A HIERON DE SYRACUSE, VAINQUEUR A LA COURSE DES CHARS

Les critiques et les commentateurs sont embarrassés pour fixer l'époque de cette victoire d'Hiéron l'Etnéen fils de Dinomène. Je préfère le sentiment d'Eusèbe qui l'a placée à la soixante-treizième olympiade. Le poète composa son ode longtemps après cette victoire et lorsque Hiéron était déjà roi de Syracuse. Hiéron fut une autre fois vainqueur aux jeux de la soixante dix-huitième olympiade. Le triomphe dont il est ici question fournit au poète l'occasion de vanter la justice et la sagesse du prince, les grâces du coursier instrument de sa victoire. L'épisode de Pélops n'est pas une simple digression ; il renferme des leçons données à ce roi de Syracuse, pour l'avertir de ne point s'enorgueillir de ses richesses, de sa puissance. Pour l'intelligence de cette ode, il faut se rappeler la fable de Tantale et de son fils Pélops. Tantale puissant par ses richesses s'appliqua avec succès à l'étude des sciences : ce qui donna lieu aux poètes d'imaginer qu'admis à la table des immortels, il conversait avec eux. Recevant un jour, dans sa maison de Sipyle, des dieux qui ne s'étaient point fait connaître, il fit, dit-on, pour s'assurer, de la divinité de ses hôtes, couper par morceaux son propre fils, et servit sur la table ses membres cuits dans une chaudière d'eau bouillante. Cérès seule, par méprise, quelques-uns disent un autre dieu, en mangea une épaule. Les dieux plongèrent Pélops dans un autre vase, d'où l'ayant ensuite retiré vivant, ils remplacèrent par une épaule d'ivoire celle qui lui manquait. Les mythologues varient sur le sens et les allusions que renferment ces fables.

Pélops donna son nom à cette péninsule appelée auparavant Apia et Pélasgia, depuis Péloponèse, située entre les mers Egée et Ionienne. Pindare tire parti de ce fait pour lier Neptune à l'histoire de Pélops, qu'il rappelle dans son éloge d'Hiéron roi de Syracuse, ville fondée par une colonie des enfans de Pélops. Pélops rendu à une vie nouvelle voulut épouser Hippodamie fille d'Oenomaüs roi de Pise en Elide. Ce roi persuadé qu'il devait périr de la main de son gendre futur, proposa, dit-on, à tous ceux qui prétendraient à la main de sa fille, de se mesurer avec lui dans une espèce de tournoi ou de course à cheval, avec cette alternative que, si le prétendant triomphait, il obtiendrait sa fille ; que, s'il était vaincu, il serait mis à mort.

Le lexique de cette ode renferme plusieurs difficultés : je ne parlerai que de quelques-unes, sur lesquelles j'ai donné une interprétation particulière.


L'eau, ce premier élément (1), l'or qui brille parmi les plus riches métaux comme le feu dans les ténèbres de la nuit, ne t'offrent plus, ô mon génie ! d'assez magnifiques images :

Tu veux chanter des couronnes ; ne fixe plus que l'astre du jour dans l'immensité des espaces célestes ; ne vois point de plus beau triomphe que celui des jeux Olympiques, digne des chants immortels de ces doctes enfans de la sagesse.

Tous viennent célébrer le fils de Saturne dans le séjour paisible du juste Hiéron, dont le sceptre protecteur recueille et féconde dans l'heureuse Sicile les talents et les vertus... Son âme sensible goûte les sons harmonieux ; et nos jeux sublimes font les délices de sa table hospitalière.

Maintenant, arrache à son repos, prends en main cette lyre dorienne, chante la gloire de Pise ; que tes nobles accords expriment les grâces de Phérénicus (2), ce généreux coursier qui, sur les bords de l'Alphée, prenant de lui-même son essor, décida la victoire en faveur du maître chéri qu'il portait.

Puissant roi de Syracuse, ton nom sera toujours révéré des fiers descendants de Pélops, de ce Lydien devenu le favori du dieu des mers, dès le moment où, retiré par Clotho du vase mystérieux, il parut avec cette épaule de l'ivoire le plus pur.

Prodiges étonnants ! fables ingénieuses, mieux goûtées des mortels que les charmes nus de la vérité ! Ce talent sublime qui gagne les coeurs, prête aux faits incroyables la couleur des beautés réelles. Le temps discerne, épure tout avec sagesse .

Mais ne parlons des dieux qu'avec dignité, et jusque dans nos erreurs soyons respectueux... Auguste fils de Tantale, je dois mieux que tous célébrer tes louanges : je dirai que ton père s'était assis à la table des dieux ; qu'à ce festin superbe qu'il leur rendit dans la riante Sipyle, Neptune, épris de tes charmes, t'enleva du séjour des humains, et sur son char d'or et d'azur, te transporta dans les magnifiques palais du grand Jupiter, où le jeune Ganymède remplissait avant toi les fonctions d'un ministère divin.

Tu n'embellissais plus les lieux qui t'avaient vu naître ; les fidèles envoyés de ta mère ne pouvaient rassurer sa tendresse allarmée. Des hommes jaloux de ta gloire publièrent que tes membres sanglants, coupés par le glaive et jetés dans un vase d'eau entouré de flammes, avaient été dévorés par les célestes convives.

Moi ! je croirais les dieux avides de tels mets ?... Loin de nous la calomnie qu'un juste châtiment ne manquerait pas de suivre ! Disons que jamais mortel ne fut protégé des habitants de l'Olympe avec plus d'éclat que Tantale. Mais son coeur enivré ne suffit plus à tant de richesses ; le dégoût, les soucis rongeurs naquirent de l'abondance.

Alors le père des dieux suspendit sur sa tête cette pierre énorme dont la chute toujours prochaine le glaçait d'un mortel effroi ; Tantale perdit donc sans retour la paix et le bonheur.

Dans ses jours tristes et longs, il avait épuisé les trois coupes (3) de l'infortune attachées à son funeste sort ; un quatrième supplice attendait son audace ; il osa dérober au ciel et prodiguer à ses égaux ce nectar divin, cette ambroisie qui préservent de la mort et de la corruption. Comment un faible mortel eût-il échappé à l'oeil pénétrant de la divinité ? Les dieux vengeurs de son larcin sacrilège firent rentrer son fils dans la courte et pénible carrière de la vie.

Ce fils était à la fleur de son âge ; un duvet naissant ombrageait à peine ses joues, qu'il ambitionna la main d'Hippodamie, fille du roi de Pise. Plein d'un noble espoir, seul et dans le silence de la nuit, il aborde les rivages bruyants où la mer vient briser ses flots blanchis d'écume. Il appelle, il invoque celui dont la main puissante est armée du trident.

Neptune paraît. «Je te conjure, dit Pélops, par les grâces touchantes de Cypris, sortie de ton humide empire, enchaîne la lance meurtrière du cruel Oenomaüs : déjà treize prétendants ont été immolés par ses mains ; et l'hymen de sa fille destinée aux vainqueurs n'est qu'un piège qu'il tend à leur bravoure. Confie-moi ton char, et que tes rapides coursiers me portent en triomphe jusque dans Elis. Un homme lâche éviterait le péril : mais puisqu'il faut mourir, que sert de languir misérable dans une vieillesse obscure, sans avoir préparé son repos et sa gloire ? Pour moi, je cherche un combat digne de mon courage ; entends mes voeux, couronne mes efforts».

Il dit : et le dieu lui offre son char enrichi d'or (4), ses coursiers aux ailes infatigables. Il vole, il triomphe d'Oenomaüs ; le trône de ce roi, sa fille, deviennent le prix de sa valeur...

Six chefs fameux, dignes fruits de son union avec Hippodamie, illustrèrent son nom par l'éclat de leurs vertus.

Maintenant il repose au sein de la paix sur les rives de l'Alphée, près de l'autel sacré qui orne son tombeau ; là, chaque année on célèbre sa mémoire (5) avec celle des sanglantes victimes de la cruauté d'Oenomaüs. Non loin de cette enceinte respectée, on voit les combats olympiques.

La pompe de ce spectacle aux fêtes de Pélops, et sous ses yeux, appelle une foule de concurrents à se disputer, dans la brillante carrière, le prix de la vitesse à la course, ou celui de la force et du mâle courage dans les exercices du corps.

Gages chéris de la victoire, vous répandez les délices de la joie sur tous les moments de la vie du vainqueur. Le bonheur est souverain pour l'homme, dès que chaque jour il peut en jouir.

J'ai voulu couronner dans mes chants Eoliens ce héros que proclamèrent les lois de la course solennelle. Quel autre plus habile (6) dans l'art de varier les tons et d'orner la poésie saura mieux allier la véhémence aux grâces du langage ?

Le dieu qui sert tes vastes projets, ô Hiéron, c'est lui-même qui m'inspire. Bientôt, s'il ne retire son bras puissant, j'aurai à célébrer ton char victorieux ; et à la vue d'Olympie, de Cronium, un enthousiasme nouveau fécondera mon génie.

Muse, nourris pour moi ces traits de feu qui animent tes plus forts accents. Les exploits héroïques honorent les grands hommes ; ils portent les rois au faite de la gloire. N'aspire point à de plus hautes destinées ; mais que tes jours s'écoulent dans ce rang suprême et digne de toi. Il suffit à mon noble orgueil que mon nom, connu des plus illustres vainqueurs, me distingue parmi tous les sages de la Grèce.


(1)  La première strophe n'est pas la moins obscure. Je traduis ainsi : l'eau ce premier élément ariston men udôr, à la lettre : l'eau est une excellente chose, est la meilleure chose, excelle entre les éléments. Tous les traducteurs et commentateurs ont prétendu que Pindare citait l'eau comme le plus nécessaire et le plus utile des quatre éléments, auxquels il compare, disent-ils, les quatre espèces de jeux, qui de son temps étaient en usage dans la Grèce et c'est le sens que j'ai suivi dans l'ode troisième, où la même comparaison est répétée et où le mot ariston ou son dérivé désigne manifesteraient une prééminence de bonté, d'utilité etc. ; mais ici, comme le poète ne développe point du tout cette idée, supposé qu'il l'ait eue ; que même au lieu de parler des trois autres éléments, comme terme de comparaison, de bonté et d'utilité, il assimile au feu l'or, comme le plus brillant des métaux ; il m'a semblé qu'il ne citait l'eau, l'or, le soleil, etc. que sous le rapport de l'impression que leur éclat fait sur nos sens. Ainsi l'ariston udôr signifie l'eau, remarquable par sa limpidité.

(2)  Phérénicus, ce même cheval le fit encore triompher aux jeux Pythiques, voyez ode 5, Pythiques.

(3)  Les trois coupes de l'infortune. Le texte peut-être traduit par Habet autem hanc vitam desperatam et aerumnosam, post tres quartum laborem. Cette quatrième infortune peut être celle de la terreur que lui causait la pierre suspendue sur sa tête. Pour entendre de quelles trois premières infortunes le poète a voulu parler, il faut savoir que les anciens poètes, d'après Homère (Iliad. XXIV, 528) divisaient la vie de chaque homme en trois parts, en sorte que le destin d'un individu heureux se composait de deux portions mauvaises et d'une bonne ; au lieu que dans une destinée malheureuse, les trois portions étaient également mauvaises. Les biens ou les maux d'où se tiraient ces parts ou portions, étaient renfermés par les dieux dans des tonnes ou vaisseaux séparés (Homer. Iliad. XXIV, 528). Pindare suppose ailleurs cette même fiction ; c'est dans les vers 144 et suivants de la troisième ode sur les jeux pythiques. Le plus ancien des scoliastes grecs de Pindare a fait cette remarque, et donne la même explication : je la préfère à celle des trois supplices de Tantale, la faim, la soif, la gêne ; ou à celle des tourmens réunis de Tytius, Ixion et Sisyphe, quoique ces deux explications soient généralement suivies. Heyne, dans sa savante édition de Pindare, veut que cette expression meta triôn tetarton ait la même signification que celle de allos ep'allon, l'un sur l'autre ; ce qui voudrait dire ici supplices multipliés, accumulés. Mais je dois observer que si l'on trouve en effet dans la langue grecque des nombres déterminés pour signifier un nombre indéfini, ce n'est jamais que pour les deux premières unités. Je crois avoir vu quelquefois prôtos tou elthein, premier de venir, pour dire avant qui il vint, ou avant l'arrivée de quelqu'un. Le nombre deux, sans aller plus loin, est évidemment employé dans cette ode comme pour signifier un second temps, soit antérieur soit postérieur. Personne ne s'est avisé de traduire autrement ces paroles deuterô chronô mais on ne citera jamais un seul exemple pour le nombre trois ou quatre, et c'est une raison péremptoire quand il s'agit de langues mortes. Nous disons bien dans nos langues modernes trois ou quatre pour désigner un nombre non déterminé. Ces locutions nous sont familières ; mais elles ne le furent jamais, surtout dans le langage poétique des Grecs et des Latins. Le ter quaterque des poètes romains est toujours pris dans un sens mystique ; le ternaire et le quaternaire étaient des nombres fameux chez les Grecs et chez les Romains. Les trois supplices sont, comme les trois Parques, un nombre mystérieux. Nous ne pousserons pas plus loin cette observation, il suffit de l'indiquer aux lecteurs.

(4)  Un passage de Diodore de Sicile, ch.2. liv.Ier de ses Antiquités, prête beaucoup à l'intelligence de ce trait de Pélops, auquel Pindare fait ici allusion. «Oenomaüs, dit-il, né de Mars et d'Aegine, fille du fleuve Asope, régnait dans Pise, sur le pays depuis nommé le Péloponèse ; il avait une fille nommée Hippodamie, qu'il ne voulait pas marier, parce qu'un oracle avait prononcé que le jour de ce mariage serait le terme de la vie du père. Pour tromper les concurrents qui demandaient la main de sa fille , il la promettait à celui qui serait vainqueur à la course du char à quatre roues, qu'il avait fixée depuis la ville de Pise jusqu'à l'autel de Neptune, dans l'isthme de Corinthe. Après avoir sacrifié un bélier à Jupiter, il suivait avec ses chevaux conduits par Myrtile, habile cocher, le candidat qui tâchait d'atteindre le but le premier ; mais étant mieux monté que celui-ci, il le surprenait par derrière et le perçait d'un javelot ; déjà plusieurs avaient été tués de cette manière : mais Pélops, fils de Tantale, épris des charmes d'Hippodamie, corrompit le cocher d'Oenomaüs, et arriva le premier à l'autel de Neptune. Alors Oenomaüs se ressouvenant de l'oracle, s'ôta lui-même la vie. Pélops épousa Hippodamie et succéda au trône d'Oenomaüs ; son père Tantale avait régné sur les Paphlagoniens, en Asie». Le scoliaste observe que Pélops apprit de Neptune la construction des chars, comme Bellérophon reçut de Pallas le frein pour dompter les coursiers. L'espèce de char de trait désigné ici par le poète est le diphros, biga, char attelé de deux chevaux.

(5)  Je dois justifier ma traduction du grec en aimakouriais aglaaisi memiktai par ces mots : «Je célèbre sa mémoire avec celle des sanglantes victimes de lai cruauté d'Oenomaüs». Le monument et les cérémonies consacrés à la mémoire du vainqueur d'Oenomaüs rappelaient aussi le souvenir de ceux dont ce vainqueur, Pélops, avait vengé la mort. Chaque année les jeunes gens rassemblés auprès du tombeau de Pélops s'y frappaient de verges jusqu'à faire couler leur sang, sans doute pour apaiser les mânes de ceux qui avaient péri par le fer d'Oenomaüs : «Pélops fut mêlé aux Haemacuries» (mot qui signifie fêtes de la jeunesse couverte de sang) paraît d'autant mieux rendu par la version que j'ai adoptée, que 1° cette version donne la signification primitive du mot ; 2° que le poète peut avoir employé cette expression pour en rappeler l'origine. Les scoliastes remarquent aussi que, sans doute par suite de cette première origine, aimakouriais signifie simplement inferias, c'est-à-dire, les honneurs qu'on rendait aux morts en ce jour. L'expression : «Il fut mêlé aux Haemacuries» signifiait seulement : il fut mis au nombre de ceux dont la jeunesse du Péloponèse célèbre la mémoire, c'est-à-dire, il mourut, et après sa mort les étrangers assemblés sur sa tombe, etc. etc.

(6)  J'ai fait dire à Pindare qu'il se croyait habile dans l'art de polir des vers, tandis que la plupart des traducteurs assurent qu'ici Pindare ne se loue pas lui-même, mais seulement Hiéron, comme prince aussi éclairé que puissant. A dire vrai, la tournure de la phrase semble renfermer l'éloge et du poète et du héros ; mais il m'a paru que la cohérence des idées, et surtout la valeur et le sens propre des mots grecs, ne souffrait pas une autre interprétation que celle que j'ai suivie, et qu'indique aussi le scoliaste grec ; en effet Horace, et beaucoup d'autres poètes, n'ont pas eu, à cet égard, plus de modestie que Pindare. Cependant, Hiéron mériterait d'ailleurs les éloges que lui donne le poète, s'il était l'Hiéron dont parle Justin, lib. 23, in fine : Pulchritudo et corporis insignis, vires quoque in homine admirabiles fuere : in alloquio blandus, in negotio justus, in imperio moderatus, etc. Mais l'abréviateur de Trogue Pompée parle évidemment en ce lieu d'Hiéron, second du nom, fils d'Hiéroclès ou d'Hiéroclyte, et qui régna plus d'un siècle après Hiéron Ier, fils de Dinomène, quoiqu'il descendît de Gélon, tandis que Hiéron, premier de ce nom, fut le propre frère du même Gélon, et lui succéda dans le gouvernement de Syracuse. Hiéron 1er fut le fléau de ses sujets durant les premières années de son règne ; il en devint, dit-on, l'idole dans la suite, et en fut sincèrement regretté. Mais il avait alors à sa cour Pindare, Simonide et d'autres illustres personnages dont il avait su mettre à profit les conseils.