A PHYLACIDAS, VAINQUEUR DES SON JEUNE AGE

Pindare semble oublier ici l'ode précédente pour se reporter à la Ve Néméenne en l'honneur de Pythéas ; en sorte qu'il fait de la Ve Néméenne une première coupe ou libation, et de la présente ode une seconde libation.

Heyne ne conserve dans le titre de cette dernière que le nom de Phylacidas, qui jeune encore triompha dans les jeux de l'Isthme. Cependant le poète continue, dans cette ode, mais d'un ton plus élevé et surtout plus animé, l'éloge des deux frères Phylacidas et Pythéas, enfants de Lampon, et petits fils de Cléonicus ; il y ajoute ceux d'Euthymènes, leur oncle, de Themistius, autre membre de la famille de leurs aïeux, enfin de la tribu des Psylachides, originaire d'Egine, et souche de toute cette parenté. Il termine par un éloge de Lampon, qu'il a déjà loué dans le cours de l'ode, comme ayant conquis par son mérite le sort fortuné dont il jouit, et comme n'attendant que le moment de terminer son heureuse carrière : voici le contexte de cette ode. Pindare fait d'abord allusion à l'usage des convives de faire trois libations dans les fêtes : dans cette intention, et pour remercier le ciel de la victoire du héros qu'il va chanter, il offre pour seconde libation, celle de son hymne, qu'il consacre à Neptune, protecteur des jeux de l'Isthme ; il dit avoir offert la première à Jupiter Néméen, en l'honneur de la victoire qu'il a chantée, dans la Ve Néméenne ; il destine la troisième à Jupiter Olympien, pour obtenir une victoire Olympique, à Phylacidas. Le reste de l'ode est destiné aux louanges de la famille du vainqueur, et à celles de la ville d'Egine ; il entre dans une longue digression sur les exploits des Eacides, et notamment sur ceux de Télamon, père d'Ajax, il reprend ses premiers éloges et surtout celui de Lampon, dont il vante la modestie, l'hospitalité, la bravoure, aussi supérieure à celle des autres athlètes, que la pierre qui mord sur le bronze, l'est aux pierres communes. Ce sont dit-il, des héros tels que lui, et ceux de sa famille, qu'il se plaît à abreuver des eaux de Dircé que les filles de Mnémosyne font couler près de la cité de Thèbes.


A des convives que réunit un splendide festin, nous épuiserons, pour la race de Cléonice, une seconde coupe (1) du nectar de nos hymnes ; la première (2), ô Jupiter, te fut offerte dans Némée, lorsque ses deux fils y reçurent les prémices de leurs glorieuses couronnes. Nous destinons cette seconde au maître souverain de l'Isthme (3) et aux cinquante Néréides, maintenant surtout, que Phylacidas, le plus jeune des deux frères, vient d'y être proclamé vainqueur.

Puissions-nous un jour consacrer la troisième au libérateur Olympien (4), et faire couler de nouveau, sur Egine, le doux miel de nos vers harmonieux !

S'il arrive qu'un mortel consacre son travail et ses richessses à cultiver des vertus par le ciel inspirées ; qu'une divinité féconde en lui ce double germe de la gloire ; dès lors il a mouillé l'ancre au sein d'une mer de félicité, pour s'y reposer à l'égal des dieux. Ainsi, plein de confiance en ses justes désirs, l'heureux Lampon, blanchi par les ans, ne demande plus que la paisible demeure de Pluton (5). Et moi, je conjure Clotho, qui siège sur un trône éminent, je conjure également ses soeurs de terminer, par leur puissance, la destinée qu'invoque cet homme chéri.

Entendez-moi, vaillants Eacides, que distingue l'or de vos chars ; je m'imposai, de tout temps, la loi de n'aborder jamais votre île célèbre sans y répandre mes éloges. Vos mémorables exploits me frayent mille routes égales, en tout ses sens (6), par où je puis voler, sur vos pas, des sources du Nil, jusqu'aux régions Hyperboréennes.

Est-il une ville assez barbare, assez étrangère à notre langage, pour que la renommée ne lui ait pas transmis les illustres noms d'un Pélée, de ce héros le gendre des dieux ! d'un Ajax, et surtout de Télamon, son père, celui que le fils d'Alcmène transporta jadis sur ses navires, avec les Tyrinthiens, comme son compagnon d'armes à la guerre meurtrière de Troie où il voulait punir l'injustice du roi Laomédon.

Hercule, en effet, à peine arrivé, prend d'assaut la cité de Pergame, et, toujours assisté par Télamon, il taille en pièces des peuplades entières (7) : dans les champs de Phlégra, rencontrant enfin à la tête de ses troupeaux de boeufs Alcyonée (8), ce géant d'une stature égale aux plus hautes montagnes, il employa, pour le terrasser, toute la force de son bras, en même temps qu'il fit résonner au loin les cordes vibrantes de son arc.

On sait qu'avant son départ (9) ce redoutable fils de l'épouse d'Amphitryon avait appelé le fier descendant d'Eacus ; on sait qu'au milieu du festin où ce héros se tenait debout, couvert de la peau du lion de Némée, le brave Télamon, le pressa de commencer les libations solennelles, et lui remit une coupe de vin toute hérissée d'ouvrages en or (10). Qu'à l'instant, Hercule, étendant vers le ciel ses bras infatigables, prononça ces paroles :

«O Jupiter, mon père ! ô toi qui toujours à mes voeux te montras propice, daigne maintenant écouter mes ferventes prières ; ordonne que, de ce mortel et d'Eriboee, son épouse, naisse un valeureux fils qui nous ressemble ; puisse son corps avoir toute la vigueur de celui que recouvre, en ce moment, la dépouille du féroce animal tué de ma main près de la forêt de Némée témoin du premier de mes nobles travaux ! puisse ce fils être animé par un même courage !»

Comme il finit ces mots, un dieu fait apparaître le roi des oiseaux, l'aigle prodigieux dont la présence enivre de joie le coeur du héros ; d'une voix prophétique, il s'écrie : «Tu l'auras, ô Télamon, cet enfant que tu désires ! Il sera terrible dans la mêlée ; tu l'appelleras Ajax (11), du nom de cet aigle, qui vient de sillonner les airs».

Après avoir ainsi parlé, le héros prend sa place parmi les convives... Pour moi, je ne suffirais point à raconter, au long, tant de hauts faits. Les vers que tu m'inspires, ô ma muse, je les réserve aux triomphes de Phylacide, de Pythéas et d'Euthymènes ; encore prendrai-je ici pour modèle la brièveté laconique (12). Je dis donc que ces deux jeunes frères et leur oncle se signalèrent par leurs victoires au pancrace, qu'ils furent trois fois couronnés dans l'Isthme, après l'avoir été dans les vallons ombragés de Némée (13).

De quels faisceaux de gloire ils vont faire briller mes hymnes ! quelle douce rosée de grâces et de faveurs ils versent sur la tribu des Psalychides (14), quelle splendeur ils assurent à la maison de Thémistius, par leur séjour en cette ville chérie des immortels.

Lampon, devant à sa grande activité le succès de ses oeuvres (15), a mis en honneur la belle maxime d'Hésiode et l'a fortement gravée dans l'esprit de ses fils. Ainsi veille-t-il au commun avantage de sa patrie, en même temps qu'il se distingue par les bienfaits de l'hospitalité. Retenu dans ses désirs, il est modeste dans ses jouissances. Jamais sa langue ne franchit les bornes d'un prudent caractère ; veut-on le comparer aux autres athlètes, il est parmi eux ce qu'est, entre toutes les pierres connues, celle de l'île de Naxos (16), qui triomphe de la dureté du bronze.

Tels sont les héros qu'aujourd'hui j'abreuve des eaux pures de la fontaine de Dircé, de ces eaux que les filles de Mémoire, en voiles tissus d'or et relevés par d'élégantes ceintures, font couler près des portes de la cité de Cadmus.


(1)  Une seconde coupe. Cette seconde libation est consacrée à Neptune, et par conséquent, se rapporte aux jeux de l'Isthme, où, selon que le poète le raconte plus bas, les fils de Lampon ont triomphé trois fois. Ici le texte porte : pour la race de Lampon ; je substitue à ce dernier nom celui de Cléonice, dont il est parlé, dans cette ode et dans la précédente, comme étant l'aïeul de Phylacidas et de son frère. Le nom de Lampon, placé à côté de celui de coupe, aurait présenté une idée triviale. J'observe en outre que j'emploie le mot nectar, comme signifiant une substance liquide ; j'y suis autorisé par le texte du poète lui-même, qui, dans la cinquième stance de cette ode, qualifie de nectar, le vin que Télamon présenta dans une coupe, à Hercule, pour en faire des libations, nektareais spondaisin.

(2)  La première te fut offerte dans Némée. Il est évident, par ce passage, que la présente ode n'est point une suite de la précédente, mais que le poète se reporte à la Ve Néméenne. (Voyez cette ode).

(3)  Au maître souverain de l'Isthme. Il s'agit ici de Neptune, comme présidant aux jeux Isthmiques, où les fils de Lampon avaient été trois fois vainqueurs.

(4)  La troisième, au libérateur Olympien. Autrement, à Jupiter sauveur qui préside aux jeux d'Olympie. Le poète demande implicitement que son héros soit couronné dans ces derniers jeux, les plus célèbres de la Grèce. Du reste, le scoliaste a soin de remarquer que Pindare, suivant l'usage des convives sobres, ne parle ici que de trois coupes et de trois libations. Lonicérus cite Athénée, qui, dans ses deipnosophistes, assure qu'on ne pouvait boire une quatrième coupe, et à plus forte raison, un plus grand nombre, sans violer les lois de la tempérance ; ce qui supposerait, sans doute, que ces coupes excédaient la capacité de nos verres à boire.

(5)  Dans la paisible demeure de Pluton. Le poète suppose ici que le vieux Lampon, n'ayant rien à désirer, demande à mourir avant que les infirmités n'accablent sa vieillesse ; pour cette raison, le poète invoque les trois Parques, et les prie d'exaucer les voeux du vieillard.

(6)  Mille routes égales en tout sens. Le texte porte : ekatonpedoi keleuthoi, centipedae viae. Portus, l'un des interprètes de Pindare, assure que Pindare fait allusion au Parthénion d'Athènes, temple dont les dimensions étaient de cent pieds en tout sens. Quoi qu'il en soit, les cent pieds, joints aux mille voies, auraient fait un mauvais effet dans notre traduction ; il suffit de rétablir l'expression dans la présente note.

(7)  Des peuplades entières. Le texte porte Meropôn, et le scoliaste, ainsi que la plupart des interprètes, pensent qu'il s'agit spécialement des peuples de file de Cos, appelés Méropes, du nom d'un de leurs rois. Mais comme le mot Méropes est constamment employé par Homère et par les autres poètes, comme l'épithète de hommes, je ne vois pas de raison de lui donner un autre sens. Du reste, l'épithète ingénieuse de Meropes, donnée aux hommes, a pour racines meros, division, et ops, voix, ou opsis, figure. L'épithète signifie donc différents de visages ou de langues ; c'est, en effet, un des caractères les plus saillants de l'espèce humaine.

(8)  Alcyonée. Le poète a raconté le même fait dans la IVe Néméenne. (Voyez cette ode).

(9)  On sait qu'avant son départ, etc. Pindare se reporte ici à ce qu'il a dit plus haut du départ d'Hercule pour l'expédition de Troie ; il reprend la chose de plus haut, et dit comment ce fils d'Alcmène avait emmené Télamon ; ce qui lui donne occasion de parler de la naissance d'Ajax. Je traduis dans la même phrase, le surnom d'Amphitryoniades, donné par Pindare à Hercule ; et je crois mieux rendre le sens, en disant le redoutable fils de l'épouse d'Amphitryon. En effet, ce héros était le fils d'Alcmène, et non le fils d'Amphitryon, puis qu'Alcmène l'avait conçu de Jupiter, et qu'Hercule lui-même appelle Jupiter son père.

(10)  Une coupe de vin toute hérissée d'or. Cette expression, qui est la traduction très littérale du grec, paraîtra peut-être un peu hardie dans notre langue. Cependant je la préfère, pour l'exactitude ; car une coupe, en dehors de laquelle on a figuré plusieurs bosses en or représentant des effigies ou des emblèmes, est, par là même, raboteuse ou hérissée. Les latins ont aussi fait, allusion à cette aspérité des coupes ; et le prince de leurs poètes a dit, en parlant des vêtements, pallam signis auroque rigentem. (Aeneid., lib. Ier ).

(11)  Tu l'appelleras Ajax, du nom de cet aigle, etc. Le nom d'Ajax, en grec Aias, approche en effet de celui de l'aigle, aetos ou aietos.

(12)  La brièveté laconique. Le texte grec porte ici la concision argienne. C'est qu'en effet Sparte était comprise anciennement sous le nom d'Argolide, et que les deux pays étaient censés faire partie du Péloponèse, comme on l'a vu dans l'ode précédente.

(13)  Après l'avoir été dans les vallons ombragés de Némée. Ici le texte ne mentionne pas clairement cette priorité de la victoire de Némée sur celles de l'Isthme ; mais elle se trouve formellement établie plus haut. (Voyez la note seconde de la présente ode).

(14)  La tribu des Psalychides. Famille originaire d'Egine et que le poète nous donne ici comme la mouche de l'arbre généalogique auquel appartiennent Cléonice, Themistius, Lampon, Phylacidas et les autres individus mentionnés honorablement dans cette ode.

(15)  Devant à sa grande activité tout le succès de ses oeuvres, etc. Le texte porte : meletan ergois opazôn, praebens curam (studium) operibus. C'est la substance, non la lettre de la maxime d'Hésiode, en son ouvrage Des jours, etc., où le frère de Persée dit à ce héros meletê de to ergon ophellei ; c'est-à-dire meditatio (cura, etc) adauget opus. Les soins assidus assurent le succès d'un ouvrage.

(16)  Celle de l'île de Naxos. Espèce de pierre ou de silex, dont le poète a parlé ailleurs, et dont les anciens se servaient pour aiguiser ou amincir les corps les plus durs tels que le fer, le bronze, le cuivre, etc. Par cette comparaison, le poète fait sentir la supériorité de Lampon sur ses concurrents, dont il aiguisait le courage. Horace, et les autres poètes, vantent aussi la vertu qu'à la pierre d'aiguiser le fer.