront cela lisent l'Andrienne et les Synéphèbes, Térence et Cécilius, aussi bien que Ménandre. Il leur faut donc rejeter aussi l'Andromaque, l'Antiope, les Epigones, écrits en latin ? Mais, puisqu'ils lisent Ennius, et Paruvius, et Attius, plus volontiers qu'Euripide et Sophocle, pourquoi des discours traduits du grec leur plairaient-ils moins que des vers traduits de la même langue ?

VII. Mais, pour arriver au but de notre entreprise, exposons d'abord la matière de ce grand procès. Une loi d'Athènes défendait de porter devant le peuple la proposition de décerner une couronne à un magistrat qui n'aurait pas encore rendu ses comptes ; une autre loi voulait que les couronnes accordées par le peuple fussent décernées en assemblée publique, et que celles décernées par le sénat le fussent dans le sénat même. Démosthène, chargé de relever les murs d'Athènes, avait fait faire ce travail à ses frais. Avant qu'il eût rendu ses comptes, Ctésiphon proposa un décret tendant à ce qu'une couronne d'or lui fût décernée au théâtre, devant le peuple réuni, quoique ce ne fût pas le lieu d'assemblée désigné par la loi ; et, de plus, il voulait faire proclamer que Démosthène recevait cette couronne pour prix de sa vertu et de l'amour qu'il portait au peuple athénien. Eschine intenta un procès à Ctésiphon pour avoir voulu, par un décret illégal, faire décerner une couronne à un magistrat qui n'avait pas rendu ses comptes, et la lui faire décerner au théâtre ; et, de plus, pour avoir faussement exalté sa vertu et son patriotisme, puisque Démosthène n'était ni un honnête homme, ni un bon citoyen. Cette cause n'a que peu de rapport avec nos habitudes, mais elle est grande et imposante. Elle offre de chaque côté une riche matière à l'interprétation des lois, et une discussion brillante sur les services rendus à l'Etat. Le but d'Eschine, à qui Démosthène avait intenté précédemment un procès capital pour prévarication dans son ambassade, était de s'en venger, en mettant en jugement, sous le nom de Ctésiphon, toute la conduite et la réputation de son rival. Aussi s'attacha-t-il moins à la non-reddition des comptes qu'aux honneurs accordés à la vertu d'un homme qu'il regardait, lui, comme un mauvais citoyen.

Ce procès fut intenté par Eschine à Ctésiphon quatre ans avant la mort de Philippe de Macédoine, mais il ne fut jugé que plusieurs années après, et lorsque Alexandre était déjà maître de 1'Asie. On dit que la Grèce entière était accourue pour y assister. Quoi de plus solennel, en effet, et quel plus grand objet pour les yeux et pour les oreilles, que cette lutte des deux plus admirables orateurs, dans une affaire de cette importance, où chacun d'eux apportait des armes si bien préparées et une haine si puissante ?

Si, comme je l'espère, je suis parvenu à rendre leurs discours sans en altérer les beautés, c'est-à-dire en conservant la forme et la suite des idées, ne m'attachant aux expressions qu'autant qu'elles ne sont point contraires à nos habitudes, et cherchant à remplacer par des équivalents celles que je n'ai pas traduites, les amateurs de l'éloquence attique auront du moins un modèle à imiter dans leurs propres compositions. Mais c'est assez parler de moi ; il est temps d'entendre Eschine lui-même s'exprimer en notre langue.


Traduction de E. Greslou revue par J.P. Charpentier (1898)