Je prends un rouleau de liège de la main gauche, la droite tient le couteau, je coupe, j'incise, je troue. Mon personnage prend forme. La seconde partie, le collage, collage essentiellement avec des pointes. Pour les yeux, le nez, la bouche (capsule de coca-cola), le chapeau ou coiffe fait avec une tombée de liège, avec un ou des bouchons de Champagne superposés, des matériaux divers, bois, plastiques, fer. Parfois j'ajoute les oreilles, rarement. Le cou à sa place. Par contre le corps est rarement travaillé. Il ne m'intéresse guère pour l'instant. Dans le visage, tout est mobile, à l'exception du nez : le nez m'intéresse vivement, il est le relief de l'individu.

Je contemple rarement mon personnage achevé : il gît dans une caissette et va rejoindre ses frères entassés à la cave. Il m'arrive d'aller rechercher quelques têtes : tous couchés, ils me regardent d'un air lointain, féroce, doux. Je les arrache de leur sommeil et je les pose autour de moi, sur un meuble, au sol, dans mon atelier. Cet environnement me traque, m'apaise, mais ne me perturbe nullement. De ma table, je jette un coup d'oeil sur tel ou tel que je connais : ils sont mes frères.

« 1986 - 28 janvier.

Je travaille en fonction des gens rencontrés, de lieux. J'ai toujours une pensée pour tel ou tel et j'exécute souvent à travers le charnu ou pas de sa bouche. Mes personnages, c'est vous, c'est moi, ils font face. Rarement quelqu'un les prend dans sa main : le respect du beau ou du laid, la peur de casser, la crainte d'en parler. « Prends un Patot dans la main ; il va te dire, te remercier, te rejeter peut-être ». Le liège dégage une douce chaleur : difficile à travailler à cause de sa souplesse et des grumeaux à l'intérieur. Il faut des couteaux extrêmement coupants pour ce qui me concerne.

La couleur : je ne peints jamais mes personnages à cause de la belle couleur « terre de liège ». Cela fait penser au livre de mon père Ludovic Massé. Curieusement, celui-ci n'aura jamais vu mes personnages. N'ayant commencé mes travaux que quelques mois avant sa mort, et de plus, il n'y voyait pratiquement plus à cette époque. Ce travail est en quelque sorte en réaction contre le père - père fabuleux - il était difficile de faire mieux. Aussi, tardivement je me libère au sujet d'une propre création. Réaction que je dois à Jean Dubuffet, qui un jour me dit : « Claude, faites, faites, il faut faire ». Quelques jours après, je découpais mon premier liège.»


Texte et photographie : © Claude Massé.