A MIDAS D'AGRIGENTE, VAINQUEUR A L'EXERCICE DE LA FLUTE

Pindare commence cette ode par une invocation à la nymphe qui avait donné son nom à la ville d'Agrigente, patrie du vainqueur. De là, il remonte à l'invention de la flûte par Pallas, dite aussi Minerve, déesse de la guerre et des arts. Minerve, avait hérissé de serpents la tête de Méduse, fille de Phorcys, ou Phorcus, violée dans son temple par Neptune. S'étant ainsi vengée de ce dieu, elle épargna moins encore Méduse, lorsqu'elle eut à s'en plaindre ; car elle aida Persée à couper la tête de cette Gorgone. Notre poète, dans sa Xe Pythique, avait déjà parlé de cette expédition de Persée vers les champs Hyperboréens, où étaient les trois Gorgones, filles de Phorcys, à savoir Sthéno Euryale et Méduse. Il raconte ici plus en détail comment Polydecte, qui avait reçu dans son île de Sériphe Danaé, fille d'Acrise roi d'Argos, et enceinte de Persée (Persée avait été conçu du sang de Jupiter, qui, pour approcher Danaé, fille du roi d'Argos, s'était métamorphosé en uue pluie d'or), retint dans ses bras la mère, pour se payer des frais de l'hospitalité. Il ajoute que Persée devenu grand réclama la liberté de sa mère. Le roi Polydecte la lui promit, dans un festin où chaque convive lui avait apporté un présent, mais à condition que ce jeune héros rapporterait dans Sériphe la tête monstrueuse de Méduse. Persée, secondé par Pallas, trancha en effet la tête à Méduse et apporta ce présent funeste au roi, qui fut changé en pierre ainsi que tous ses sujets, à l'aspect du monstre ; et par ce moyen, Persée arracha sa mère à une odieuse servitude. Minerve, pour perpétuer ce souvenir, inventa l'instrument composé de plusieurs tuyaux, dont les sons semblaient imiter les sifflements variés des nombreux serpents qui composaient la chevelure de Méduse. Telle fut l'origine de la flûte, dont les matériaux furent dans la suite l'airain et les autres métaux comme aussi les joncs, dont les plus vantés furent pris sur des bords du Céphise, fleuve du territoire d'Orchomène, séjour des Grâces, ainsi que Pindare l'affirme dans la XIVe Olympique et ailleurs. On voit par là que cette dernière ode Pythique contient peu de faits personnels à Midas. Cependant le scoliaste nous apprend ce que sans doute il savait par tradition que Pindare, vers la fin de cette ode, fait allusion à une circonstance particulière de la victoire de Midas, «la rupture de l'embouchure de la flûte de ce joueur, au milieu de l'exercice». Cette circonstance, dit le scoliaste, ne déconcerta pas le vainqueur qui, malgré cet accident, sut tirer un tel parti des tuyaux qui lui restaient qu'il étonna tous les auditeurs et qu'emportant le suffrage des juges, contre tout espoir, il fut couronné. Ainsi, ajoute le poète, la destinée des humains dépend de la volonté des dieux, mais en même temps des efforts de l'homme, qui sont couronnés ou non de succès selon les lois du destin.


Je t'en conjure, ô nymphe, amie de la gloire ! ô toi dont la présence embellit les riches édifices de la ville populeuse d'Agrigente, cité depuis longtemps renommée par les troupeaux de son fertile territoire, la plus belle que la main des hommes eût jamais construite, le trône et lademeure de Proserpine (1) !... O reine, toujours propice, fais agréer et des dieux et des hommes, cet hymne que je consacre à Midas, récemment couronné dans Python ; daigne accueillir en lui un vainqueur qui a surpassé l'attente de la Grèce entière dans l'art inventé par Minerve.

Jadis cette déesse voulut imiter les accents douloureux des formidables Gorgones, et les sifflements des serpents nombreux qui hérissaient les têtes de ces audacieuses filles de Phorcys, lorsqu'à force de fatigues Persée trancha la tête à une des trois soeurs et remporta, dans Sériphe, le sanglant trophée, fatal aux maritimes habitans de cette île (2).

Ainsi, après avoir mutilé (3) la divine race de Phorcys et porté en triomphe la tête de la superbe et altière Méduse (4), ce héros, fils de Danaé, que nous disons être né d'une pluie d'or, revint payer la rançon, funeste au roi Polydecte (5) ; mais en même temps il arracha une mère adorée à la dure servitude d'un lit mercenaire (6).

Aussitôt que la vierge déesse eut sauvé de tant de fatigues et de périls le héros cher à son coeur, elle organisa les sons modulés de la flûte, à l'imitation des sons lugubres et entrecoupés qui s'échappaient de la bouche distendue d'Euryalé (7) ; elle nomma cet instrument nouveau l'accord de plusieurs chefs (8) ; et depuis elle le transmit à tous les mortels pour qu'il leur servît d'appel aux nobles combats.

Par ce bienfait, les sons harmonieux s'insinuent dans les tubes déliés de l'airain (9) et jusque dans les souples roseaux qui croissent à l'envi, au milieu des plaines riantes, voisines de la ville habitée par les Grâces (10), près du temple et des bords ombragés du Céphise (11), partout leur douce mélodie préside à nos danses, à nos concerts.

Si parmi les faibles humains quelques-uns parvinrent au bonheur, ce ne fut jamais sans leurs courageux efforts, qu'un jour ou l'autre la divinité se plut à couronner (12), autrement tout se règle par les lois de l'inflexible Destin : il arrive un temps où les mortels reçoivent la récompense qu'ils étaient loin d'espérer ; tandis que d'autres voient s'éloigner l'objet, qu'ils se croyaient sûrs d'atteindre.


(1)  De Proserpine. Agrigente étant la capitale de la Sicile, il était naturel que le poète appelât trône de la déesse cette ville, comme faisant partie essentielle de l'île entière que Jupiter avait donnée à Proserpine, ainsi qu'on le verra dans la Ire ode Néméenne. (Voyez aussi la IIe Pythique). Quelques interprètes et le scoliaste lui-même veulent que l'épithète de reine, employée immédiatement après, s'applique aussi à Proserpine ; mais il nous paraît plus simple de ne voir dans ce prélude qu'une seule invocation à la nymphe d'Agrigente, personnifiée par le poète.

(2)  Aux maritimes habitants de cette î1e. On a vu dans l'ode Xe Pythique, où le poète raconte ce même fait merveilleux, que Polydecte et son peuple furent frappés d'une telle terreur à l'aspect de cette tête, qu'ils en moururent et furent tous changés en pierres.

(3)  Mutilé. C'est le sens d'amaurwse et pour le bien comprendre, il faut se rappeler que selon les poètes, les trois Gorgones n'avaient entre elles qu'un seul oeil que Persée éteignit quand il tua Méduse. Alors les deux soeurs de celle-ci, Euryalé et Sthéno, manquant d'oeil, étaient, à proprement parler, mutilées.

(4)  Belle et altière Méduse. Nous rendons ainsi l'épithète qui a de belles joues, parce que les poètes la représentent belle, et même disputant le prix de la beauté à Pallas, circonstance qui avait excité contre elle la colère de la déesse.

(5)  Au roi Polydecte. Le mot eranon signifie ordinairement tribut, contingent, écot, ou quotepart, et selon la circonstance, rançon stipulée. Il résulte du texte de Pindare et de l'interprétation des scoliastes, ainsi que du récit des mythologues, que dans un festin solennel à jour fixe, où il était d'usage que chaque courtisan apportât un présent au monarque, Persée se trouva hors d'état de fournir le sien, et que le monarque qui cherchait l'occasion d'éloigner Persée de sa cour, exigea de lui un tribut qu'il regardait comme impossible d'acquitter, celui d'apporter dans Sériphe la tête de Méduse.

(6)  Un lit mercenaire. L'expression non équivoque de lit forcé suppose nécessairement que ce roi Polydecte retenait malgré elle, dans ses bras, la mère de Persée, fait déjà mentionné ou indiqué dans le texte de la Xe Pythique. (Voyez cette ode et l'argument de la présente ode).

(7)  D'Euryalé. Le poète ne nomme pas ici la troisième des Gorgones, que les mythologues nous font connaître sous le nom de Sthéno. Toutes trois étaient filles de Phorcys ou Phorcus, fils de Neptune. Ce Phorcys fut, selon Bérose, le premier roi de Sardaigne, an du monde 2216. Il fut depuis vaincu par Atlas dans un combat naval auquel Virgile, Enéide, liv. V, fait allusion : Tritonesque citi, Phorcique exercitus omnis. Sa fille Méduse, l'une des plus belles et des plus courageuses femmes de son temps, succéda à son père. Les poètes nous la représentent comme femme guerrière : Squalebant late Phorcynidos arma Medusae. (Lucain. Liv. IX). Assurément, on ne se douterait pas que la race des souverains de la Sardaigne dût remonter à des époques si reculées. Cependant, on n'ignore pas que cette île, ainsi que celle de Corse, de Sicile, etc., n'aient été le théâtre de beaucoup de faits mythologiques. Les curieux qui en désirent la preuve la trouveront dans les archives de la Sardaigne, où l'on a recuilli un assez bon nombre de mémoires rédigés en italien, en espagnol, et même en français ; notamment, un cahier ayant pour titre : Relation du royaume de Sardaigne, par le révérend Martin Carillo, en 1611, au roi Philippe III (d'Espagne). Ce Carillo était un chanoine envoyé en Sardaigne, en qualité de visiteur et de commissaire-général.

(8)  L'accord de plusieurs chefs. Nous ne pouvons donner un sens bien déterminé à ce vers de notre poète : littéralement : nominavit capitum multorum normam. Cependant on doit présumer une allusion naturelle au mélange des voix, ou sifflements des serpents qui composaient la chevelure des Gorgones, mélange qui donna à Minerve l'idée d'inventer une flûte composée de divers tuyaux, d'où sortaient des sons dissonans, mais que l'art de la déesse apprit à accorder ou à marier ensemble. Elle voulut en même temps que cet instrument animât les combats, soit dans les jeux solennels de la Grèce, soit dans les exercices de la guerre.

(9)  D'airain. Le poète mentionne l'airain, mais sans exclure les autres métaux, qui durent entrer et qui entrèrent en effet, dans la confection des anciens instruments à vent.

(10)  Par les Grâces. Cette ville est indubitablement l'antique Orchomène, dont il a été parlé dans le texte et dans les notes de la XIVe Olympique.

(11)  Du Céphise. Les environs de ce fleuve étaient couverts de roseaux propres à la confection des flûtes.

(12)  Se plut à couronner. Ce dernier passage de l'ode ne nous paraît intelligible qu'en supposant, avec le scoliaste grec, que la rupture de la flûte de Midas devait lui faire perdre le prix dans les jeux : mais que son adresse, qui suppose un exercice opiniâtre, remédia à cet accident. Le poète observe pourtant que le ciel ne favorise pas également les efforts des hommes ; et que toute leur prudence peut échouer sous l'empire d'un destin inévitable.