A HIPPOCLES DE THESSALIE, VAINQUEUR A LA COURSE DU DOUBLE STADE

Hippoclès, Thessalien, fils de Phricias, était ami de Thorax, prince qui avec ses frères, sortis de la race des Alèves ou Elèves, gouvernait alors la Thessalie. Pindare commence son éloge du vainqueur en rappelant que Pélinnée, sa patrie et celle de son père, eurent, comme Lacédémone et la Thessalie entière, pour leurs premiers rois, des enfant d'Hercule. Il dit ensuite que les victoires remportées par Hippoclès et par Phricias, son père, vont illustrer de nouveau leur pays natal ; il félicite le père de voir de son vivant un fils qui fait sa gloire. Rien, dit-il, ne manque à son bonheur, si ce n'est l'entrée dans le ciel, inaccessible à tous les humains, car ceux-ci ne peuvent espérer d'y monter ni même de retrouver jamais la route qui conduit aux Hyperboréens, parmi lesquels Persée, fils de Jupiter et de Danaé, se rendit autrefois ; guidé par Minerve pour y être témoin des sacrifices que ces peuples offiaient à Apollon, et de toutes les merveilles que notre poète raconte de leur pays.

Dans cette digression, Pindare s'avouant traîné hors de son sujet, finit son épisode en invitant son génie, ou sa muse, à jeter l'ancre pour éviter les écueils. Il s'excuse en même temps sur ce qu'à l'exemple de l'industrieuse abeille, il doit chercher en des lieux divers les fleurs dont il désire composer son hymne. Du reste il n'a fait que suivre son propre penchant, car cet hymne lui avait été demandé par Thorax, ami du vainqueur. Il profite de cette invitation pour acquitter une dette qu'il avait déjà volontairement contractée. C'est ainsi qu'il répond sans délai à la confiante amitié de Thorax ; il faut, dit-il, s'attacher à l'occasion favorable, parce que le temps peut nous la ravir : on ne doit pas se reposer sur un avenir incertain. Le poète finit par louer ce même Thorax et ses frères, qui gouvernaient avec une paternelle sagesse la Thessalie.

Hippoclès fut, dit-on, proclamé dans la XXII Pythique. Son père avait remporté le prix aux LXXIIe et LXXIIIe Olympiades.


O fortunée Lacédémone ! ô heureuse Thessalie ! ô vous que toutes deux régissent des princes issus d'un seul et même père, Hercule, le plus fameux des héros ! Qui me blâmerait (1) de vous associer dans mes chants ? Mais les villes célèbres de Python et de Pélinnée, mais les enfants d'Alèvas (2), me commandent de louer Hippoclès ; tous veulent que mes plus nobles accents consacrent les triomphes de leurs vaillants athlètes.

A peine Hippoclès s'est-il montré (3) dans nos jeux solennels, que le corps des Amphictyons, réunis près des vallons ombragés du Parnasse (4), l'a proclamé vainqueur de tous ses concurrents, dans la carrière du double stade. Sans doute il doit ce premier succès à ta faveur, ô Apollon ! «Tout oeuvre des humains ne commence et ne finit heureusement que par l'appui d'une divinité».

Disons cependant que la valeur, née avec lui, le porta sur les traces de Phricias, son père : deux fois celui-ci avait été couronné dans Olympie, à la course en armes pesantes, propres aux exercices de Mars ; et les vastes champs de verdure que domine le rocher escarpé de Cirrhe (5), furent une autre fois témoins de sa victoire.

Puisse le destin répandre jusque sur leurs derniers jours les fleurs d'une honorable richesse ! puissent-ils, comblés tous deux des jouissances (6) que leur promet la Grèce, n'être jamais atteints des funestes coups de l'envie ! puissent les dieux ne jamais se lasser de leur être propices ! Quel homme est heureux et digne de l'éloge des sages, si ce n'est celui qui, content d'une supériorité acquise, soit dans les exercices de la course, soit dans ceux de la main, ajoute au bonheur de recueillir les palmes décernées à ses vertus et à son courage, celui de voir, pendant qu'il jouit des bienfaits du jour, un jeune fils obtenir aussi, par sa bravoure, l'honneur des couronnes Pythiques ?

Mais pourtant à l'un comme à l'autre, un ciel d'airain (7) demeure toujours inaccessible ! frêles mortels que nous sommes ! l'éclat de la plus haute prospérité nous conduit seulement au terme de notre navigation dernière (8) ; et jusqu'à ce jour, personne encore n'a pu s'ouvrir, en traversant les flots ou le vaste continent, une route vers ces heureux Hyperboréens qui jadis admirent le roi Persée à leurs banquets sacrés et aux magnifiques hécatombes d'ânes sauvages, animaux altiers et fougueux (9), qu'Apollon se plaît à recevoir en sacrifices.

Ces peuples merveilleux ne sont point étrangers aux muses. On voit parmi eux les vierges se réunir en choeurs : partout retentissent les mélodieux accents de la lyre, mariés au son des flûtes et des hautbois. Une gaîté franche règne dans leurs festins, où le laurier doré pare le front des convives animés par le plaisir. Jamais l'affligeante vieillesse, jamais les maladies n'atteignirent cette nation sainte ; elle ne connaît ni les travaux pénibles ni la guerre ni les fureurs de Némésis.

Il n'appartint qu'au courage de l'intrépide fils de Danaé de pénétrer, sous la conduite de Minerve, dans les paisibles demeures de ces mortels heureux. Là il tua l'affreuse Gorgone, et en rapporta la tête hérissée de serpents au milieu de ses concitoyens insulaires (10) qui, à cet horrible aspect, moururent sur-le-champ, pétrifiés de terreur. Prodiges qui, pour moi, n'ont rien d'incroyable dès qu'ils s'opèrent par l'ordre des dieux.

O ma muse ! enchaîne ici tes avirons, et de la proue de ton vaisseau, jette sur une terre ferme l'ancre qui te doit garantir des écueils. Ainsi que l'abeille volage, j'aime à cueillir çà et là les fleurs dont je compose mes hymnes héroïques ; mais j'ai cette confiance que mes doux accents répétés par les Ephyriens, sur les bords du Pénée, prêteront un éclat durable aux couronnes d'Hippoclès ; qu'ils rendront son nom aussi célèbre parmi ses contemporains et leurs descendants que cher aux jeunes vierges de la Thessalie.

Trop souvent nos coeurs sont dominés par des penchants divers ; mais partout où nous rencontrons un digne objet de nos voeux, hâtons-nous de le saisir, au moment favorable. Ce que nous offre l'avenir est au-dessus de toute prévoyance. Pour moi, j'ai répondu à la prévenante amitié de Thorax (11) qui sollicitant la faveur de mes hymnes met entre mes mains le brillant attelage du char des Piérides ; j'entre dans la voie qu'il me trace ; je lui rends office pour office. La droite intention d'un ami, se montre par le fait, comme l'or s'éprouve par la pierre de Lydie (12).

Payons donc de nos justes louanges ces frères généreux (13) qui par la sagesse de leurs lois ont porté si haut la gloire des Thessaliens. Dans la main des hommes vertueux, un bon gouvernement assure la prospérité de la patrie.


(1)  Qui me blâmerait. Voici la paraphrase de ce texte : «Qui me blâmerait de louer en vous, Hercule et ses descendants, dont le sceptre gouverne vos nombreux habitants : sans doute mes éloges ne seraient point déplacés ; mais assez d'autres poètes vous loueront, heureuse Lacédémone... Je préfère chanter Hyppoclès etc».

(2)  Les enfants d'Alèvas. Le Scoliaste nous apprend ici que les Thessaliens portaient aussi le nom d'Alèvades, qu'ils avaient reçu d'Alèvas, un de leurs anciens rois. Sans doute ces Alèves ou Alèvades descendaient aussi d'Hercule, ainsi que Thorax et ses frères, dont il sera question vers la fin de cette ode.

(3)  S'est-il montré, etc. Tel me paraît être le véritable sens du texte ainsi conçu : «Il (Hyppoclès) goûte les combats, et déjà l'assemblée des Amphictyons le proclame, etc.»

(4)  Vallons du Parnasse. Le poète nomme ici le mont Parnasse, comme voisin de la ville de Python, qu'il a principalement en vue.

(5)  Le rocher escarpé de Cirrha. Autre ville ou montagne voisine du théâtre des jeux, et qui forme aussi l'entourage de Python. Voyez les IIIe, Ve et VIIe odes Pythiques.

(6)  Des jouissances que leur promet la Grèce. Ces jouissances sont sans doute les biens et les honneurs, fruits de la victoire. Le poète fait en même temps allusion au délicieux climat de la Grèce.

(7)  Un ciel d'airain, etc. Métaphore par laquelle Pindare veut faire sentir qu'il ne manquait rien au bonheur du père et du fils, qui ne pouvaient prétendre qu'à des biens proportionnés à leur nature ; ni le ciel ni les champs Hyperboréens ne pouvaient être leur patrie. Les anciens, pour donner une idée de la solidité de la voûte céleste, la supposaient d'airain.

(8)  Navigation dernière. Ici, le poète compare la vie à un fleuve et il désigne pour terme de cette navigation le passage à l'empire des morts, sur la barque de Caron.

(9)  Animaux altiers et fougueux. Corneille de Paw veut qu'il soit ici question des ânes sauvages dont la forme est plus élégante que celle des ânes vulgaires ; alors l'image de ces animaux qui se débattent sous le couteau du sacrificateur est moins ignoble. D'autres interprètes veulent voir dans ces sortes de sacrifices une allégorie ; l'âne, disent-ils, quelle qu'en soit l'espèce, est le symbole de l'ignorance, et par conséquent le sacrifice n'en pouvait que plaire au dieu des arts et du goût. Par les fureurs de Némésis, dans l'alinéa suivant, le poète entend la discorde, ou la vengeance.

(10)  De ses concitoyens insulaires. Les mythologues nous apprennent qu'Acrise, roi d'Argos, avait chassé sa fille Danaé, enceinte de Jupiter. Elle fut accueillie par Polydecte, roi de l'île de Sériphe, et elle y mit au monde Persée, héros célèbre. L'île de Sériphe fut ainsi la patrie adoptive de Persée qui fut élevé dans cette île, et qui promit au roi d'aller couper la tête de Méduse et de l'apporter dans Sériphe. Ces détails sont plus étendus dans l'ode qui va suivre. Voyez aussi le texte et les notes de l'ode XII et dernière Pythique.

(11)  De Thorax. Voyez sur ce Thorax ce qui est dit dans l'argument, ou sujet de l'ode.

(12)  Par la pierre de Lydie. Ces paroles et la même comparaison se retrouvent dans d'autres odes de Pindare.

(13)  Ces frères généreux. Le poète désigne ici, sans les nommer, les frères de Thorax qui, selon le scoliaste, administraient la Cranonie, ville Thessalienne près des magnifiques vallées de Tempé.