A XENOCRATE D'AGRIGENTE, VAINQUEUR A LA COURSE DU CHAR

Pindare semble adresser particulièrement ses éloges à Thrasybule, fils du vainqueur ; ce qui a fait soupçonner que le titre de cette ode portait anciennement : A Thrasybule, pour la victoire remportée par Xénocrate, son père. Tel est aussi l'avis de Corneille Paw. Il parait même que ce fut Thrasybule qui monta le char de son père, et remporta pour lui cette victoire.

Quoi qu'il en soit, le poète voulant célébrer les vertus de son héros, s'élève d'abord à la hauteur de son sujet. Il annonce qu'il va puiser ses chants dans le sanctuaire même d'Apollon ; que ses hymnes ne craignent ni l'injure du temps, ni la fureur des éléments. Il loue les ancêtres de Xénocrate, puis son fils Thrasybule et son frère Théron. Il fait la peinture des vertus qui caractérisent ces trois personnages. Il compare Thrasybule au jeune Achille, qui se montra docile aux leçons du Centaure Chiron ; il compare l'attachement de Thrasybule pour son père, au dévouement avec lequel Antiloque sauva la vie de son père Nestor en faisant le sacrifice de la sienne. Il s'étend aussi sur les autres qualités brillantes du jeune Thrasybule, qu'il rapproche de celles de son oncle Théron. Il finit par vanter son affabilité et sa douceur, qu'il assimile au miel des abeilles.


Mortels, écoutez ma voix, me voici dans le champ fertile (1) des Grâces et de Vénus aux noirs sourcils. Je pénètre jusqu'au temple, d'où retentissent au loin les oracles d'Apollon et qui occupe le centre de la terre habitée (2).

Là, pour honorer à la fois l'un des augustes descendans d'Emménès (3), Xénocrate, victorieux aux jeux Pythiens, la cité d'Agrigente et le fleuve à qui elle doit son nom, je veux puiser à leur source dans le riche sanctuaire qu'entoure la forêt sacrée du Dieu mes hymnes incorruptibles.

Ils n'auront à redouter ni les torrents qui s'échappent des nuées orageuses, ni la fureur des vents qui avec les eaux entraînent d'impurs débris vers le gouffre des mers. Je les adresse à un héros connu, à ton généreux père, ô Thrasybule, à sa famille entière désormais illustrée. Puissent-ils consacrer son triomphe curule (4) dans les vallées de Crissa ! Que répétés de bouche en bouche, ils en perpétuent la mémoire jusqu'aux siècles à venir.

Digne fils de Xénocrate, tu recueillis dès ton enfance et tu mets en pratique aujourd'hui ses sages conseils les mêmes que le Centaure né de Philyre dicta, dans les antres du Pélion, au jeune Achille, alors privé de l'appui du vieux Pélée, son père (5).

«Sache avant tout honorer les dieux de l'Olympe, Jupiter, maître de la foudre aux carreaux brûlants ; qu'un devoir non moins sacré, celui de la piété filiale, assure à l'auteur de tes jours, le bonheur de sa vie, quelle qu'en soit la durée dans l'ordre du Destin».

Ce noble sentiment distingua jadis le vertueux Antiloque qui, pour sauver son père, s'offrit lui-même aux coups homicides de Memnon (6), chef des noirs Ethiopiens. D'un côté, Nestor ne pouvait gouverner son char, dont un coursier venait d'être atteint par une flèche de la main de Pâris ; de l'autre, il se voyait pressé par la lance du belliqueux Memnon. Alors, d'une main tremblante, le vieillard Messénien appelle son fils.

Le jeune héros l'entend ; il vole au combat, et par le sacrifice de sa vie il achète celle de son père, en laissant aux races futures le touchant et sublime modèle de la tendresse d'un fils.

Cette antique vertu, Thrasybule nous la retrace en ce jour. La volonté d'un père est son unique loi ; il partage avec Théron son oncle (7), et la dignité dans les moeurs et la modération dans les richesses... Ses actions, dans l'âge mûr, ne décèlent ni l'injustice ni l'orgueil ; il a puisé dans la paisible retraite des Muses filles de Piérius, les doctes leçons de la Sagesse ; il recherche avec ardeur tous les secrets de ton art, ô Neptune, toi dont le trident ébranle au loin la terre, toi dont le génie apprit aux hommes à dompter des coursiers fougueux. Ajoutons que son caractère heureux, que son langage au milieu de ses dignes convives et amis surpasse en douceur le miel que renferment les cellules de l'industrieuse abeille.


(1)  Champ fertile. Allégorie par laquelle le poète donne à entendre qu'il aborde un sujet agréable et plein de charmes pour lui, c'est-à-dire l'éloge d'un grand homme vertueux, matière également riche et pleine d'attraits. Ailleurs Pindare employé des expressions analogues pour signifier la beauté et la fertilité d'un terroir. Mais Delphes ne passa jamais pour un lieu fertile. Le premier sens est donc plus naturel, et je l'ai préféré.

(2)  Le centre de la terre. J'ai donné le sens de cette périphrase dans la quatorzième note de la quatrième Ode pythique.

(3)  Emménès. L'interprète remarque ici que Xénocrate, frère de Théron, est le même dont il a été question dans la seconde Olympique du Sicilien Emménès, l'un des fils de Télémaque ; et c'est pourquoi dans ces deux Odes Théron et son frère Xénocrate sont nommés comme appartenant à la race des Emménides. Il parait aussi que cette famille avait déjà fourni plusieurs vainqueurs aux Jeux Pythiens.

(4)  Triomphe curule. Je prends ce mot curule de l'épithète curulis des Latins, usitée lorsqu'on parle de chars, quoique je sache très bien que notre mot français curule, dérivé de curia, sénat, n'ait été appliqué jusqu'ici qu'à la chaise sénatoriale. Mais pourquoi n'userions-nous pas du droit qu'avaient les Latins d'étendre la signification de ce mot, lorsqu'elle est pour nous comme pour eux commandée par l'analogie ? Par les vallées de Crissa, dont il est question immédiatement après, il faut entendre l'arène des jeux Pythiens. (Voy, sur Crissa et Cirrha, les notes des IIIe, Ve et VIe Pythiques.

(5)  Son père. Le mot orfanizomenw ne signifie point ici qu'Achille fût alors orphelin ou privé de son père. Pélée vivait, mais Chiron l'avait remplacé pour l'éducation du jeune Achille, lorsque Thétis, mère de celui-ci, voulant le rendre immortel par des procédés occultes, l'eut dérobé aux yeux et aux recherches de son père.

(6)  De Memnon. Pindare s'écarte ici du récit d'Homère (Il. VIII, v. 80), où l'on voit que Nestor est attaqué non par Memnon, mais par Pâris, et qu'il est sauvé par la bravoure de Diomède. Mais Homère raconte aussi dans le IVe liv. de l'Odyssée, qu'Antiloque périt sous les coups du fils de l'Aurore. Le continuateur d'Homère, Quintus de Smyrne, fait, au second chant de son récit épique, la même tradition que Pindare, sans que nous puissions dire où l'un et l'autre l'ont puisée. Pour mettre d'accord Homère avec lui-même et avec Pindare, on doit supposer deux actions distinctes, la première où le vieux Nestor est secouru par Diomède : la seconde est un autre combat où il est sauvé par Antiloque son fils. C'est l'opinion que nous avons émise dans la première édition, en l'an IX (1800), de notre traduction, sous le titre de Guerre de Troie depuis la mort d'Hector, etc. en 2 vol. in-8°. L'explication que nous donnâmes alors nous parait encore aujourd'hui la plus satisfaisante, et nous la laisserons subsister dans notre seconde édition de Quintus, qui paraîtra incessamment.

(7)  Avec Théron son oncle. Notre poète ne nomme pas ici Théron, mais ses scoliastes nous apprennent que ce Théron, roi d'Agrigente, était l'oncle du jeune Thrasybule et le frère de Xénocrate. Au reste, on voit assez que les princes et les grands, au siècle où vivait Pindare, étaient également amis des lettres et des exercices du corps.