AU MEME HIERON DE SYRACUSE, VAINQUEUR A LA COURSE DU CHAR

Aux difficultés de ce texte, dont en effet plusieurs phrases sont à double sens, se joint l'embarras de deviner quels sont les personnages que le poète semble accuser. Il y est également question d'une autre ode dont les scoliastes citent le premier vers, en ajoutant que le reste n'est pas venu jusqu'à nous. Ils pensent que cette même ode avait été richement payée par Hiéron à Pindare, qui crut devoir le remercier de son présent en lui adressant l'ode qu'on va lire.

Quoiqu'il en soit, notre poète commence par féliciter Syracuse et Ortygie de l'éclat que répand sur elles la victoire d'Hiéron ; il rappelle les insignes qualités par lesquelles ce prince a mérité l'estime et la reconnaissance de ses sujets. Il déclame contre l'ingratitude en citant l'exemple d'Ixion, dans la personne duquel ce vice fut sévèrement puni. Cependant il ne veut pas être le censeur de ce roi Thessalien : il blâme, en passant, le satirique Archiloque, et plaint en général les imitateurs de ce poète. Il se récrie ensuite contre les flatteurs qui assiègent la cour d'Hiéron mais qui ne pourront, dit-il, tromper ce prince comme ils tromperaient des enfants pour qui un singe qui les amuse est toujours beau. Pour l'intégrité de la justice, il compare le monarque vainqueur à Rhadamanthe. Enfin il voue à l'exécration ses propres flatteurs, ainsi que ses calomniateurs.

Les interprètes assurent qu'en cette occasion, il a principalement en vue le poète Bachylide, qui l'avait desservi auprès du roi Hiéron. Au fond, le poète se croit à l'abri de toute attaque : il se compare au liège qui surnage dans les eaux les plus fortes ; il méprise les flatteries d'un perfide ennemi, qu'il ne payera point, ajoute-t-il, par d'autres flatteries, mais qu'il observera, comme le loup suit sa proie dans les défilés tortueux. Du reste, il n'ignore pas que l'intrigue sert souvent fort mal les desseins du calomniateur ; que Dieu seul tient en son pouvoir le sort de tous les hommes. Par cette raison, notre poète se décide à attendre avec résignation les événements, et il ne veut se confier qu'à sa vertu.


Vaste champ de Mars, Syracuses aux grandes cités (1), divines nourricières de coursiers et de héros, amis des combats ! C'est à vous que, de la féconde Thèbe, j'adresse le tribut de mes hymnes. J'annonce qu'Hiéron, vainqueur au bruyant conflit de chars attelés de quatre coursiers, vient de rehausser, par l'éclat de ses nouvelles couronnes, la gloire d'Ortygie, trône de Diane Alphéienne (2). Sans la déesse, jamais son bras n'eût pu dompter des poulains fougueux : mais cette vierge qui se plaît à lancer des traits acérés, et avec elle, Mercure arbitre de nos jeux, secondèrent à l'envi les nobles efforts d'Hiéron, lorsqu'en invoquant le pouvoir du dieu armé d'un trident, il parvint à soumettre, au harnois (3), et aux rênes de son char, ses chevaux indociles.

Qu'en vers pompeux d'autres poètes rendent un juste hommage aux vertus de leurs princes ; que les Cypriens s'honorent de vanter Cinyras (4), leur roi également chéri d'Apollon, à la chevelure d'or, et favorisé entre les prêtres de Vénus. Tout bienfait appelle la reconnaissance. Que dirai-je, ô fils de Dinomène ? Ton nom sans cesse retentit dans la bouche des vierges de la Locride Zéphyrienne, qui doivent à ta puissance leur sécurité contre de féroces ennemis (5).

Ixion rapidement entraîné sur la roue à laquelle l'a fixé l'ordre des dieux, ne crie-t-il pas aux mortels qu'ils aient à payer, d'un juste retour, leurs bienfaiteurs généreux ? Leçon terrible de sa tardive expérience ! Sachant mal conserver le bonheur d'une tranquille vie, parmi les enfants de Saturne, il osa, dans son aveugle délire, convoiter les charmes de Junon que la couche du grand Jupiter est seule digne de recevoir. Qu'il expie maintenant, par d'incroyables supplices, les écarts inouis, où l'a précipité son impudence.

Deux crimes le rendirent odieux. Par l'un, fut répandu pour la première fois, non sans perfidie, le sang d'un mortel son allié (6) ; par l'autre, furent portées de téméraires atteintes au lit nuptial et et à l'auguste épouse de Jupiter. Certes, il méconnut les bornes de sa faible nature ; et ses désirs effrénés l'ont conduit à l'infamie. Homme vain, il n'embrassa qu'une nuée et ne se reput que d'un doux mensonge. Aisément le fantôme aérien put simuler la beauté céleste de la fille de Saturne : formé des mains de Jupiter, l'artifice trompa de la sorte le fol orgueil d'Ixion, et livra, aux quatre rayons d'une roue mobile, ce coupable dont les membres serrés par d'invincibles noeuds attestent le trop célèbre châtiment.

Cependant la nuée solitaire n'enfanta, d'Ixion, qu'un être isolé, désavoué par les Grâces, étranger aux formes humaines et aux attributs de la Divinité. Il reçut, de sa nourrice, le nom de Centaure (7), monstre qui s'unissant aux cavales magnésiennes dans les vallées du Pélion, donna naissance à cette nation armée, singulièrement ressemblante au père, pour la partie supérieure, à la mère, pour le reste du corps.

Ainsi Dieu gouverne toutes choses à son gré. Il arrête dans les airs le vol impétueux de l'aigle ; il interrompt la course du dauphin dans les mers ; il abaisse la fierté des mortels ambitieux, et il réserve aux autres des couronnes que rien ne saurait flétrir.

Mais je dédaigne les traits mordants de la satire. J'ai vu Archiloque (8), avant moi, périr misérable quoiqu'enrichi, pendant sa vie, du prix de ses sarcasmes impuissants. Préférons, à tous les biens, l'aisance jointe à la sagesse.

Ce double avantage, tu le possèdes, ô Hiéron ! toi, souverain libéral de tant d'états et de cités florissantes ! Je défie l'homme le plus vain d'imaginer qu'aucun monarque de la Grèce t'ait surpassé en fortune, en dignités. Quelle riche cargaison (9) offrirait à mes odes l'appareil des brillantes vertus qui t'accompagnèrent sur le trône !

Je rappellerais, avec les exploits de ta jeunesse, cette gloire depuis acquise par tant de combats, où tu sus guider la valeur de nos cavaliers et de nos fantassins armés. Ta sagesse comparable à celle des vieillards, dans les conseils, mettrait à l'abri du soupçon, mes plus magnifiques éloges.

Que du moins cet hymne, gage de ma haute reconnaissance, te plaise, à l'égal des dons précieux que les mers t'apportent de la Phénicie ! et si naguère mes chants pyrrhiques (10), adaptés au mode Eolien, eurent pour toi quelques charmes, daigne accueillir aujourd'hui cette gracieuse harmonie, avec laquelle je fais entendre les sept cordes de ma lyre (11).

Sache encore, en dépit des flatteurs, conserver ton mâle caractère. Aux yeux des enfants seuls, le singe qu'on montre est toujours un beau singe (12). Comme toi, Rhadamanthe recueillit les fruits incorruptibles de sa rare prudence. Aussi ne goûta-t-il jamais la calomnie, art familier de ces êtres malveillants, assez semblables aux renards, et non moins nuisibles à eux-mêmes qu'à ceux qui sont en butte à leurs traits. Quelle race fut jamais plus cupide ? Mais que gagneraient-ils contre moi par d'odieuses manoeuvres ? Ne suis-je pas, pour eux, comme l'est aux filets du pécheur, le liège qui surnage à la surface des eaux profondes ? Un courtisan imposteur perd tout crédit auprès de l'homme vertueux, lors même qu'il flatte ceux qu'il a dessein de perdre. Loin de moi d'aussi viles attaques ! je pourrais caresser un ami ; mais ayant à me défendre d'un ennemi, au lieu de le flatter, je saurai, à l'exemple du loup (13), l'épier et suivre partout ses pas tortueux.

Qu'un état soit gouverné par un monarque ; qu'il le soit par le peuple assemblé, ou par un petit nombre d'hommes vertueux, il profitera constamment des salutaires avis du citoyen véridique éclairé par la sagesse. Dieu seul aurait droit de s'offenser de nos conseils. Dieu n'a besoin que de sa propre puissance pour humilier des mortels ou pour les élever, si telle est sa volonté suprême. Mais l'homme égaré par la passion de l'envie s'arme en vain d'intrigues pour arriver à ses fins : il ne parvient qu'à déchirer son propre coeur. Sachons souffrir, avec patience, le joug d'un mal qu'on empire lorsqu'on s'efforce d'en repousser l'aiguillon. Pour moi, je ne veux devoir mes succès qu'à mes vertus et à la société des hommes de bien.


(1)  Syracuses aux grandes cités. Archias de Corinthe détruisit les quatre villes séparées, Achradine, Néapolis, Epipolé et Tyché ; ou plutôt il ne forma des quatre qu'une seule, sous le nom pluriel de Syracuses, que nous conservons au même nombre, d'après l'expression suivante de Pindare, divines nourricières, etc. La même ville est appelée vaste champ de Mars, parce qu'elle était féconde en guerriers.

(2)  Diane Alphéenne. Ce surnom lui vient, disent les scoliastes, du fleuve Alphée qui, avec la fontaine d'Aréthuse, nymphe de Diane, se perd dans la mer de Sicile. Près de cette fontaine, Diane avait un temple sous son nom d'Alphéia, ainsi que Pausanias l'atteste dans la traduction du premier volume, par M. Clavier, pag. 556. Nous aurons encore occasion de citer ce passage dans la 12e note, sur la troisième ode Néméenne.

(3)  A soumettre an harnois. Nous suivons ici la correction du texte par J. Corn. de Paw, qui lit courroies, au lieu de chars.

(4)  Cinyras, roi des Cypriotes dont les richesses avaient passé en proverbe, était, dit-on, fils d'Apollon, et prêtre de Vénus.

(5)  De féroces ennemis. Notre poète, ici, fait allusion à Anaxilas, roi des Rhéginois, qui menaçait de réduire en servitude les Locriens et qui n'en fut empêché que par Hiéron, roi de Syracuses.

(6)  D'un mortel, son allié. On l'accuse, en effet, d'avoir tué par trahison son gendre Déionée, qui lui demandait la dot promise à sa fille. Son second crime, c'est-à-dire son attentat contre Junon, a fait le sujet d'une fable que Paléphates, l.I de Centauris, p.111 édit. de Lyon (1608), explique en la manière suivante : «Ixion, roi de Thessalie, avait promis de récompenser ceux qui délivreraient le mont Pélion des taureaux enragés qui le rendaient inaccessible. Les jeunes gens du bourg de Néphélé, voisin du mont Pélion, dressèrent des chevaux, ce qu'on n'avait point encore fait auparavant ; c'est pourquoi, de loin, ils furent pris pour des monstres, moitié hommes et moitié chevaux. Ils se servirent de ces chevaux pour tuer à coup de flèches les taureaux, d'où leur vint le nom de centaures. Mais ces mêmes centaures, enorgueillis des riches récompenses qu'ils avaient reçues d'Ixion, se révoltèrent contre lui. Ils entrèrent aussi en guerre avec les Lapithes leurs voisins, dont ils voulaient enlever les femmes dans Larisse, autre ville de la Thessalie. Il faut remarquer, en outre, que Néphélé, nom grec du bourg, signifie Nuée. Pour cette raison, on a feint que les centaures, aussi appelés hippocentaures, étaient nés d'Ixion et de la Nuée. Or, comme Junon préside à l'air, ainsi que le porte son nom suspendue en l'air, la fable aura été embellie de la manière que l'a tissue Pindare.

(7)  De centaure. Ce mot est suffisamment expliquif par la note précédente.

(8)  J'ai vu Archiloque. Ce poète célèbre, que Pindare cite lui-même honorablement dans sa neuvième olympique, fut en effet tué par Corax, l'un de ceux qui avaient été en butte à ses traits satiriques. Pindare dit qu'Archiloque vint avant lui, ou à la lettre, loin de lui, c'est-à-dire environ deux siècles avant lui.

(9)  Quelle riche cargaison, etc. Dans le style de notre poète, selon les scoliastes, qui l'entendaient sans doute aussi bien que nous, Pindare veut dire, en son style métaphorique, qu'il aurait équippé une flotte florissante et riche des seules vertus de son héros. J'ai cru devoir affaiblir cette métaphore, trop hardie dans notre langue, par le mot cargaison, un peu ennobli par celui d'appareil des vertus, qui suit presqu'immédiatement.

(10)  Mes chants pyrrhiques. On nommait ainsi les vers composés pour être chantés par des guerriers en dansant. Achille, d'autres disent Pyrrhus son fils, inventa cette espèce de chants, que quelques-uns préfèrent d'attribuer à Castor ; et Pindare semble lui-même partager cette dernière opinion. Car son texte porte ici chants adaptés au mode éolien, mode singulièrement cultivé par les Lacédémoniens dévoués à Castor et Pollux, enfants d'Hélène, Lacédémonienne ; autrement, femme de Tyndare, roi de la Laconie. Du reste, la danse pyrrhique et les vers qu'on y adaptait portent indifféremment, parmi les anciens, les noms de pyrrhiques et de castoréens.

(11)  Les sept cordes de ma lyre. Parmi ces sept tons ou cordes de la lyre de notre poète, ses interprètes veulent qu'on entende ici les sept arts libéraux, auxquels Pindare est loin d'être étranger, c'est-à-dire, la poésie, la peinture, la musique et la danse, l'éloquence, l'architecture et la sculpture.

(12)  Un beau singe. La raison de cette similitude, passée chez les Grecs en proverbe, est suffisamment indiquée dans l'argument de la présente ode. Dans l'application de ce proverbe, Pindare dit au prince : «Méfie-toi des flatteurs qui pourraient louer tes défauts, comme les enfants trouvent toujours beau le singe qu'on leur fait voir, quelque laid qu'il puisse être».

(13)  A l'exemple du loup, etc. On serait tenté de croire que Pindare compare son ennemi au loup dont il faut toujours se méfier. Mais notre poète dit positivement de lui-même qu'à l'exemple du loup qui épie sa proie, il parcourra les sentiers les plus tortueux, pour y suivre et surprendre son ennemi (Bachylide), plutôt que de souffrir que celui-ci lui en impose par de basses flatteries, et le perde au moment où il s'y attendrait le moins. Le texte ne permet pas d'autre interprétation.