A ARISTOMENE D'EGINE, VAINQUEUR A LA LUTTE

Le sens de cette ode a été mal saisi par la plupart des scoliastes et des commentateurs. En voici le contexte que nous justifierons par des notes.

Pindare ayant à chanter les victoires d'Aristomène, originaire de l'île d'Egine, ville libre et féconde en héros, vante d'abord la tranquillité d'âme, le repos qui fait fleurir les cités, qui en écarte la dissension, qui est l'âme des conseils et qu'il personnifie sous le nom de fille de la justice, autrement de Thémis, etc. Il blâme les perturbateurs, qu'il compare aux géants révoltés contre le ciel et punis par Apollon dont il célèbre les bienfaits envers Aristomène et envers Egine, féconde en guerriers comme en vainqueurs dans les jeux. En faisant l'énumération des titres de gloire de la ville d'Egine et des victoires d'Aristomène, il marque quel intérêt il a pris au dernier triomphe de celui-ci à la lutte, en racontant comment il s'est empressé d'aller à Delphes consulter l'oracle pour apprendre d'avance les succès de son héros et comment ils lui ont été prédits par Alcman, fils d'Amphiaraüs, circonstance qui amène une digression sur la prophétie d'Amphiaraüs concernant Adraste, héros auquel le poète compare Aristomène. Il rend ensuite de nouvelles actions de grâces au Dieu de Delphes, dont il invoque le pouvoir pour la prospérité du vainqueur et de sa famille. En même temps, il fait sentir que la fortune dépend plutôt de la faveur du ciel que des efforts de l'homme ; que le vainqueur ne doit pas s'enorgueillir de ses succès, quoiqu'il ait triomphé à la lutte de quatre adversaires dont le poète dépeint la retraite honteuse. Il saisit cette occasion pour faire contraster le néant de l'homme, laissé à ses propres forces, avec l'homme aidé des lumières et des forces de la Divinité. Il finit par mettre l'île et la ville d'Egine sous la protection des dieux et des héros qu'elle a nourris.


Aimable tranquillité, fille de Thémis la sauvegarde des Etats ! Toi qui tiens en main les clefs de la guerre ou des conseils ! Reçois l'hommage de la victoire qu'Aristomène vient de remporter dans les champs de Python. Tu sais, au besoin, donner aux autres ou goûter toi-même les douceurs du repos ; et lorsque la colère ennemie s'empare d'un coeur, ta seule présence en amortit les feux et en fait disparaître les traces.

A quel point méconnurent ton empire, et ce Porphyrion (1) dont la cupidité sans frein tenta, pour son malheur, de ravir de force des trésors qu'il eût été si doux de recevoir d'un main libérale ! Et ce Typhon à plusieurs têtes, monstre de la Cilicie, non moins féroce que le prince des Géants (2). Tous deux succombèrent, l'un écrasé par la foudre, l'autre percé des traits d'Apollon, Dieu dont la faveur enrichit de mes hymnes doriens la couronne de lauriers du Parnasse, décernée au fils de Xénarcès dans les vallons de Cirrha.

Non ! l'île d'Egine, où règne la justice, n'est point déchue de sa splendeur première : elle brille encore de tout l'éclat des antiques vertus héréditaires, dans la famille des Eacides. Elle compte au nombre de ses citoyens une foule de vainqueurs dans nos jeux, et de héros illustrés dans l'honorable carrière des armes.

Mais qu'ai-je besoin de fatiguer ma lyre et ma voix du long récit des titres de gloire de ta patrie, ô jeune héros, lorsque tes vertus personnelles et tes triomphes viennent d'eux-mêmes offrir un si bel essor à mes vers empressés ?

Aux combats de la lutte, marchant sur les traces de tes oncles maternels, tu te montras l'égal et de Théognète et de Clitoraque, athlètes victorieux, l'un dans l'arène Olympique, l'autre dans les jeux de l'Isthme. Noble soutien de la tribu des Midyles (3) tes ancêtres ! J'oserai t'appliquer le prophétique langage que tint Amphiaraüs le fils d'Oiclée, à la vue de ses guerriers combattant de leurs lances devant les sept portes de Thèbes, lorsque pour une seconde expédition, les Epigones y arrivèrent d'Argos (4).

«La nature, leur dit-il, a transmis aux enfants tout le courage des pères. Je vois avec orgueil mon fils Alcméon faire briller des premiers aux portes de la cité de Cadmus son bouclier, que distingue un dragon tacheté de diverses couleurs. Après une première catastrophe (5), Adraste reparaît enfin sous de meilleurs auspices. Pour cette fois, les dieux auront sauvé son armée entière, à l'exception de son fils, le seul entre les Danaens dont il transporta les ossements dans la superbe ville où fut le trône d'Abas».

Ainsi prononça autrefois sur le sort d'Adraste le devin Amphiaraüs, et moi je couronnerai de fleurs Alcméon son fils ; je lui consacrerai les chants de ma reconnaissance. Voisin de mes foyers (6) et gardien de mes propriétés, il s'offrit à ma rencontre au moment où j'allais visiter le temple auguste placé au centre de l'univers ; confident des secrets de son père, il m'annonça l'oracle que je devais entendre de la bouche sacrée d'Apollon.

Dieu puissant, dont les traits radieux se répandent au loin ! Toi qui reçois à Delphes les voeux de tous les mortels ! Vois ton ouvrage dans le nouveau triomphe d'Aristomène aux champs de Python. Déjà tu lui avais accordé le prix vivement disputé aux cinq jeux qu'on y célèbre en ton honneur, ô roi éternel ! Daigne aujourd'hui, je t'en conjure, daigne applaudir aux hymnes solennels que j'adresse avec justice à de nobles vainqueurs. J'appelle sur votre sort, ô fils de Xénarcès (7), la tendre sollicitude des dieux.

Une fortune immense et rapide paraît au vulgaire insensé devoir être le fruit du génie ; mais les biens ne sont point au pouvoir des mortels : Dieu seul les distribue, et sa main les prodigue aux uns ou les retire aux autres, selon son gré. Heureux Aristomène ! Déjà couronné à Mégare et dans les vallées de Marathon, ton courage te rendit trois fois victorieux aux fêtes de Junon, dans le sein même de ta patrie. Avec une égale valeur, au dernier combat, près des champs Pythiens, tu fondis sur quatre adversaires qui, terrassés sous tes coups, sortirent de la lice sans gloire, et rentrèrent dans leurs foyers, où leur présence ne put exciter dans le coeur des mères les doux transports de l'allégresse. Encore honteux de leur défaite, ils portent jusques dans les places publiques l'effroi que leur a causé la puissance de ton bras.

Celui dont un avantage récent a enflé le coeur vole, plein d'espérance, à de plus hautes destinées, et par de nouveaux efforts aspire au comble du bonheur et des richesses. Mais si un court moment a pu élever sa fortune, un moment aussi l'ébranle et la renverse. Hommes éphémères ! Simulacres d'une ombre vaine ! Qui peut dire ce que vous êtes, ce que vous n'êtes pas ? Votre vie n'a d'éclat durable qu'autant que Jupiter répand sur elle les rayons de sa bienfaisante lumière.

O nymphe Egine, tendre mère ! Daigne conserver en paix et en liberté la ville qui s'honore de ton nom. Qu'elle jouisse à la fois et de la protection du fils de Saturne et de la gloire du roi Eacus, de Pélée, du vaillant Télamon, d'Achille, et de tous les héros sortis de son sein.


(1)  Ce Porphyrion. Ce géant, ainsi que son frère Alcoen, entrèrent, dit-on, dans la guerre que plusieurs dieux et déesses réunis firent à Jupiter dont ils voulaient enchaîner la puissance. Typhon le Cilicien est plus souvent mentionné par les poètes, et Pindare lui-même en a parlé fréquemment dans ses odes Olympiques et Pythiques. On raconte diversement sa mort. Les uns le supposent tué par Jupiter, les autres par Apollon, etc.

(2)  Prince des géants. Il semble que notre poète ait voulu désigner ici Briarée, mais les scoliastes le donnent comme douteux. Ils avouent ne pouvoir décider si Pindare parle en cet endroit de Briarée ou de Porphyrion qu'on vient de nommer. Je remarquerai seulement que s'il s'agit en ce passage de la division qui éclata entre les dieux, Briarée ne peut y figurer parmi les géants coupables, puisqu'il prit en cette occasion la défense de Jupiter. Voyez les mythologues et principalement Noël Comte, lib. II, cap. 1. Ce prince des géants me parait donc être Alcyonée ou Ephialte, tué par Apollon. Quant à Porphyrion, rival d'Hercule, il fut tué par Jupiter.

(3)  De la tribu des Midyles. Le chef de cette ancienne famille était Midylus, originaire de l'île d'Egine, et duquel apparemment descendaient les deux athlètes oncles d'Aristomène, et par conséquent Aénarcès, père d'Aristomène.

(4)  Arrivèrent d'Argos. Après la mort d'Ethéocle et de Polynice, Thersandre fils de celui-ci, accompagné du devin Amphiaraüs, d'Adraste roi des Sicyoniens et des Argiens, fit une première expédition contre la ville de Thèbes pour venger la mort de son père. Mais toute son armée fut taillée en pièces à l'exception d'Adraste qui se sauva, et d'Amphiaraüs que Jupiter engloutit sous terre pour le dérober à la fureur de son ennemi Périclymène. Mais Adraste forma depuis une nouvelle armée avec laquelle il vint de nouveau d'Argos, faire le siège de Thèbes. Dans cette seconde expédition, dont Pindare met les détails dans la bouche d'Amphiaraüs, lequel en effet a pu la prédire de son vivant, comme le poète a le droit de le supposer, Adraste fut plus heureux en ce qu'il ne perdit aucun guerrier de sa troupe autre qu'Aegiale son fils, dont il remporta les ossements dans la ville d'Argos. D'après ces faits, voici, ce semble, l'à-propos de l'épisode d'Amphiaraüs. Pindare loue son héros Aristomène, comme le devin Amphiaraüs avait loué Adraste dont l'expédition contre Thèbes illustra la famille. Et de même que notre poète fait prédire à Amphiaraüs le succès de cette expédition, quoique ce devin eût disparu auparavant, de même aussi il fait pronostiquer par Alcmaon autrement Alcméon fils d'Amphiaraüs la victoire d'Aristomène, quoique cet Alcméon à qui son père avait transmis l'art de la divination, fût mort depuis très longtemps.

(5)  Première catastrophe. On a vu par la note précédente que Pindare se borne à mettre dans la bouche d'Amphiaraüs les seuls détails de la seconde expédition, qui n'eut lieu toutefois qu'après la disparition de cc devin. Cette fiction est d'ailleurs assez naturelle.

(6)  Voisin de mes foyers. Les scoliastes et les interprètes admettent ici une figure de rhétorique par laquelle le poète met ce discours dans la bouche d'Aristomène d'Egine. Nous préférons avec de Paw laisser parler ici le poète thébain, dont les foyers étaient voisins du lieu où Alcméon avait son tombeau. Pindare, pour flatter son héros, feint assez naturellement qu'inquiet sur ses succès, il s'était mis en marche pour aller consulter l'oracle de Delphes et qu'Alcméon lui apprit en route qu'Aristomène serait vainqueur. Quoique rien ne prouve la réalité de ce voyage, la supposition en est plausible dans une ode ; et comme le poète continue d'y parler en son nom dans l'invocation qu'il fait à Apollon, son texte est mieux lié qu'il ne le serait s'il introduisait Aristomène sans aucune raison ni transition fondée.

(7)  O fils de Xénarcès. Ce Xénarcès était sans doute le père d'Aristomène. Dans ces mots votre sort, si le poète ne parle pas en même temps et du père et du fils, ce qui est en effet peu probable, il faut remarquer l'emphase du style qui permet en pareilles circonstances d'employer le pluriel pour le singulier.