AU MEME MELISSE, THEBAIN

Ici l'on voit mieux qu'en la précédente que le vainqueur avait remporté deux victoires, l'une au pancrace, l'autre à la course des chars. En adressant au même Mélisse, son compatriote, cette ode pleine de mouvements et d'images poétiques, Pindare donne plus d'étendue aux éloges du vainqueur et de sa famille. D'abord il se félicite de ce qu'une nouvelle victoire Isthmique fournit une ample matière à ses hymnes et fait en même temps revivre les premiers succès de son héros et les exploits de ses aïeux. Cependant notre poète rappelle que, par un effet naturel des vicissitudes humaines, le bonheur des familles peut être subitement altéré ; que celle de son vainqueur fut affligée de la perte de quatre de ses illustres membres, victimes du fléau de la guerre ; que maintenant grâce au ciel et à la victoire récente de Mélisse, les Cléonymides ses ancêtres vont refleurir, comme la terre après la triste saison de l'hiver ; que Neptune, dieu qui préside aux jeux de Corinthe, en faisant proclamer Mélisse, a retiré du sommeil l'antique Renommée des ancêtres du vainqueur, et lui a rendu son premier éclat, celui qu'elle avait lorsque ces mêmes Cléonymides figurèrent avec tant d'avantage dans les jeux de la Grèce, dont le poète trace quelques détails.

Cependant, soit que Mélisse ou quelques-uns de sa famille eussent reçu quelqu'échec aux exercices de la lutte, soit qu'ils eussent dû leurs succès à l'adresse plus qu'à la force, Pindare remarque que les plus intrépides combattants n'atteignent pas toujours l'honneur du triomphe ; que parfois ceux qui leur sont inférieurs obtiennent sur eux l'avantage. Ainsi Ajax fut supplanté par Ulysse son rival, dont les belles poésies d'Homère ont fait oublier l'infériorité. Pindare demande aux Muses qu'elles allument ainsi le flambeau de ses hymnes, en faveur de la victoire remportée par Mélisse aux exercices du pancrace ; il le représente dans cette lutte comme montrant la fureur des animaux sauvages aux prises avec le lion, et la sagacité du renard pour se défendre de l'aigle. Il le compare ensuite à Hercule lequel, petit de taille auprès d'Antée, terrassa ce géant et le punit de sa cruauté à immoler les voyageurs en Libye, pour couvrir de leurs crânes la voûte du temple de Neptune ; à cette occasion, il rappelle comment ce héros, après avoir purgé de monstres la terre et les mers, repose dans l'Olympe avec Hébé son épouse, et près de Jupiter, comme étant le gendre de Junon, la reine des dieux. Il nous apprend en même temps qu'à Thèbes, ses concitoyens célébraient en son honneur des fêtes et des festins où, près de la porte d'Electre, ils immolaient et brûlaient des victimes pendant la nuit ; que le lendemain était le jour anniversaire de la célébration des jeux Herculéens ; que, dans ces jeux, Mélisse avait été récemment couronné deux fois ; et une première fois dans son adolescence, sous la conduite d'Orséas, son instituteur.


Tel est donc, ô Mélisse, le bon plaisir des dieux, que mille sentiers s'ouvrent à la fois aux pas empressés de ma muse ! ta victoire récente aux jeux de l'Isthme féconde mon génie désormais prêt à célébrer, avec tes vertus, celles dont, par une céleste faveur, les descendants de Cléonyme, jusqu'à toi, firent constamment briller les fleurs, durant le cours entier de leur mortelle carrière.

Cependant pour les humains, la commune destinée fut toujours d'être agités, et comme poussés par les vents en sens divers. Autrefois tes aïeux jouirent dans Thèbes des plus hauts honneurs. Ils recevaient les Amphictyons (1) dans leur demeure hospitalière, où jamais ils ne furent en butte aux clameurs de la multitude (2) ; en eux se trouvèrent réunis les plus éminents genres de gloire qui puissent accompagner les hommes pendant la vie, ou après le trépas. L'héroïsme de la vertu s'étendit, en eux, jusqu'aux colonnes d'Hercule (3) ; pouvaient-ils le porter au-delà ? ils se distinguèrent également et dans les nobles travaux de Mars et dans l'art de dompter de vigoureux coursiers. Faut-il hélas ! qu'en un seul jour, l'orage dévastateur de la guerre ait enlevé quatre héros à cette famille, jusqu'alors si fortunée (4) !

Mais aujourd'hui, par la volonté des immortels, ces Cléonymides refleurissent sous nos yeux, ainsi qu'après les mois inconstants d'un hiver nébuleux, la terre se couronne du vif incarnat de ses roses printanières. Maintenant celui dont le trident ébranle nos rivages, ce dieu qui se plaît dans Onchestos, et sur ce pont (5) jeté entre deux mers, devant les murs de Corinthe, Neptune, en gratifiant leur race illustre de la pompe de mes chants, semble retirer de son lit de repos l'antique renommée de leurs magnifiques exploits ; assoupie quelques moments, elle se réveille entourée de toute sa splendeur, et non moins éclatante que l'étoile du matin, entre les astres de la nuit.

Elle fait revivre et les victoires curules, que jadis ils remportèrent, tant dans la riche Athènes, que dans les combats, fondés par Adraste, à Sicyone, et les fleurs dont les poètes d'alors embellirent les couronnes de ces généreux vainqueurs. Jamais ils ne manquèrent à conduire leurs flexibles chars, aux nombreuses réunions des Grecs (6), et d'y rivaliser de luxe, par la beauté de leurs coursiers.

Le silence de l'oubli attend les hommes qui ne sont point entrés dans la lice ; mais l'incertitude du succès doit accompagner aussi les plus braves combattants, jusqu'à la fin, toujours douteuse, de leurs pénibles entreprises. Plus d'une fois, l'artifice de l'homme médiocre l'emporta sur la valeur du héros.

Ignore-t-on pourquoi le redoutable Ajax, se perçant de son glaive au milieu des ténèbres de la nuit, excita les justes regrets des enfants de la Grèce, accourus devant Troie ? Mais Homère, rehaussant les brillantes qualités d'un rival, sut rallier sous le sceptre (7) de ses admirables vers les suffrages de la postérité. L'éloge, quand il est distribué par un poète éloquent, devient immortel. Par lui, l'éclat rayonnant des belles actions traverse, sans s'obscurcir, et la terre et les mers.

Dignes favoris des muses, puissions-nous allumer ainsi le flambeau de nos hymnes, pour illustrer ce noble rejeton de Télésiade, Mélisse, vainqueur au pancrace. Il montra et l'audace des plus féroces animaux, aux prises avec le lion (8), et la prudence du renard qui se renverse, à propos, lorsqu'il veut arrêter l'impétuosité de l'aigle. «Tout peut-être mis en oeuvre pour abattre un ennemi».

Le sort ne donna point à Mélisse, la stature d'un Orion (9) ; son aspect n'offre rien d'imposant ; mais sa force dans les combats n'en est pas moins formidable. Tel on vit le fils d'Alcmène, quoique sans proportion de taille avec Antée, partir de Thèbes, la cité des Cadméens, voler en la fertile Libye, pénétrer jusqu'au palais de ce roi cruel, lutter contre lui corps à corps, et le punir enfin d'avoir égorgé tant d'hôtes, pour couvrir de leurs crânes desséchés le temple de Neptune. Ce même héros après avoir reconnu toute la terre, sondé les abîmes de la mer écumeuse, et dompté, par l'art, la fureur de ses ondes, monta dans le haut Olympe, où assis près de Jupiter Aegiochus, il goûte le suprême bonheur, entre les bras de son épouse Hébé. Là il partage les honneurs et l'amitié des immortels ; et comme gendre de Junon, il règne dans les palais d'un ciel rayonnant d'or.

Et nous, enfans de Thèbes, ses concitoyens, nous célébrons, en son honneur, près des hautes portes d'Electre (10) des festins solennels, où nos holocaustes multipliés consolent les mânes de ses huit fils, nés de Mégare, tous dévoués au fer meurtrier. Pour eux, dès la chute du jour, s'élèvent la flamme et la fumée des victimes, dont la vapeur fatigue les airs (11). L'aurore, qui succède à cette nuit lugubre, signale le retour annuel de nos fameux combats, où de nombreux concurrents viennent, à l'envi, mesurer leurs forces.

Deux fois, en cette carrière, le vainqueur que je célèbre, parut, le front ceint de fleurs de myrte d'une éblouissante blancheur (12). Sa première couronne, il l'avait obtenue, à peine sorti de l'enfance, et docile aux prudents conseils d'Orséas, qui dirigeait son char. Qu'aujourd'hui ce même Orséas partage donc, avec Mélisse, l'éclat qui, sur eux, doit rejaillir de la faveur de mes chants mélodieux !


(1)  Ils recevaient les Amphictyons. Quoique le mot Amphictyon, ou plutôt Amphiction, signifie quelquefois voisin, je préfère lui donner la signification plus ordinaire, pour désigner des magistrats, députés par les sept principales villes de la Grèce, dont la fonction était, non seulement, de délibérer sur les affaires de l'état, mais de statuer sur les divers intérêts entre les villes et aussi de décréter des lois et règlements que Démosthène cite quelquefois dans ses harangues. Il est probable que Pindare donne ici le nom d'Amphictyons aux magistrats de Thèbes, qui, peut-être, avaient eu à craindre quelqu'émeute populaire. Le mot voisins, quoi qu'en dise le scoliaste, serait ici insignifiant. Ajoutons qu'Amphictyon, le fondateur du collège des Amphictyons, était Thébain, et que les Cléonymides, aïeux de Mélissus, descendaient de ce Thébain.

(2)  Clameurs de la multitude. Le texte porte, à la lettre, keladennas t'orphanoi ubrios, clamosae expertes injuriae. (Voyez la fin de la note précédente).

(3)  S'étendit en eux jusqu'aux colonnes d'Hercule. Le texte grec présente littéralement le sens qui suit : virtutibus autem ex domo (domesticis) attigerunt ultimas Herculis columnas. L'hyperbole serait par trop forte si l'on faisait dire à Pindare que les vertus des Cléonymides s'étendirent de leur patrie, Thèbes, jusqu'aux colonnes d'Hercule. Il suffit de lui faire dire qu'ils portèrent l'héroïsme de la vertu, jusqu'au dernier période, représenté, allégoriquement, par les colonnes d'Hercule.

(4)  Cette famille, jusqu'alors si fortunée. On ignore et le nom des quatre individus de cette famille et l'époque de la guerre, dans laquelle ils périrent. Le scoliaste ne nous donne ici aucun éclaircissement.

(5)  Et sur ce pont, jeté entre deux mers. C'est-à-dire entre la mer Egée et la mer Ionique. «L'isthme de Corinthe touche à la mer, d'un côté, par Cenchrée ; et de l'autre, par Léchée ; l'espace entre les deux villes est ce qui réunit le Péloponèse au continent. Tous ceux qui ont entrepris d'en faire une île, en perçant l'Isthme, ont été forcés de renoncer à ce projet». (Traduction de Pausanias, par Clavier, p. 328, tome I. Suit, au même endroit, la description du temple de Neptune).

(6)  Aux nombreuses réunions des Grecs. Je soupçonne, avec de Paw, qu'il ne s'agit ici d'aucun des jeux solennels et périodiques de la Grèce, mais de réunions d'amateurs et d'experts, qui se rendaient à des lieux convenus pour y faire parade de la richesse de leurs équipages et de la beauté de leurs chevaux. Le poète a déjà mentionné cette sorte de luxe, par lequel on se préparait aux courses de chars : il fallait, sans doute, être riche, pour faire les frais d'entretien de ces quadriges (Voyez l'ode Isthmique qui précède, et la note 6e sur cette ode).

(7)  Sous le sceptre de ses admirables vers. Je prends, à la lettre, le rabdon, virgam, sceptrum ; au lieu de le dériver de raptein, d'où Rhapsodes et Rhapsodies d'Homère. Il me semble que Pindare entend exprimer ici le pouvoir qu'avait Homère d'entraîner les suffrages par son éloquence, et de faire paraître Ulysse plus grand qu'il n'était. (Voyez l'ode VIIe Néméenne). Pindare ne nomme point ici Ulysse ; mais le nom d'Ajax rappelle celui de son rival.

(8)  Toute l'audace des animaux féroces, aux prises avec le lion. Le texte grec est ainsi conçu : thumon eribremetan thêran leontôn en ponô ; c'est-à-dire, animum late frementium ferarum, leonum (cum leonibus) in proelio. Comme dans cette comparaison, et dans tout le tissu de la phrase, Pindare insinue que son vainqueur triompha autant par la ruse que par la force, il est plus naturel qu'il compare non au courage du lion mais au courage des animaux sauvages, qui se défendent du lion, la valeur de Mélisse, et sa prudence à celle du renard ; le sens est moins louche, et il cadre, d'ailleurs, avec le texte. Pline, le naturaliste, parle aussi de la ruse du renard, qui, atteint par l'aigle, son ennemi, se tapit, les pieds en l'air, pour ne pas être entraîné par le vol rapide de l'aigle.

(9)  La stature d'un Orion. Virgile le suppose d'une taille démesurée, lorsqu'il dit que ses pieds touchaient le milieu de la mer, tandis que ses épaules en dépassaient le niveau :

Quam magnus Orion
Cum pedes incedit medii per maxima Nerei
Stagna viam scindens humero super eminet undas.

Au reste, ce que Pindare rapporte ici d'Antée convient mieux, selon d'autres poètes, à Diomède de Thrace, qui nourrissait, dit-on, des cavales anthropophages. Dans ce même alinéa, nous ne traduisons pas l'épithète de Jupiter Aegiochus. Lonicérus la dérive d'aix, chèvre qui nourrit Jupiter ; et le scoliaste, dans l'ode suivante, dit qu'Oenone prit de Jupiter, le nom d'Egine ; alors, Aegiochus ne signifie point armé de l'égide.

(10)  Près des hautes portes d'Electre. Ces portes d'Electre, à Thèbes, durent leur nom à Electra, soeur d'Oreste et fille d'Agamemnon. Les fêtes et les jeux en l'honneur d'Hercule, qu'on célébrait à Thèbes, s'appelaient, de son nom, fêtes Hérauléennes ou Herculéennes. Il paraît qu'on immolait des victimes, et qu'on brûlait en l'honneur d'Hercule et de huit de ses fils, nés de Mégère, autrement Mégare (en dialecte dorien), fille de Créon, roi de Thèbes. Ces huit enfants d'Hercule, furent, dit-on, massacrés par leur père, que Junon avait mis en fureur. Cependant, le scoliaste grec nous prévient, que les anciens ne s'accordent, ni sur les noms, ni sur le nom de ces fils d'Hercule.

(11)  Fatigue les airs. Nous ne pouvons rendre autrement l'expression affectée de laktizoisa, calcitrans, lacessens, etc. ; et cette irnage suppose un feu et une fumée d'une longue durée, pour déplacer successivement, selon ce que l'entend le poète, une énorme quantité d'air.

(12)  Des fleurs de myrte, d'une éblouissante blancheur. La lettre porte que la tête des vainqueurs était blanchie de myrte. Ceci prouve 1° que ce myrte était en fleur ; 2° que le myrte était la couronne adjugée dans ces sortes de jeux, à Thèbes.