Comme un peuple païen converti...

Quand je suis arrivée, ils étaient déjà là, calmes, immobiles, sereins malgré leurs tragiques visages, quelques très rares sourires. La foule. Ils attendaient, patients. Surtout des hommes, et pourtant attendre c'est habituellement le rôle des femmes. Ils attendaient quoi ? Peut-être quelque latine procession où des Christs parés de dentelles colorées défileraient devant eux.

Eux, filiformes, bras rentrés inexistants ou bras levés, tendus, dans le même geste qui crucifie ou réclame. Bras tendus à l'image du Christ ou bras rentrés à l'image des totems ou des géants de Pâques. Car il y a les deux, et ils sont les deux. Comme un peuple païen converti.

Certains se groupent : à la recherche - peut-on penser - d'une chaleur puisée dans l'intimité de leurs compagnons à l'étrange visage ; d'autres se dressent seuls, comme se suffisant à eux-mêmes, fiers de leur personnalité, de leur gueule. Et ils ont raison. Car chacun a sa gueule bien à lui, possède sa propre figure, qui sortira d'ailleurs bientôt de la foule sous le regard qui le choisit et le fait encore plus unique.

Ils attendaient quoi ? Peut-être de se mettre en route, lent cortège pacifique et silencieux malgré leurs corps et leurs visages tout en entailles profondes, en arêtes, malgré leurs attributs barbares.

Quand je suis arrivée, ils étaient déjà là, calmes, immobiles, sereins ; ils attendaient quelque latine procession, ou quelque signe invisible qui mettrait en marche leur lent cortège silencieux.

Au bout d'un moment ils étaient toujours là et m'écoutaient ; m'écoutaient parler d'eux, de moi, de lui qui les créa. Public toujours patient, toujours en attente, ils m'écoutaient me repaître de leurs touchants visages pathétiques, de leurs nez aux arêtes dures, de leurs doigts écartés, de leurs paumes ouvertes, de leurs corps traversés de pointes, phalliques, doux au toucher - car j'ai osé, de suite, les toucher -, de leurs yeux témoins de leur temps, de leurs couronnes d'épines, de leurs diadèmes byzantins, de leurs coiffures d'indiens. Ils m'écoutaient avec indulgence, sans l'ombre d'une ironie ou d'un jugement dans les yeux encore et encore indulgents. Ils avaient même l'air d'apprécier que j'aie déjà élu du regard, dans leur foule compacte, quelques uns d'entre eux, faces lunaires ou tranchées. Les femmes aux ronds visages sous leurs coiffes ne prenaient pas des allures de rivales, n'arboraient pas de faux airs amicaux, et les hommes continuaient à se tenir posément immobiles ou à tendre leurs bras, crucifiés, écartelés, implorants comme ceux d'un enfant ou levés, mais toujours, toujours en attente. De quoi ? De quelque latine procession, de quelque signe invisible ?

Ou de tendresse peut-être. De tendresse tout simplement. Et j'ai eu envie moi aussi de tendre les bras, de leur tendre les bras, totems fiers, Christs d'humilité, représentation unique et infinie de toi, de moi, à son image à lui. Toute une humanité portant son tragique en plein visage et pourtant si dénué d'amertume, si doucement attentive. Envie de leur tendre les bras. Tendre. Patots. Tendres.

 


© Josiane Cabanas-Duhalde pour le texte.
© Anne Micheu pour les photographies.