Le colosse de Rhodes

Ce qui ne reste pas du colosse et ce qui reste des chevaliers

Le 16 avril 1876, jour de Pâques, le Béhérah vient mouiller devant le port du Pirée. Il doit repartir le même jour, pour Alexandrie, mais en faisant escale à Rhodes. Nous allons grossir le nombre de ses passagers.

Le Pirée est dans une fiévreuse agitation. En effet, quelques jours auparavant, une frégate russe, venant d'Egypte, a manqué l'entrée du port et s'est piteusement échouée au rivage. Il faisait nuit au moment de l'accident ; mais le temps était beau, la mer calme. Le commandant avait confondu, paraît-il, les lumières de la ville avec les feux qui marquent la passe étroite du port.

La frégate, peu avariée du reste, a vainement tenté de se dégager. Une corvette russe, en station au Pirée, s'est la première portée à son aide. Assistance insuffisante. Puis on a appelé trois petits paquebots grecs ; et tous, de compagnie, ont tiré, toujours sans aucun résultat. La frégate a bougé non plus que les rochers qui la retiennent prisonnière. Pauvre frégate ! Elle n'a pas une mine bien triomphante. De ses trois mâts, deux sont à demi démontés, et plusieurs des canons les plus lourds ont été portés à terre. Le navire, pour s'alléger, se transforme en ponton. C'est chose pitoyable que cette citadelle blindée, cuirassée, toute de fer, à présent inclinée sur le flanc et appelant à son secours tous ces petits bateaux qu'un seul de ses boulets broierait sans peine. Quelques pierres ont suffi à rendre impuissante cette puissance formidable ; et les rats maintenant doivent délivrer le lion.

Le Béhérah paraît, c'est un dernier espoir. Il va renforcer l'attelage déjà nombreux. Six cheminées fument furieusement ; on tire. Enfin la frégate s'ébranle, elle remue, elle se redresse. La voilà délivrée. Un hourrah général retentit ; et la flottille des canots s'agite comme une famille de canards en émoi. Au Béhérah revient l'honneur d'avoir décidé la victoire.

Les câbles, désormais inutiles, sont ramenés à bord. L'équipage les traîne et les roule, en accompagnant son labeur d'une mélopée brutalement rythmée. Sur le Nil, les matelots des dahabiéhs s'encouragent ainsi de refrains monotones, soit qu'il faille pousser les gaffes ou manoeuvrer les avirons.

Le Béhérah est un vaillant navire ; ce sauvetage si heureusement accompli en est un éclatant témoignage. Bien qu'il porte le pavillon ottoman, il est de construction anglaise. Il a une machine puissante comme il convient à sa masse vraiment imposante. Au reste, le commandant s'empresse à nous célébrer les mérites de son vaisseau. La frégate russe n'est pas la première que le Béhérah sauve d'un mauvais pas ; il coule aussi à l'occasion les paquebots trop lents à lui faire place, mais il les coule proprement, en toute aisance, avec grâce.

Quelques jours avant mon arrivée en Grèce, un abordage avait eu lieu près du cap Matapan. L'Agrigento, paquebot italien, heurté par un paquebot anglais, avait coulé bas, trente-quatre personnes avaient péri. Le paquebot anglais, fort avarié lui-même, avait pu gagner le Pirée, mais non sans s'être allégé, en jetant à la mer une partie de son chargement. Interné, mis sous séquestre, jusqu'au jour où une enquête judiciaire aurait décidé à qui incombait la responsabilité de la catastrophe, le paquebot enfonceur se trouvait ancré dans le port et montrait à son avant une blessure toute béante. - «Mauvais navire, disait notre commandant, il ne peut crever les autres sans se crever lui-même, à demi. Le Béhérah à la bonne heure ! il crève, il coule les autres, mais sons jamais se faire une écorchure. - C'est bien agréable pour les autres», ajouta un passager en manière de conclusion.

Le Béhérah présentait un curieux assemblage des races et des nations les plus diverses, dans son équipage et dans le personnel de ses passagers. Le commandant était Dalmate d'origine ; les matelots étaient Turcs pour la plupart. Il y avait des Grecs, des Juifs, des Arméniens, quelques beys égyptiens, un officier français qui allait rejoindre à Alexandrie notre stationnaire, un contre-maître français aussi. Puis on avait parqué sur le pont deux troupeaux de femmes et de fillettes. Troupeau est un terme très juste en cette circonstance et qui ne paraîtra pas impertinent à qui connaît un peu les hommes et les choses de l'Orient. C'était là, en effet, un article de commerce, et les fillettes allaient chercher acquéreur aux harems de Rhodes ou d'Alexandrie. En attendant, tout ce petit monde multicolore campait.

On avait dressé des tentes à l'arrière du bateau, comme on aurait fait en plein désert et, sous ce frêle abri que le vent parfois secouait brutalement, c'était un entassement confus de jupes jaunes, de foulards rouges, de ceintures bleues, de colliers d'or, de pieds bronzés, de mains mignonnes, de pots, de malles, de paquets, de coffres, de casseroles et de guitares, de fleurs et de babouches, de guenilles et d'oranges, d'enfants rieuses et de vieilles farouches. De là sortaient des sons nasillards, unis au bourdonnement d'un tambour, à l'aigre gémissement d'un violon. Puis la toile s'agitait ; on aurait dit que la tente tout entière allait entrer en danse, et les yeux noirs scintillaient aux déchirures béantes.

La nuit est complète, lorsque le Béhérah mouille en vue de Rhodes ; aussi le mot vue est-il ici une expression impropre. Les phares seuls, étoiles aux feux changeants, annoncent la ville qu'enveloppent d'insondables ténèbres.

Mais si de notre navire nous ne voyons pas Rhodes, de Rhodes on voit notre navire. Les barques aussitôt viennent l'assaillir. On se dispute bruyamment et nos personnes et nos bagages. Nous débarquons à tâtons.

Vue d'un des ports de Rhodes

A peine avons-nous mis pied à terre qu'un homme surgit de l'ombre. C'est un douanier gradé, galonné ; un lieutenant pour le moins. Au reste, il n'a pas l'indiscrétion d'examiner quoique ce soit.

Obséquieux, humblement poli, il nous souhaite la bienvenue et tend la main à quelque aumône. La modique somme d'un franc vingt-cinq centimes que j'y dépose, nous vaut de nouveaux compliments et le salut le plus respectueux. Les douanes sont un des revenus les plus considérables de l'empire ottoman et le plus régulièrement perçu.

On nous conduit à travers un dédale de ruelles fort étroites jusqu'à un passage qui donne dans une cour. La cour aboutit à un escalier, l'escalier mène à une chambre, la chambre renferme deux lits. Là seulement une chandelle fumeuse nous montre nettement où nous sommes. Notre première promenade, à travers les rues de Rhodes s'est faite dans la nuit la plus noire.

Si la nuit a été impitoyablement ténébreuse, le jour, dès son apparition, fait rage. C'est un embrasement furieux de toutes choses. Rhodes se révèle environnée du plus magnifique azur, Rhodes, chère au soleil, «Rhodes, chante Pindare, la demeure du père des rapides rayons, du maître des coursiers aux narines de feu».

Nous sommes logés dans un petit hôtel que tient un Grec, brave homme fort obligeant et qui offre à ses hôtes une hospitalité presque écossaise. Nous avons des galeries de bois qui forment portique en avant des bâtiments d'habitation ; et partout, sur le sol, les cailloux noirs et les cailloux blancs, ingénieusement opposés, composent une agréable mosaïque. C'est là un procédé d'ornementation généralement adopté à Rhodes. Galeries, bâtiments, cour et petit jardin ne manquent pas d'une pittoresque originalité.

Rhodes se partage en deux villes parfaitement distinctes, indépendantes l'une de l'autre, on pourrait dire ennemies. La ville où nous avons pris gîte est à peu près exclusivement habitée par des Chrétiens indigènes et des résidents étrangers. Elle n'a nulle fortification qui la protège et s'étale en toute liberté sur un terrain plat, à peu de distance d'une grève sablonneuse que les staticés égaient de leurs bouquets bleus. Les rues sont tortueuses, elles vont de ci, de là, comme pour échapper à l'invasion d'un soleil trop ardent, au reste elles semblent plus propres qu'il n'est ordinaire dans les villes orientales. Le sol porte une armature de galets. Les maisons, petites pour la plupart, n'ont le plus souvent qu'un rez-de-chaussée, jamais plus d'un étage. Quelques grands mats, dressés sur les terrasses, et qui, les jours de fête, portent des pavillons, indiquent les demeures des consuls. Il n'est rien qui présente un intérêt spécial.

Arrivés sur le rivage, nous nous dirigeons dans la direction de la ville de Rhodes proprement dite, de la Rhodes du Colosse et des Chevaliers. Nous ne tardons pas à rencontrer quelques débris antiques, épaves affreusement mutilées, restes informes qui sans doute, avant de venir échouer là dans la poussière, ont passé à travers bien des désastres, bien des pillages, bien des dévastations. Car de la Rhodes antique rien ne subsiste qui garde sa place primitive. Tout a été broyé, dispersé. Et Chrétiens et Musulmans se sont fait des armes de ce qu'avait laissé l'antiquité païenne ; les temples sont devenus des bastions, les statues sont devenues des boulets. On s'est jeté à la face les héros et les dieux.

Voilà cependant quelques fûts de marbre, mais couchés côte à côte comme les cadavres des vaincus ; puis c'est un bas-relief à peine reconnaissable, puis un lion d'un travail grossier. Je ne sais quelle fantaisie a fait placer ce pauvre animal au faite de la muraille qui enclôt le jardin du pacha. Il a l'air d'un chat endormi. Le jardin, plus plaisant à la vue, resplendit sous le soleil ; c'est une vaste corbeille de fleurs. Les géraniums y forment des buissons écarlates.

La mer que nous longeons dessine une baie gracieusement arrondie. Les bâtiments dits de la Santé, la limitent d'un côté ; de l'autre s'avance une digue que termine une tour féodale. Un phare, de construction toute moderne, a pris pour piédestal sa terrasse crénelée. Quelques bateaux, très peu nombreux, sont mouillés près de là. Quelques autres, de médiocres proportions, et encore inachevés, montrent leurs squelettes sur le rivage. Il est des platanes qui répandent, autour de leur trône noueux, de larges taches d'ombre.

Les colonnes que tout à l'heure nous heurtions au passage, nous rappelaient la Rhodes païenne ; maintenant ce sont des canons que nous trouvons gisants, et c'est de la Rhodes chrétienne qu'ils gardent le souvenir. Il y a peu de temps, ces canons, montés sur leurs affûts, passaient encore leurs gueules à travers les embrasures des remparts. Tous sont de bronze et d'une patine verdâtre tout à fait belle ; tous, ou presque tous remontent à l'âge des Chevaliers. Ils ont sans doute obéi au grand-maître Villiers de l'Isle-Adam et vomi force boulets aux janissaires de Soliman.

Aujourd'hui le gouvernement Turc, pressé par des besoins d'argent, les vend au poids du métal. Mesure barbare et sotte. Bien que les plus beaux canons aient été enlevés depuis longtemps et donnés en présent à plusieurs souverains de l'Europe (quelques-uns sont à notre musée d'artillerie), parmi ceux que Rhodes conservait, il en était encore de fort remarquables et que les collections publiques auraient certainement achetés plus cher qu'un fondeur. On s'aide du feu pour briser les plus grands, plusieurs mesurent jusqu'à cinq ou six mètres de longueur. J'en vois qui portent le lion ailé de Saint-Marc, d'autres des écussons, d'autres des inscriptions turques, un enfin, qui de la culasse à la gueule, est décoré de grandes fleurs de lis. Titres de noblesse, fières devises écrites dans le bronze, glorieuses armoiries, ciselures délicates, car, au seizième siècle on voulait de la grâce et de la beauté jusque dans les engins de mort, tout, à l'heure où paraîtront ces pages, aura sans doute subi une honteuse métamorphose. Les canons seront devenus de la monnaie, et les soldats, les employés, toute la légion famélique des créanciers de la Sublime Porte n'en recevront pas une piastre de plus.

Ainsi, aujourd'hui c'est le tour des canons. Combien d'autres curieux monuments de la domination des Chevaliers, les avaient précédés dans cette déroute lamentable ! Rhodes avait une magnifique collection d'armes des quinzième et seizième siècles et, sous ces carapaces de fer, on croyait voir réunis pour une revue solennelle, les héros de tant de sièges fameux. Tout cela a été dispersé ; les Anglais de Malte ont pris la plus grande part. Quant aux archives, tout a été jeté aux quatre vents. La curiosité rapace des archéologues et des collectionneurs a trouvé une complicité facile dans l'incurie et l'ignorance des Musulmans. Ces pauvres Turcs, ils sont une proie pour tous ; on leur prend leurs antiquités, en attendant qu'on leur prenne leurs provinces. Sans doute il faut, en échange du butin enlevé, laisser des bakchichs ; mais qu'est-ce donc que quelques piastres, gaspillées aussitôt que reçues, auprès de tant de précieux débris à jamais perdus ? Appauvrir un pays pour enrichir quelque pacha imbécile, le beau calcul ! Le vendeur joue toujours le rôle de dupe dans ces pitoyables marchés.

La ville de Rhodes, par bonheur pour elle, renfermait des choses moins portatives que des cuirasses ou des parchemins. Ses remparts subsistent, et ils suffisent à nous raconter son orageuse histoire. Cette même incurie qui laissait égarer les menus objets, a été ici la cause essentielle d'une heureuse conservation.

En tout autre pays, le génie militaire aurait voulu améliorer, transformer, renverser peut-être. Des bastions, des tours dont les plus jeunes comptent plus de trois siècles, ce sont là des vieilleries peu redoutables aujourd'hui ; les canons Krupp n'en feraient qu'une bouchée. Mais les Turcs, même dans les choses militaires, n'ont pas la manie du progrès. Telles étaient les fortifications au jour où Villiers de l'Ile-Adam les remit à Soliman, telles nous les retrouverons aujourd'hui.

La maison qui sert de siège au gouvernement, s'élève sur la plage, entre la Rhodes chrétienne, cosmopolite, que nous habitons, et la Rhodes aujourd'hui turque par droit de conquête. C'est le seul trait d'union d'une cité à l'autre. Cette maison dépassée, nous suivons une chaussée qui affecte, grâce à des plantations toutes récentes, une apparence de boulevard, puis nous apercevons bientôt les remparts.

Ils sont flanqués de tours, hérissés de créneaux. Nous franchissons deux portes aux voûtes ogivales. Les planches des ponts-levis résonnent bruyamment sous le pied ; les orties envahissent les fossés où l'eau ne vient plus. A notre droite est une tour plus ventrue que les autres. Des chevaliers, armés de pied en cap y sont sculptés dans le marbre et, sous leurs pieds, leurs écussons se groupent fraternellement. Mais le marteau les a mutilés : les Turcs ont voulu exercer comme une vengeance posthume sur les images et les emblèmes de ceux qui les avaient si longtemps arrêtés.

Nous voici sur un petit quai ; c'est ce qu'on nomme la Marine, endroit pittoresque, le plus animé et le plus agréable de Rhodes. Là sont quelques cafés, les postes, les agences des paquebots. Les Turcs en turban, les Grecs qui souvent portent une calotte rouge d'une hauteur énorme, y restent attablés de longues heures. Ils ne parlent guère et pensent moins encore. Chacun a son narguillé posé à terre, et l'eau, imprégnée de fumée, s'agite, clapote à chaque aspiration du fumeur, dans la carafe de verre. Quelques enfants, importuns parasites, font métier de cirer les chaussures, étrange industrie dans un pays où ceux qui ne vont pas pieds nus, ne portent que des babouches. Il y a certainement à Rhodes plus de décrotteurs que de souliers.

Sur la gauche s'étend le port proprement dit, assez petit et peu profond. Quelques caboteurs y viennent mouiller, et la flottille des caïques se presse tout alentour. Une digue s'avance que terminait une tour, portant quatre tourelles en encorbellement. Le tremblement de terre de 1863 l'avait rudement secouée. Il aurait fallu entreprendre une restauration complète ; l'administration turque a trouvé plus simple de tout jeter bas.

Dans tous les panoramas de Rhodes que la gravure a vulgarisés, cette tour, dite de Saint-Michel, occupe le premier plan. Aussi, ignorant sa destruction récente, la cherchions-nous obstinément ; elle laisse un vide fâcheux dans l'ensemble de la cité.

Ce n'est pas la première fois que les tremblements de terre ravagent Rhodes : Rhodes, dans l'antiquité, avait souvent éprouvé la redoutable puissance de ce fléau. Dès l'an 224 avant notre ère, le fameux colosse était renversé et brisé. Il y avait à peine cinquante-six ans qu'il se dressait sur ses jambes d'airain. Il ne fut jamais relevé et les Romains n'ont pu en admirer que la ruine. «Tout abattue qu'est cette statue, dit Pline, elle excite l'admiration : peu d'hommes en embrassent le pouce, les doigts sont plus gros que la plupart des statues. Le vide de ses membres rompus ressemble à de vastes cavernes. Au dedans on voit des pierres énormes par le poids desquelles l'artiste avait affermi sa statue en l'établissant. Elle fut achevée, dit-on, en douze ans et coûta trois cents talents, (environ un million et demi de francs) provenant des machines de guerre abandonnées par le roi Démétrius qu'ennuya la longueur du siège de Rhodes. La même ville a cent autres colosses plus petits, mais dont un seul suffirait à illustrer tout lieu où on le placerait. Outre cela elle a cinq colosses de dieux faits par Bryaxis».

Aulu-Gelle nous parle du siège de Rhodes inutilement entrepris par le grand preneur de villes, Démétrius Poliorcète. La ville était bloquée, serrée de près et déjà attaquée par les hélépoles, tours de bois que l'on roulait jusqu'au rempart et qui permettaient aux assiégeants d'attaquer les assiégiés corps à corps ; Démétrius, dit-on, les avait inventées. Cependant Rhodes résistait et Démétrius était d'autant plus irrité qu'il avait coutume de vaincre. Il médite d'attaquer et de détruire quelques édifices publics situés hors de l'enceinte de la ville et qui n'enfermaient qu'une faible garnison. Sans doute il espérait par un premier exemple, prouver combien terribles pouvaient être ses vengeances et provoquer ainsi la reddition de Rhodes.

Un des édifices menacés abritait un tableau représentant Jalyse fils de Cercophus et fondateur d'une ville dans l'île de Rhodes ; ce tableau, oeuvre de Protogène, passait pour un chef-d'oeuvre merveilleux. Les Rhodiens voient sa perte imminente et députent vers Démétrius : «Pourquoi livrer aux flammes ce tableau ! lui font-ils dire, si tu triomphes, la ville est à toi tout entière et la victoire remet en tes mains le tableau sans outrage. Si tu es contraint de lever le siège, crains qu'on ne dise à ta honte que, ne pouvant vaincre les Rhodiens, tu as fait la guerre à Protogène».

Démétrius épargna le tableau et peu de temps après il se retirait. Ainsi le passage du conquérant ne coûta pas à Rhodes la destruction d'une oeuvre d'art dont elle était fière. Tout au contraire, Démétrius, sans le prévoir sans doute, contribua à la splendeur de la cité victorieuse ; car c'est du bronze de ses machines, avons nous dit, qu'on fit le colosse, le plus fastueux monument de triomphe qui fut jamais élevé.

Lucien le personnifie et le met en scène dans son Jupiter tragique :

«Et qui oserait me disputer le premier rang, lui fait-il dire, à moi qui suis le soleil et dont la taille est si gigantesque ? Si les Rhodiens n'eussent pas voulu me donner une grandeur énorme et prodigieuse, ils se seraient fait seize dieux d'or pour le même prix. Je puis, donc, avec quelque raison, passer pour le plus riche ; d'ailleurs l'art et la perfection de l'ouvrage s'unissent en moi à une pareille grosseur.

- Que dois-je faire, Jupiter ? reprend Mercure. La chose est difficile à juger. Si je considère la matière, il n'est que d'airain ; mais si je calcule combien de talents il a coûté à fabriquer, il aura le pas sur ceux qui auront cinq cents médimnes de revenu.

- Qu'avait-il besoin de venir, celui-là, riposte Jupiter, pour faire ressortir la petitesse des autres et déranger foule rassemblée ? Dis-moi donc, excellent Rhodien, en supposant que tu l'emportes de beaucoup sur les dieux d'or, comment ferais-tu pour t'asseoir au premier rang, à moins d'obliger les autres à se lever et à t'y laisser seul ? Sur le Pnyx tout entier tu ne pourrais t'asseoir que de profil...»

Ampélius, dans son livre mémorial, parle aussi du colosse de Rhodes : «A Rhodes il est une statue colossale du soleil, placée avec un quadrige au sommet d'une colonne de marbre. La colonne a cent coudées».

Le même Ainpélius parle encore d'une statue de Diane dont Rhodes s'enorgueillissait. «A Rhodes, poursuit-il, il est une statue de Diane fort belle, et bien qu'elle soit placée en plein air, jamais la pluie ne la touche».

Le dévot prêtre d'Esculape, Aelius Aristide dans son Oratio Rhodiaca, composée à la suite d'un tremblement de terre qui avait dévasté Rhodes sous Marc-Aurèle, s'écrie : «Il y avait là plus de statues d'airain que dans la Grèce tout entière».

Le colosse de Rhodes

Les Rhodiens, en effet, étaient fort habiles dans l'art de fondre les métaux. Le fameux colosse en est un témoignage. Ce colosse, oeuvre de Charès de Lindos, élève de Lysippe, mesurait trente-deux mètres de hauteur. On a prétendu qu'il se dressait à l'entrée du port, le pied droit sur une digue et que les galères passaient, voiles déployées, entre ses jambes. C'est là une fable extravagante qui paraît avoir pris naissance au seizième siècle dans l'imagination fantasque d'un certain Blaise de Vigenères, commentateur et traducteur de Philostrate, mais que les auteurs anciens ont ignorée et qu'ils contredisent formellement.

Les récits de quelques voyageurs et non pas toujours sans autorité, puis les gravures, conceptions d'une haute fantaisie, ont longtemps vulgarisé cette légende du colosse enjambant le port et les vaisseaux.

C'est ainsi que dans la cosmographie d'André Teuvet, vaillant voyageur, mort cosmographe de Henri III, on voit la ville de Rhodes tapie aux pieds d'un colosse invraisemblable. La légende a fait fortune : elle est venue jusqu'à nous. On trouverait plus d'un esprit crédule qui n'imagine pas le colosse autrement qu'ouvrant libre passage aux vaisseaux entre ses jambes. Dans une féerie des sept merveilles du monde que l'on jouait en notre première enfance, les décorateurs n'avaient pas manqué de représenter le colosse selon la tradition populaire. Comme dernier argument contre cette fable, nous signalerons une médaille Rhodienne, frappée sous Tibère probablement et qui représente sur son revers un Apollon debout, nu, le front ceint de rayons, la main droite s'avançant comme en un geste de protection, la main gauche appuyée au flanc et retenant une draperie légère qui descend de l'épaule. Il paraît vraisemblable que l'on peut reconnaître là une reproduction sommaire du fameux colosse, et c'est d'elle dont l'artiste s'est inspiré dans sa restauration.

Les fragments du colosse restèrent sur le sol, là où les avait semés le tremblement de terre, jusqu'au jour où le kalife Moaviah I les vendit à un Juif ; on y trouva, dit-on, la charge de neuf cents chameaux. Cela se passait en 672.

Lucien parle encore de fastueux portiques que peuplaient de nombreuses statues. De toutes ces oeuvres de la sculpture rhodienne si renommée autrefois, il reste deux monuments et les plus considérables que la sculpture antique nous ait laissés : le groupe fameux, dit du taureau Farnèse, et le Laocoon. Le premier décorait les thermes de Caracalla à Rome, et décore aujourd'hui le musée de Naples. Apollonius et Tauriscus, tous deux Rhodiens, l'avaient taillé dans un seul bloc de marbre. Le Laocoon est l'oeuvre collective des Rhodiens Agésandre, Polydore, Athénodore.

Mais Rhodes même ne garde rien de ses splendeurs et c'est seulement dans le cuivre des robinets de ses fontaines que l'on pourrait peut-être trouver quelque parcelle de son colosse.

Une population joyeusement bariolée de couleurs éclatantes, fourmille sans cesse sur la marine. Elle a peu souci de tant de richesses détruites, de tant de grandeurs disparues. Il est des chiens fauves, des ânes, des poules, trop peu nombreuses, paraît-il, pour les coqs. Aussi, deux de ces sultans emplumés se livrent un furieux combat. Ils jouent de leurs ergots, et les chevaliers de Saint-Jean ne jouaient pas plus vaillamment de la lance. La foule s'amasse, et les deux rivaux semblent trouver une excitation nouvelle dans l'attention dont ils sont l'objet, lis se heurtent avec rage, puis tombent à la renverse, l'un de ci, l'autre de là. Ils se relèvent, prennent du champ et s'abordent encore. Ils s'arrachent les plumes, le sang ruisselle de leurs crêtes. Enfin un homme, le maître sans doute, peu désireux de voir sa volaille avariée, accourt ; un vigoureux coup de pied sépare les combattants et les envoie rouler dans la poussière. Le tournoi est fini et nos héros sont renvoyés à la basse-cour. Deux hercules de foire ne sont pas plus penauds, lorsqu'un gendarme interrompt leurs exploits et impartialement les emmène l'un et l'autre en prison.

Quelques mûriers s'alignent sur le quai, formant comme le décor de cette tragédie. Le soleil se joue gracieusement dans leur feuillage.

Port de Rhodes

Le rempart partout domine le port ; quelques échopes boiteuses s'y adossent comme des nids. Voici encore une porte ; elle est flanquée ou plutôt écrasée de deux tours rondes. Larges créneaux, meurtrières perfides, mâchicoulis béants leur composent un formidable diadème. Et toujours des écussons, des anges soutenant respectueusement des casques de chevaliers, des couronnes de comtes ou de marquis. Que d'emblèmes triomphants et qui sont aujourd'hui des monuments de défaites !

Nous trouvons bientôt le bazar. Il n'a pas de portes et ne forme pas une cité distincte dans la cité, ainsi qu'il arrive souvent en Orient. Les marchandises, pour la plupart, proviennent de nos manufactures européennes, c'est dire qu'elles n'offrent aucun intérêt particulier. On trouve encore parfois, au fond de quelque boutique, des plats émaillés et coquettement décorés de feuillages, de fleurs fantastiques ; mais ces produits, fort remarquables, d'une industrie aujourd'hui complètement perdue, deviennent de plus en plus rares. L'Europe enlève tout, et l'on peut prévoir le jour prochain où cette céramique rhodienne, florissante au temps des Chevaliers, n'aura plus de spécimens que dans nos musées, ou dans les collections de quelques riches amateurs.

Le bazar de Rhodes n'est pittoresque que dans son ensemble et par son cadre. Les ruelles caillouteuses s'y entrecroisent, faisant des carrefours inattendus. Les boutiques sont encombrées de sacs, de caisses, de paquets en désordre, et le marchand disparaît au milieu de ses marchandises. Quelques rares fontaines larmoient, et près d'elles les vieux mûriers répandent un peu d'ombre.

Non loin du bazar, un bâtiment s'élève, robuste et d'aspect tout féodal. C'est encore, à n'en pas douter, une construction de l'époque des Chevaliers. Ils avaient là, dit-on, leur salle d'armes. Les Turcs, modifiant peu la destination de l'édifice, en ont fait une caserne et le siège du commandant militaire.

La porte est ogivale. Quelques nervures l'encadrent, et les boulets de marbre, amoncelés en pyramides, tiennent lieu de bornes. Un passage voûté, un peu sombre, conduit dans une cour carrée que des portiques entourent. Les arcs très surbaissés sont sillonnés de nervures puissantes, décoration un peu massive, un peu lourde, non sans caractère cependant. Il n'est qu'un étage ; il déploie une galerie superposée aux portiques du rez-de-chaussée. Une charpente inclinée la recouvre. On nous montre à l'intérieur une fort belle salle que huit arcs en ogive partagent en deux nefs. Le plafond accuse à nu le bois de ses solives, et les fenêtres, fort petites, ne laissent pénétrer qu'une lumière adoucie. Là où s'alignaient les armures, là où s'étalaient les fastueuses panoplies, couchent maintenant les soldats turcs. Le sol disparaît sous un entassement confus de paillasses poudreuses, de couvertures, de gamelles, de sabres, de guenilles, de fusils ; quelques hommes étendus s'y livrent aux douceurs de la sieste.

Rue des chevaliers à Rhodes

La ville de Rhodes couvre un emplacement, non pas uni, non pas très escarpé, mais incliné ; et c'est par une pente régulière, relativement assez douce, que l'on gagne les quartiers hauts. Une rue y conduit, rue célèbre et que tous les voyageurs s'empressent à voir, c'est la rue dite des Chevaliers. Encore les Chevaliers, toujours les Chevaliers ! Tout à Rhodes parle d'eux. Les Turcs semblent ici des intrus insolemment campés au logis d'autrui. Les véritables maîtres sont absents ; la cité les attend, on ne serait pas surpris si, au tournant d'une ruelle, paraissait quelque preux, casque en tête, lance au poing et suivi de l'écuyer qui porte sa bannière.

La rue des Chevaliers est droite et régulièrement alignée ; l'édilité rhodienne voulait parfois de la symétrie. Un grand nombre de chevaliers avaient là leurs maisons, ou plutôt leurs hôtels. Des couronnes héraldiques sont taillées aux claveaux des portes ogivales ; et les blasons nous disent la noblesse des premiers propriétaires. Souvent ce sont des créneaux qui forment le couronnement. Rhodes était avant tout une citadelle, et tout devait y prendre un aspect guerrier.

Bien des écussons ont été enlevés, quelques-uns par les Turcs, un plus grand nombre à l'instigation et aux frais de certaines vieilles familles d'Europe, désireuses de prouver, par un instrument authentique, qu'elles eurent des aïeux parmi les Chevaliers de Saint-Jean. Cependant, quels que soient les ravages que l'insouciance et la vanité aient pu faire, beaucoup de ces pierres illustres restent en place. La fleur de lis de France y apparaît souvent, seule ou associée à d'autres emblèmes. On voit même encore sculptés des chapeaux de cardinal.

Ces nobles demeures n'ont plus que des hôtes plébéiens. De pauvres familles turques se les sont partagées ; et voulant accommoder les logis à leurs moeurs, elles ont caché les fenêtres derrière les moucharabiehs de bois et ouvert des lucarnes entre les gargouilles grimaçantes. Des guenilles pendent là où flottaient les étendards. Et, par contraste, quelques tourelles font saillie comme aux vieux manoirs chrétiens ; une chaire extérieure subsiste où prenait place sans doute quelque prêtre, lorsqu'il fallait prier pour ceux qui allaient mourir.

Les rues qui débouchent dans la rue des Chevaliers, sont beaucoup plus étroites. Des arcs souvent les enjambent. De petites herbes ont germé entre les pierres noires de la voûte, et la brise les balance comme des festons légers.

Ce n'était pas assez des sièges, des tremblements de terre, des pillages réglés ou déréglés ; un autre fléau a failli compléter, il y a peu d'années, la dévastation de Rhodes. La poudrière établie par les Turcs dans le haut de la ville, sauta, emportant tout un quartier, une partie de la rue des Chevaliers, le palais des Grands-Maîtres et plusieurs centaines de personnes.

Sur l'emplacement du palais détruit, se trouve maintenant la prison. Nous y pénétrons. Les ferrures terribles grincent devant nous, les portes s'ouvrent lourdement, lentement, comme à regret. Il est une cour au-dessous de laquelle régnent de vastes citernes. Quelques soupiraux permettent d'en sonder du regard les mystérieuses profondeurs. - Les prisonniers s'empressent autour de nous, cortège peu agréable. Presque tous traînent des chaînes pesantes ; un affreux bruit de ferrailles les précède. Ils sont nombreux, et quelles faces patibulaires ! Aussi ne faisons-nous pas long séjour dans cet enfer. Je ne sais quelle vague inquiétude y obsède la pensée, et les portes se sont si vite refermées derrière nous, qu'en vérité nous avons quelque crainte qu'elles ne veuillent plus se rouvrir. C'est avec joie que nous nous retrouvons dans la rue, respirant le grand air.

Non loin de la prison, mais un peu plus bas, s'élève une mosquée que couronne une assez vaste coupole. Un minaret, rond et surmonté d'un petit toit pointu comme les minarets de Constantinoplc, fait sentinelle sur la gauche. Un portique borde la façade principale ; le sol en est dallé de marbre. Une fontaine qu'un vieux mûrier ombrage, quelques cyprès noirs, complètent heureusement le tableau.

La porte, toute de marbre blanc, est un ouvrage de la Renaissance, et certainement antérieur à la fondation de la mosquée. Elle a dû être enlevée de quelque église ou de quelque demeure princière. Les deux colonnes qui la flanquent, coiffent des chapiteaux délicatement ciselés. De petites guirlandes se suspendent à leur fût, et les pieds droits déroulent des frises charmantes. Des armes pittoresques des instruments de musique, des rinceaux capricieux y sont groupés au gré d'une imagination charmante. Des fleurs, des fruits égaient le cintre.

Mais cette jolie porte est peu hospitalière aux infidèles ; pour obtenir qu'elle nous soit ouverte, il nous faut de longues et laborieuses négociations. Nous l'emportons enfin, mais pourquoi avoir pris tant de peine ? la mosquée intérieurement est misérable et sans intérêt, aux jours où les Turcs s'installèrent victorieusement à Rhodes, l'art musulman était en pleine décadence. Les vainqueurs n'ont rien fait ici qui mérite un souvenir.

Saint-Jean, l'ex-cathédrale, occupait la partie la plus élevée de la ville. L'explosion de la poudrière l'a ruinée de fond en comble. Seul le clocher est resté debout, bâtisse fort disgracieuse qui superpose deux rangs de colonnes. Une école doit prendre la place du temple détruit. On y travaille en ce moment, et des prisonniers, amenés de la geôle voisine, font l'office d'ouvriers, sous la surveillance débonnaire de quelques soldats. Au reste, les fers qui leur brident les jambes, rendraient vaine toute tentative d'évasion.

Les fouilles entreprises pour asseoir les fondations du nouvel édifice, ont mis à découvert de nombreux débris de la cathédrale et même quelques fragments beaucoup plus anciens. Quelques pierres tumulaires ont reparu ; les unes portant la figure d'un chevalier armé de toutes pièces ; les autres la figure d'un moine endormi les mains jointes. Un chapiteau dorique atteste que ce lieu fut consacré aux cultes païens, longtemps avant de connaître la foi chrétienne.

L'église de Saint-Jean renfermait les tombes de presque tous les grands maîtres ; mais elles avaient élé violées et pillées avant que l'explosion les eût mises en poussière.

Rhodes, avons-nous dit, était avant tout une citadelle, un poste avancé élevé par la Chrétienté contre l'Islamisme et confié à la fidélité des plus vaillants héros. Toute l'importance de la ville, tout son intérêt était dans ses fortifications. De ces fortifications, nous avons vu une partie près des ports ; nous allons les explorer sur un autre point et nous entreprendrons de faire le tour complet de l'enceinte. Rien ne nous donnera une idée plus exacte, et de l'assiette de la cité, et de sa position stratégique, et de sa topographie intérieure.

Lorsque Rhodes tomba au pouvoir des Turcs, en 1525, l'artillerie avait déjà pris un grand développement ; aussi les remparts sont-ils disposés pour être armés de canons. Ce n'est plus une enceinte telle que le moyen-âge les concevait, quand les arcs et les arbalètes étaient encore en usage ; et ce n'est pas une enceinte telle que Vauban et ses élèves l'auraient conçue plus tard. C'est un système mixte et qui rappelle bien une époque où les Chevaliers, tout en s'associant des artilleurs, n'avaient pas encore complètement abdiqué devant eux. On échangeait des boulets, mais aussi des coups d'épée, et les canons ne portaient pas si loin que la lance ne pût parfois aussi se mettre de la partie.

C'est ainsi que les créneaux alternent avec les embrasures. Nous trouvons des bastions qui projettent leur triangle dans la campagne, et des tours qui ne dépareraient pas un manoir féodal. Les fossés sont très profonds, doubles, triples parfois ; les vaches y broutent, peu soucieuses des mâchicoulis béants. Là où se rencontre une porte, il est tout un assemblage compliqué de ponts, de poternes, de passerelles, de tourelles, de barbacanes, de chaussées. L'architecte s'est ingénié à rendre le passage aussi difficile que possible ; c'est une entrée sans doute, mais il semble que l'on se soit repenti de l'avoir ouverte.

Voilà des casemates à l'épreuve des bombes du seizième siècle. Dans la voûte sont ménagés des soupiraux qui jettent sur le sol des taches de lumière ; puis au-dessous des casemates, s'enfoncent des souterrains qu'habitent d'éternelles ténèbres. Les décombres, les herbes embarrassent les escaliers qui y donnent accès. Quelques fleurs, joyeusement épanouies, s'étalent aux premières marches ; puis ce ne sont plus que quelques fougères, puis des mousses seulement, puis rien ; la vie s'éteint graduellement avec la lumière.

Tour de la forteresse à Rhodes

Au milieu d'une sorte d'enceinte particulière, car il est murs sur murs, fossés sur fossés, enceintes sur enceintes, un donjon carré s'élève. Sur celle de ses faces qui regarde la campagne, un saint Georges, armé de pied en cap, chevauche et transperce de sa lance le dragon légendaire. Quatre écussons accompagnent ce bas-relief. Au reste, on ne trouve pas une tour, pas un bastion, pas un pan de mur, qui n'ait son écusson. Chaque chevalier voyait ainsi marqué, pour lui et pour ses hommes son poste de bataille.

Une végétation puissante prospère partout, et ses assauts sont plus triomphants encore que ceux des Turcs. L'herbe tapisse les terrasses et festonne les créneaux. Et cependant les Turcs, qui se croient sans doute encore au temps de Soliman, prennent toujours au sérieux ces fortifications plus pittoresques que redoutables. Ce n'est pas chose aisée d'y obtenir libre accès ; et le gouverneur militaire peut seul donner l'autorisation indispensable.

Partout des canons sont en batterie, et quels canons ! aussi vénérables que les remparts qui les portent. Ils menacent de leur gueule de fonte (car les canons de bronze ont disparu), la campagne qui sourit splendidement fleurie, comme si elle comprenait l'inanité de cette menace. Auprès des affûts boiteux, à demi ensevelis sous les herbes folles, s'élèvent en pyramides symétriques, des boulets, des biscaïens que la rouille dévore. Nous trouvons même des boulets de marbre et leur blancheur s'oppose brutalement au vert du gazon.

La promenade est longue pour faire le tour de la ville ; mais le spectacle change sans cesse et reste toujours admirable. Les glacis servent de cimetière ; les stèles y portent le turban, emblème des vrais croyants. Sans doute les braves, tombés dans la mêlée furieuse des assauts, reposent là, au pied du mur que d'autres plus heureux devaient conquérir. Quelques platanes étalent comme une tente de feuillage, au-dessus de ce champ de mort. Puis des maisonnettes blanches scintillent au milieu des blés, tandis que de rares palmiers montrent leur tête empanachée.

Détournons-nous les yeux ? c'est la ville que nous découvrons. Les bâtisses s'y entassent confusément. Tours, clochers, terrasses, minarets pointus qui annoncent les mosquées, s'étagent et descendent vers la mer au loin rayonnante. Les côtes d'Asie-Mineure, bleuâtres, mollement arrondies, s'alignent aux limites dernières de l'horizon.

Toujours cheminant de murs en murs, de bastions en bastions, de créneaux en créneaux, nous gagnons les parties basses de la ville. Les maisons y sont plus clairsemées ; elles ont pour la plupart jardin ou verger. Les orangers, les figuiers composent des bosquets ombreux, et les oliviers projettent leur ramure noueuse jusqu'au chemin de ronde. Nos regards indiscrets sondent librement ces intérieurs qu'une méfiance jalouse nous aurait certainement interdits. Ici, les femmes s'empressent aux soins multiples du ménage ; on lave, on suspend aux arbres quelques guenilles vénérables ; plus loin le feu flambe, on procède aux préparatifs du prochain repas ; les enfants jouent bruyamment, et leurs voix joyeuses parviennent jusqu'à nous.

Nous arrivons au rivage ; le flot expire au pied même du rempart et les algues traînantes s'accrochent aux premières assises. Quel silence cependant ! non pas dans la ville mais sur son enceinte, quelle solitude ! L'herbe ne garde nulle part vestige de pas. Plus d'hommes d'armes en sentinelle, plus d'appels répétés de tours en tours, plus de fiers guerriers, plus rien qu'un souvenir illustre dans le passé et les misères d'un présent sans gloire.

Rhodes a son théâtre, ou, pour mieux dire, Rhodes avait son théâtre lorsque nous y séjournions. Quel théâtre ? Un théâtre antique sans doute, contemporain du colosse ? - Non pas, un théâtre moderne. - Voilà certes, une surprise et qui trouvera bien des incrédules.

Une troupe d'artistes des deux sexes était venue s'échouer dans l'île, nous ne saurions dire à la suite de quelle tempête : la vie de l'acteur est féconde en traverses bizarres, surtout en Orient. Ces malheureux, presque tous Italiens au moins d'origine, avaient entrepris de faire montre de leur talent devant le public. Un public à Rhodes ! Quel rêve! Une trentaine de personnes, en comptant consuls et vice-consuls, tous Européens, pouvaient seuls en fournir les éléments, car les indigènes sont peu curieux d'art dramatique.

Il fallait trouver un local. Une grande maison turque, aujourd'hui inhabitée et située un peu en dehors de la ville, avait été choisie et disposée en vue de cette destination fort nouvelle. Au reste, tous les travaux avaient consisté à séparer en deux parties inégales la plus vaste salle de la maison, puis à surélever avec des tréteaux la partie la plus petite pour en faire la scène, en réservant l'autre pour le public.

Le soir venu, nous nous acheminons vers le théâtre, ou, pour parler comme au temps passé, nous allons à la comédie ; nous avons eu soin de nous faire précéder par un serviteur de l'hôtel qui porte nos chaises ; car chacun doit apporter la sienne s'il ne veut rester debout.

Quelques chandelles fumeuses composent l'éclairage. Le rideau réunit, dans une alliance étrange, un croissant bleuâtre qui a la prétention de représenter la lune, un disque qui simule le soleil, des étoiles et force taches d'huile qui remplacent sans doute la voie lactée. Des ficelles, d'un jeu capricieux, manoeuvrent non sans accrocs, ce firmament mobile. L'assistance est peu nombreuse ; on dirait une réunion de famille, car les maris sont venus avec les femmes ; les femmes avec les enfants même les nourrissons. Les acteurs eux-mêmes donnent l'exemple de cette touchante fraternité ; du plus grand au plus petit, tous prennent part à la représentation. Ceux qui ne peuvent chanter, parlent ; ceux qui ne peuvent parler, sautent, dansent ou posent. Le programme a du moins le mérite de la variété. On nous sert des comédies au dialogue heureusement panaché de grec et d'italien, un intermède musical, des danses, des pantomimes avec force cascades, puis des exercices de gymnastique, exécutés au milieu même du public, non sans danger pour les crânes et les chignons. Enfin, viennent les tableaux vivants, à l'usage sans doute de ceux qui, ignorants du grec et de l'italien, ne comprennent que par les yeux. Toute la troupe figure, y compris un enfant de quelques mois à peine. Ce sont divers épisodes des récits bibliques qui deviennent l'objet de cette parodie naïve. Pauvres gens ! Ils jouent au prophète, ils se déguisent en patriarche ; ils se transforment tour à tour en Abraham, en Joseph, en Elie, en Agar, en Rebecca, en Assuérus ; et Abraham n'a pas une tente, et Assuérus attend peut-être la recette pour dîner. En vérité, toute cette misère prête moins à rire qu'à pleurer.

Durant les entr'actes les femmes viennent solliciter la générosité de leurs rares spectateurs. Ainsi que faisaient autrefois nos troupes de comédiens, dans leurs courses vagabondes : Molière jouait dans des granges, et les chefs-d'oeuvre de Corneille n'eurent pas de cadre plus somptueux.

Mais à Rhodes, nous ne trouvons ni Corneille ni Molière ; en revanche nous avons, au seuil même de la salle de spectacle, un grand jardin tout peuplé d'orangers, des treilles ombreuses, une piscine de marbre, un kiosque pittoresque ; et le tout quelque peu délabré, attend un acquéreur. On demande dix mille francs du domaine entier et l'on donnerait, je crois, la troupe dramatique par-dessus le marché.

L'île de Rhodes est montagneuse, et les routes n'y sont connues que de réputation ; aussi n'y a-t-on jamais vu une voiture. Le cheval et l'âne sont les seuls moyens de locomotion en usage. Bien que nous n'ayons pas eu le temps de nous lancer dans des expéditions lointaines, deux petites promenades, faites aux environs de la ville, nous ont cependant donné quelque idée des campagnes Rhodiennes. La végétation est partout d'une grande vigueur. A peine sortis de la ville, nous trouvons des sentiers rocailleux qui serpentent, souvent profondément encaissés. Des murs les bordent qui servent de clôture aux champs ; et le regard se trouve ainsi désagréablement emprisonné en d'étroites limites. Mais bientôt les murs disparaissent ; campagnes, horizons lointains se découvrent librement. Les talus portent des arbres de Judée qui renversent leurs branches où les fleurs ont précédé les feuilles : ils semblent comme poudrés de rose. Les figuiers de Barbarie entremêlent leurs raquettes épineuses. Puis ce sont des cystes formant de grands bouquets blancs ou pourprés. Les genêts d'or succèdent aux lentisques, tandis que les cyprès dressent leur pyramide noire.

Les ravins nous découvrent parfois, en des échappées subites, et la mer azurée et les rivages gracieux de l'Asie.

Quelques bâtisses blanches apparaissent au faite d'une colline. Elles dépendent d'un domaine assez considérable et qui est la propriété d'un Français. La vigne, le blé y sont cultivés en même temps que le mûrier, car l'élevage des vers à soie est une des rares industries de Rhodes. Une source abondante et d'une admirable limpidité, porte de champs en champs la fraîcheur et la fécondité ; quelques grands géraniums l'encadrent de leurs touffes fleuries. Un quinconce, planté de citronniers et d'orangers, se déploie près de là, et l'air est imprégné des parfums les plus doux. Tout alentour le soleil fait rage ; le soleil était la divinité principale de Rhodes, il s'en souvient et règne encore en maître tyrannique.

A une heure et demie de Rhodes environ, est un tombeau antique que les uns désignent sous le nom de tombe d'Amdéri, les autres sous le nom de tombe de Confovouni. Rien de plus fréquent en Orient que cette diversité dans les noms, et rien qui soit une source plus féconde d'erreurs, lorsqu'il s'agit de dresser ou de consulter une carte. Il ne faut jamais oublier que la nation ici n'est pas une, ni la race, ni la langue, ni la religion. Les Grecs se servent d'une locution, les Turcs d'une autre, et le mot change souvent avec la race de l'homme qui parle.

Quel que soit son nom véritable, le tombeau que nous visitons présente un grand rocher dégrossi, régularisé par le ciseau et formant un cube allongé. Sa face principale aligne dix colonnes à demi engagées ou plutôt dix nervures arrondies. On reconnaît vaguement quelques vestiges de la corniche qui encadrait la porte. A l'intérieur, nous trouvons un vestibule dont le plafond est plat, puis une salle plus vasle dont le plafond, formant angle, imite la double inclinaison d'un toit. Des cases régnent tout à l'entour, creusées comme les salles elles-mêmes, au vif du rocher. Nulle trace ni de peinture, ni de sculpture, ni d'inscriptions. Tout révèle dans ce monument, une haute antiquité, et l'on peut supposer qu'il remonte à une époque antérieure aux guerres Médiques.

Ce sépulcre vénérable sert aujourd'hui d'étable, vicissitude peu glorieuse. Les arbustes, accrochés aux lézardes du roc, lui prêtent un pittoresque couronnement, et le sol, fait de décombres, disparaît sous les herbes. Les iris y montrent leurs grandes fleurs d'azur, et les arums géants déploient leurs longs cornets rougeâtres.

De ce tombeau, poursuivant notre course, nous nous dirigeons vers le village de Koskinoi. Le sentier monte et descend en lacets capricieux. Les lauriers-roses égayent les profondeurs des ravins que nous contournons. Puis voici des chênes centenaires, frères de ceux qui s'étalent aux champs de la Troade ; ils forment de grands dômes de feuillage, et c'est une joie de passer sous leur ombre. On cultive beaucoup le blé ; les épis apparaissent déjà hauts et gonflés de grains. Souvent le chemin disparaît, et nous avons peine à nous frayer passage entre un double rempart d'églantiers, de ronces, de lianes épineuses, de liserons violets qui s'entrelacent en un inextricable fouillis. Cette campagne est toujours d'un aspect riant, mais plus aimable que grandiose.

Au tournant d'un vallon, nous découvrons le village. Il trône au faîte d'une montagne comme un nid d'aigle. Les maisons s'étagent, éblouissantes de blancheur ; leurs murailles, passées à la chaux, rayonnent, et l'on dirait des blocs de marbre blanc à peine sortis de la carrière. Les ruelles escarpées et caillouteuses, semblent avoir élé faites pour les chèvres, non pour les humains. Une nombreuse population y grouille cependant, et les femmes en compagnie des chiens, et les hommes en compagnie des ânes, et les enfants en compagnie des porcs. Les poules vaguent librement.

Nous entrons dans quelques maisons ; on nous y accueille avec l'empressement le plus courtois. Nous ne sommes pas au milieu des Turcs, mais au milieu des Chrétiens moins jaloux de l'inviolabilité de leurs pénates.

Deux des maisons que nous visitons, présentent à l'intérieur une décoration originale ; dans la principale salle, du sol au plafond, ce ne sont qu'assiettes et plats. La muraille disparait sous cette mosaïque luisante. Mais les vieux plats Rhodiens produits des industries locales, y sont fort rares ; des faïences grossières, des porcelaines aux enluminures criardes, sorties des manufactures Européennes, les remplacent et par malheur les font regretter.

Nous venons de dire que la population du village visité par nous est exclusivement grecque et chrétienne. Il en est ainsi dans tous les villages de l'île, et l'on peut ajouter, presque sans exceptions, dans les villages de toutes les îles de l'Archipel. On ne trouve des Turcs, à Rhodes, que dans la ville principale. Là sont des fonctionnaires, quelques soldats et quelques familles venues à leur suite ; la population, réellement indigène, ne voit en eux que des étrangers. Pour elle, la vraie patrie, le centre autour duquel gravitent ses désirs, ses aspirations, ses rêves, c'est non pas Constantinople, mais Athènes. Rhodes est comme un satellite de cet astre renaissant. Au reste, il n'y a pas qu'une sympathie instinctive entre les membres dispersés de la grande famille Grecque ; il y a un échange incessant d'idées et même une sorte de solidarité.

Les jeunes gens qui peuvent recueillir quelque modeste pécule, vont à Athènes grossir le nombre des élèves de l'Université ; ils s'exaltent aux souvenirs du passé, et plus encore aux luttes du présent, aux espérances ambitieuses de l'avenir. Rentrés dans leur île, ils retrouvent un pacha qui commande, des Turcs, non pas toujours tyranniques, mais toujours pleins de mépris pour le raya Chrétien ; et ces étudiants de la veille deviennent autant d'apôtres des idées d'émancipation, autant de propagateurs ardents de la haine du Musulman. Ils n'allument pas encore l'incendie, mais ils le préparent. C'est une croisade prêchée tout bas de village en village, de maison en maison.

Les maîtres d'école ne sont pas les agents les moins puissants dans ce travail secret qui peu à peu mine l'empire Ottoman. Beaucoup d'entre eux sont Grecs de la Grèce libre. Ils viennent s'installer dans les villes de la côte Asiatique où l'élément Grec est très nombreux, ou bien dans les îles. Le plus petit hameau a son école. Là ils sont bien reçus, environnés d'une sympathie qui s'affirme et par une grande considération, et par des appointements relativement considérables, et par des gratifications, des cadeaux de tous genres. Les enfants qui sortent de leurs mains sont de fait des sujets Turcs, mais de coeur des citoyens Grecs.

Il est aisé de prévoir quelle sera un jour ou l'autre la conséquence fatale d'un semblable état de choses. Sans accepter les rêveries un peu extravagantes qui hantent l'esprit de quelques Grecs, sans croire que nous verrons jamais l'empire Byzantin rétabli, on peut dire en toute assurance que Rhodes et les îles voisines feront retour à la Grèce. Les Turcs y sont une anomalie. Leur race n'a pas pu y prendre racine. Sans combats, sans luttes, par la force même des choses, ils en sont peu à peu refoulés. Les Grecs, exemptés du service militaire, ne cessent de se multiplier ; les Turcs qui doivent au contraire fournir tous les soldats de l'empire, diminuent sans cesse. L'équilibre sera inévitablement rompu ; les Grecs peuvent attendre en toute confiance, l'avenir est à eux. Ils triompheront un jour par l'école, s'ils ne triomphent pas par la guerre.


Chapitre 2 - Le tombeau de Mausole


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