1. COMEDIE GRECQUE

    I. Aristote explique l'obscurité qui enveloppe les commencements de la comédie par la raison qu'elle était d'abord tenue en moins grande estime que la tragédie ; il constate que l'archonte ne donna qu'assez tard aux chorèges des choeurs de comédies [Choregia]. Un jour vint où l'on cita les noms des auteurs de comédies, mais l'on ne savait à qui la comédie devait la forme définitive qu'elle avait prise. Sans doute il y a une analogie générale entre l'épopée héroïque et la tragédie, entre la poésie satirique du Margites et la comédie, mais on ne saisit pas exactement comment la transition s'est faite et l'on voit seulement la comédie proprement dite se substituer un jour à la poésie ïambique. Elle fut, d'après Aristote, une transformation des choeurs phalliques qui, de son temps, étaient encore en usage dans beaucoup de villes. Les phallophores faisaient entendre des chants lubriques, décochaient des railleries plaisantes à l'adresse de ceux qui se trouvaient sur le passage de leurs processions et s'abandonnaient à toute la gaieté des vendanges avec une liberté qu'autorisait la nature même des fêles agrestes de Dionysos. De la même façon, la tragédie est sortie du dithyrambe. Les Doriens et les Athéniens se disputaient l'honneur de la première invention de la comédie, les premiers alléguant que les essais les plus anciens étaient dus aux Mégariens et aux Siciliens (Epicharme était Sicilien), et invoquant l'étymologie du mot lui-même où ils voyaient une dérivation du mot kômê, qui dans leur dialecte signifiait villages. Aristote accepte la priorité des Siciliens avec Epicharme et indique Cratès comme le premier auteur athénien qui, renonçant à la forme ïambique, ait traité des sujets comiques.

    La partie de la Poétique où Aristote traitait spécialement de la comédie est malheureusement perdue, mais la réserve qu'il montre dans les premiers chapitres où il est parlé en général de la poésie dramatique, et le petit nombre des affirmations qu'il se permet de hasarder et que nous venons de résumer, prouvent qu'à une époque où l'on possédait les oeuvres, l'histoire des origines du genre paraissait difficile à constituer.

    Sur l'étymologie du mot comédie, il y avait désaccord entre les Doriens et les Athéniens : les premiers le faisaient dériver de kômê, village ; les autres y voyaient un composé de kômos et de ôdê. D'après O. Müller, une des parties principales de la fête des petites Dionysiaques, ou Dionysiaques champêtres, était un comos ou festin, fort différent du comos pendant lequel on exécutait les épinicies de Pindare, très bruyant, où l'on buvait à flots, chantait et dansait. Le mot kômos est rapproché du mot kômôdoi dans la loi d'Evégoros, citée par Démosthène ; d'après M. Foucart, il désigne le cortège bachique qui accompagnait le dieu dans le trajet de l'autel au théâtre, et constitue une partie importante de la cérémonie religieuse. M. Egger opte également pour l'étymologie de kômos et il cite une peinture de vase grec où un personnage féminin, désigné sous le nom de komôdia, figure dans un kômos. M. Bernhardy préfère l'étymologie kômê ; il remarque qu'une pièce proprement dite, qu'un drame a un rapport bien plus naturel avec des fêtes de village. Il accepte que les phallika sont bien le point de départ de la comédie, mais pas davantage, car il leur manque l'élément dramatique. M. Wilamowitz rapporte aussi l'étymologie qu'Aristote, d'après les Doriens, rattachait à kômê, village.

    Quoi qu'il en soit sur l'étymologie du mot comédie, on ne peut cependant que reproduire ce que dit 0. Müller de l'influence qu'eut le culte de Bacchus sur la formation du genre lui-même : «Grâce à lui, l'imagination acquit cet essor audacieux par lequel nous avons déjà expliqué plus haut la naissance du drame en général. Plus la comédie attique est proche de ses origines, plus elle a de cette singulière ivresse intellectuelle qui, chez les Grecs, se manifeste dans tout ce qui se rattache à Dionysos, dans la danse et le chant, comme dans le mime et la plastique. L'allégresse et la licence des fêtes bachiques donnaient à tous les mouvements de la comédie une certaine hardiesse grotesque, quelque chose de grandiose dans son genre, qui élevait même ce qu'il y avait de vulgaire dans les tableaux, dans une région toute poétique. Cette gaieté folâtre de la fête affranchissait en même temps et complètement la comédie des lois de la décence et de la dignité, encore très sévèrement observées à cette époque. Loin de ces orgies, s'écrie Aristophane, quiconque n'est pas initié aux mystères bachiques de Cratinos, mangeur de taureaux ! Le grand comique appelle ainsi son prédécesseur en le comparant, par l'épithète qu'il lui donne, à Bacchus lui-même. Un écrivain postérieur envisage toute la comédie comme un produit de l'ivresse, de l'étourdissement de l'esprit et de la licence des fêles nocturnes de Dionysos».

    Les conclusions de la critique sur l'origine de la comédie se bornent en résumé à ceci : comme genre littéraire, elle apparaît d'abord chez les Doriens ; elle a pris naissance dans le culte de Bacchus, et elle lui doit une inspiration première dont l'influence est manifeste dans ce qui nous est resté de la comédie ancienne. Ces conclusions, conformes au peu que nous dit Aristote, sont confirmées par l'histoire entière du genre. Nous traiterons successivement de la comédie chez les Doriens et chez les Athéniens.

    La comédie dorienne nous est connue par de rares fragments et quelques indications que l'on recueille dans les grammairiens et dans les oeuvres des classiques. Elle témoigne du goût naturel des Doriens pour la plaisanterie et la mimique, et, si elle n'a pas dans l'histoire l'importance de la comédie attique, elle n'en garde pas moins l'honneur de lui avoir servi de premier modèle. Conformément au génie de la race, elle diffère suivant les lieux. On peut l'étudier chez les Péloponnésiens, chez les Mégariens, chez les Siciliens. On y rattache les genres de la parodie et de l'idylle ou poésie bucolique, qui ne devaient fleurir qu'après le règne d'Alexandre.

    Les Spartiates se plaisaient aux jeux des Dikéliktes qui représentaient des aventures ridicules avec force gestes comiques. On cite comme personnages de ces petites pièces ceux du voleur de fruits, du médecin étranger. A Sicyone et dans les villes voisines, le culte de Bacchus et la pompe phallique admettaient de vrais intermèdes comiques.

    Les Mégariens et leurs colons de Sicile revendiquaient également l'invention de la comédie, «les uns, dit Aristote, en raison de leur état démocratique, les autres parce qu'Epicharme était né chez eux». L'antiquité de la comédie à Mégare ne peut être contestée. On cite les noms de Susarion, qui introduisit la comédie en Attique, de Myllos, d'Evétés, d'Euxénidés, de Tolynos, auteur d'une forme métrique qu'employa Cratinos et qui reçut le nom de ce dernier ; on attribue à Maeson l'invention des masques comiques [Persona]. La comédie des Mégariens était tenue en médiocre estime par leurs voisins d'Athènes, plus fins et plus spirituels. De Maeson il reste un seul vers qui avait été gravé à Athènes sur un Hermès. Il avait cependant créé deux types, celui de l'esclave insolent et celui du cuisinier. Le proverbe Myllos entend tout indique la frayeur qu'inspirait la verve audacieuse de ce poète comique. Ce petit peuple de Mégare apparaît comme doué d'une vivacité singulière, s'abandonnant à toutes ses passions, allant de l'excès de la joie à l'excès de la douleur. Placé au point de contact des races dorienne et ionienne, participant de deux civilisations, sorte de champ de bataille où étaient aux prises l'aristocratie et la démocratie, il alliait, semble-t-il, la violence et la mobilité.

    Les anciens sont unanimes à reconnaître aux Siciliens le don d'une parole facile et spirituelle. Cependant jusqu'aux guerres médiques on ne fait mention que des ïambes d'Aristoxène de Sélinonte. Pour que la comédie prît la forme dramatique, il fallait bien des conditions : le progrès de la culture générale, les exigences d'un goût plus difficile à satisfaire, l'influence d'une cour appréciant les plaisirs de l'esprit. Quelques détails témoignent d'un art dramatique auquel les Athéniens ont pu faire des emprunts. On parle de concours auxquels présidait un jury de cinq juges, d'un lien affecté aux exercices des acteurs, d'un théâtre permanent.

    Celui en qui l'on peut reconnaître le premier auteur du genre, le créateur de la comédie, Epicharme, était un homme remarquable à tous égards. Né à Cos, il appartenait à la famille des Asclépiades. Il suivit le tyran Cadmos en Sicile et fit représenter à Mégare (de Sicile) plusieurs comédies vers l'olymp. 73, 3 ; av. J.-C. 486. On voit en lui un élève des Pythagoriciens, et certains ont supposé que ses comédies n'étaient à ses yeux qu'un moyen de répandre sans bruit et sans danger les doctrines de ses maîtres. C'est aller trop loin ; mais l'on peut très bien accepter que la direction et l'emploi de son talent furent déterminés par l'influence d'une école qui a donné l'exemple de l'étude des moeurs. D'autre part, à la même époque, la tragédie athénienne d'Eschyle n'était pas ignorée en Sicile et l'art dramatique n'était plus à créer. Mégare de Sicile fut détruite (olymp. 74, 2 ; av. J.-C. 483) et ses habitants transportés à Syracuse. Dès lors Epicharme vécut dans cette dernière ville où il se livra de plus en plus à son art. On a conservé les titres de trente-cinq de ses comédies dont il reste cent soixante-huit fragments. Le premier, il suivit dans ses pièces un plan régulier, traça de vrais caractères et développa le dialogue avec habileté. Il faisait alterner le tétramètre trochaïque (metrum Epicharmium) et le rythme plus léger et plus vif de l'ïambique trimètre. Les chants correspondant aux mouvements de la danse étaient écrits en anapestes. Deux de ses pièces étaient en entier composées d'anapestes. Sa langue est le dialogue dorien dans toute sa pureté, mais sans aucune recherche. Il aimait les jeux de mots, les antithèses : on a de lui un exemple assez curieux de gradation. Les titres de ses pièces paraissent pour la plupart indiquer des sujets mythologiques. On a essayé de reconstituer le plan de la plus célèbre, du Mariage d'Hébé, parodie où l'on voyait le roi et la reine de l'Olympe se quereller vivement, Hercule faire gauchement le galant auprès d'Hébé, et Minerve, sous les traits d'une virago, souffler dans une flûte pour accompagner la danse lourde et disgracieuse de Castor et de Pollux.

    Epicharme a créé les types du paysan, de l'ivrogne, et du parasite : ce dernier surtout était appelé à un long avenir. La comédie dorienne s'appliquait à peindre des caractères et non des individus : par là, Epicharme est plutôt le précurseur de Ménandre que d'Aristophane, et le fait peut s'expliquer par la discipline plus sévère des cités doriennes. L'égalité démocratique pouvait seule tolérer la licence de la comédie ancienne. Epicharme mourut à Syracuse, âgé de quatre-vingt-dix ans, laissant la double réputation de poète et de philosophe. Platon professait pour lui une haute estime : «Les poètes excellents sont, pour la comédie, Epicharme, et, pour la tragédie, Homère».

    On nomme à côté d'Epicharme deux poètes, ses contemporains, Phormis et Dinolochos. Le premier donna aux acteurs une longue tunique qui tombait jusqu'aux pieds et orna la scène de draperies rouges ; on connaissait de lui sept comédies. Dinolochos est cité comme le fils, l'élève ou le rival d'Epicharme ; les grammairiens donnent les noms de cinq de ses comédies.

    L'histoire de la comédie sicilienne finit avec les Mimes de Sophron et de son fils Xénarque. Malgré le talent incontesté de ces deux auteurs, leurs oeuvres ne faisaient que prouver la fin du vrai drame dans leur pays. Le mime, écrit en prose, composé comme le sont les dialogues bucoliques, empruntant ses sujets aux petits incidents de la vie, visant à intéresser par une fidèle imitation, n'est pas une comédie : c'est une scène tracée d'après nature avec plus ou moins d'art et de vérité. Il amena un genre nouveau, très artificiel, mais ne manquant point d'agrément et dont Théocrite trouvera la forme parfaite.

    La comédie des Italiotes, ou de la Grande-Grèce, appartenait, autant que l'on petit en juger par les témoignages des grammairiens, au genre de la parodie. L'auteur le plus célèbre, Rhinthon de Tarente, était un contemporain du premier Ptolémée ; on lui attribuait trente-huit drames désignés par le nom d'hilarotragédies.

    En réalité les Doriens n'ont jamais pu s'élever dans le drame au-dessus de l'imitation, qu'elle fût naïve ou burlesque, qu'elle empruntât son objet au cours ordinaire de la vie, aux légendes mythologiques ou à des oeuvres littéraires. L'intelligence vraie des conditions de la comédie comme de la tragédie était réservée aux Athéniens.

    La comédie attique prétendait remonter haut, jusqu'aux pièces de Susarion. Une tradition veut que d'autres poètes de Mégare aient fait représenter des comédies à Athènes vers 485 av. J.-C. Les fragments d'une didascalie attestent aussi qu'avant l'année 460, on représentait à Athènes des comédies en même temps que des tragédies : mais c'est seulement un peu plus tard, lorsque Athènes était à l'apogée de sa puissance et de sa prospérité, qu'apparaissent les premiers noms d'une longue liste de plus de cent poètes comiques. L'usage est de distinguer la comédie ancienne (ê archaia cômôdia), la congédie moyenne (ê mesê cômôdia), la comédie nouvelle (ê nea cômôdia).

    La comédie ancienne avec Chionidès, Magnès, Ecphantidès, Cratès, Cratinos, commence vers l'olympiade 80, av. J.-C. 460. Eschyle touchait à la fin de sa carrière (il meurt en 456, deux ans après la représentation de l'Orestie). Sophocle était déjà connu (il est couronné pour la première fois en 468). Périclès entrait dans la vie publique, et le sophiste Gorgias émerveillait ses auditeurs par la subtilité de ses pensées et la recherche de son langage. Les premiers comiques nous sont connus par les titres de quelques pièces, de rares fragments et les jugements des anciens. Leur principal mérite consiste à avoir su mettre à profit pour la comédie, jusqu'alors obscure, l'exemple de la tragédie. La composition dramatique, le développement d'une action, l'art du dialogue, la mise en scène, n'étaient plus à inventer ; mais dans la réforme qu'ils entreprenaient d'un genre qui, en Attique, en était resté à l'improvisation des bouffonneries primitives, ils apportèrent un esprit de choix et d'indépendance. Là est la marque du génie athénien. Dans l'art comme dans les institutions, il agit d'après les conseils d'une raison libre. Ici, le danger était d'imiter servilement la comédie sans avenir des Doriens ou d'emprunter le cadre et les procédés de la tragédie. Les premiers comiques profitèrent de tout et créèrent cependant une forme littéraire absolument nouvelle, qui répondait aux besoins de leur siècle. Chez les Doriens, la forme dramatique était restée indécise et flottante, le nombre des personnages présents sur la scène n'était pas limité, le choeur n'était qu'un accessoire qu'aucune règle n'imposait au poète. Chionidès se contenta du choeur et d'un protagoniste, rôle que l'auteur remplissait sans doute lui-même. Mais avec Cratinos on a déjà la comédie telle qu'elle restera durant toute sa première période. Le nombre des acteurs est de trois, comme dans la tragédie. Le choeur, composé de 24 choreutes, garde, avec le souvenir des libertés des processions bachiques, le droit de se tourner à un moment de l'action vers les spectateurs et de les entretenir des questions les plus étrangères au sujet de la pièce. Cette partie si intéressante de la comédie ancienne est la parabase [Chorus].

    Cratinos peut être regardé comme le père de la comédie ancienne. Né l'an 519 av. J.-C., il aborde la scène en 454 et meurt en 423, âgé de quatre-vingt-dix-sept ans, après avoir obtenu le prix avec sa Putinê (la Bouteille), l'année même de la première représentation des Nuées d'Aristophane. Sans avoir le génie d'Aristophane, il comprit avant lui ce que pouvait être le théâtre comique dans une démocratie telle que la démocratie athénienne : une discussion libre et plaisante de questions intéressant la cité.

    Ainsi conçue, la comédie devient une sorte d'institution. Tout ce qui se rapporte aux intérêts généraux du peuple lui paraît être de sa compétence. A une époque où le journalisme n'existait pas, elle en tint lieu. Elle avait la prétention, souvent justifiée, de dissimuler la leçon sérieuse et utile sous des dehors plaisants ou grossiers. Mais la controverse de la presse moderne a ses garanties ; la satire latine elle-même, sorte d'essai moral soigneusement étudié, destiné à être lu, est tenu à une certaine discrétion. La comédie ancienne est la poésie du rire, avec tout le relief et toute l'exagération qu'impliquait la représentation antique. Pour égayer la multitude qui se pressait sur les gradins du théâtre, l'auteur comique jettera le gros sel à pleines mains, risquera les fantaisies les plus invraisemblables. Le simple ridicule ne lui suffit pas : il emploie volontiers le grotesque et ne recule pas devant la caricature. Passionné, partial, il dénature les faits, déchire les personnes, le tout, aux grands applaudissements d'un peuple qui a l'ivresse de l'égalité. Il en résulte que les appréciations du poète comique ne doivent pas être acceptées sans réserve. Le placer au même rang qu'un Thucydide, voir en lui comme un censeur officiel des opinions et des actes, serait contraire à la saine critique. La comédie ancienne est un document qu'il faut consulter, mais non sans défiance. Dans le procès de ce peuple athénien, si vanté et si dénigré, elle constitue une partie importante du dossier ; mais l'historien ne doit y voir qu'une déposition qu'il convient de contrôler avec soin. C'est ainsi que Socrate, Périclès, Nicias, Démosthène, Cléon, Lamachos et bien d'autres citoyens illustres d'Athènes sont livrés sur la scène aux risées du peuple.

    Ce procédé aujourd'hui nous paraît indiscret, et les Athéniens eux-mêmes crurent un jour nécessaire d'interdire de représenter sur la scène un personnage vivant ; mais cette restriction tomba bientôt en désuétude.

    Elle était contraire à l'essence même de la comédie, telle que la concevaient les contemporains de Périclès. La comédie ancienne était un divertissement public ; elle faisait partie des fêtes du dieu qui invite à tous les caprices et à toutes les licences. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'un drame où la réminiscence des chants phalliques se fait sentir partout, fût la contre-partie des spectacles solennels et majestueux qu'offraient les sujets mythiques ou héroïques traités par la tragédie. En face de l'antiquité hellénique, vénérée de tous, le poète comique exposait la vie de la cité moderne avec ses contradictions, ses petitesses, ses misères de toute sorte. Le ridicule, et non le respect, était son domaine où il s'abandonnait à toute sa verve, sans pitié pour les travers et les vices qu'il croyait utile de flétrir. En cela il faisait acte de patriotisme, et que sa critique fût équitable ou partiale, on lui tenait compte de l'intention et du talent, et cette démocratie, dont il relevait si durement les faiblesses et les failles, riait de bon coeur avec lui du portrait peu flatté qu'il soumettait à son jugement.

    La comédie ancienne nous est connue surtout par l'oeuvre d'Aristophane. On ignore la date de la naissance de ce grand poète. Sa première pièce, Daitalês, fut représentée en 428 av. J.-C., olymp. 88, 1, et réussit. Il composa d'après les uns cinquante-quatre, d'après les autres quarante-quatre comédies. Onze seulement ont été conservées. Elles embrassent une période de trente-sept ans. Ce sont : les Acharniens (Ol. 88, 3 ; av. J.-C. 425), les Chevaliers (ol. 88, 4 ; av. J.-C. 424), les Nuées (ol. 89, 1 ; av. J.-C. 423), les Guêpes (ol. 89, 2 ; av. J.-C. 422), la Paix (ol. 89, 3 ; av. J.-C. 421), les Oiseaux (ol. 91, 2 ; av. J.-C. 414), Lysistrata (ol. 92, 1 ; av. J.-C. 411), les Fêtes de Cérès et de Proserpine (ol. 92, 1 ; av. J.-C., 411), les Grenouilles (ol. 93 ; av. J.-C. 405), l'Assemblée des femmes (ol. 96, 1 ; av. J.-C. 392), Plutus (ol. 97, 4 ; av. J.-C. 388). Ces deux dernières pièces appartiennent au genre de la comédie moyenne. Des drames perdus il reste plus de 700 fragments, malheureusement trop peu importants pour permettre de reconstituer avec quelque sûreté le plan d'une seule pièce.

    Ainsi, la comédie ancienne nous est connue par neuf pièces d'un même poète. Les fragments qui nous sont restés des oeuvres de ses émules ne contiennent rien qui contredise les résultats auxquels la critique est arrivée par l'étude de ces quelques monuments si précieux à tous égards ; mais la perte des drames d'Eupolis (dates connues : ol. 87, 4 ; 89, 3 ; 89, 4 ; av. J.-C. 429,422, 421), de Phrynichos (dates extrêmes connues : ol. 87 à 93, 3 : av. J.-C. 432 à 405), d'Ameipsias (deux fois vainqueur d'Aristophane : ol. 89, 1 ; 91, 2 ; av. J.-C. 424, 415), de Maton le comique (plusieurs dates depuis l'ol. 88 jusqu'à Pol. 97 ; av. J.-C. 428, 392), pour ne citer que les noms les plus importants, empêche d'apprécier toute la fécondité du génie grec dans un genre unique.

    La comédie moyenne est une longue transition de la comédie ancienne à la comédie nouvelle. Elle compte vingt poètes dont les ouvrages atteignaient un nombre double de celui des pièces de la comédie ancienne : Athénée donne le chiffre approximatif de 800. Encore faut-il ajouter que peut-être plus de la moitié des poètes que les grammairiens portent au compte de la comédie ancienne, auraient été plus justement attribués à la comédie moyenne. L'Assemblée des femmes et le Plutus permettent de se faire quelque idée de ce que fut ce genre à ses débuts ; mais l'obscurité se fait dès que l'on s'éloigne de ces commencements d'une période qui s'étend de la fin de la guerre du Péloponnèse à l'avénement d'Alexandre.

    On explique ordinairement la transformation que subit la comédie athénienne par une sorte d'affaissement des caractères, par un découragément général qui rendaient le peuple indifférent aux railleries dont sa politique pourrait être l'objet. Il est certain que l'issue de la guerre du Péloponnèse fut une sévère leçon, que les Athéniens montrèrent dès lors plus de sagesse et reprirent ainsi dans le monde grec un rang très honorable. Mais sans nier l'influence qu'un grand fait politique peut exercer à un moment donné sur le développement d'une littérature, on peut objecter que la poésie grecque, en passant du drame politique à une forme nouvelle, continuait l'évolution qui a fait se succéder l'épopée, l'ode et le drame. Le IVe siècle est l'âge de la prose, de l'éloquence, de la philosophie. Ces genres nés à la fin du siècle précédent se substituent à tous les autres. L'époque de la réflexion, de l'étude des moeurs, succède à l'époque de l'enthousiasme poétique. Le besoin de la nouveauté est une loi esthétique, et l'on ne peut être surpris qu'un peuple formé aux leçons de Platon et d'Aristote ait demandé à ses poètes de se plier à ses goûts.

    Les deux principaux éléments qui caractérisent la comédie ancienne disparaissent les premiers : le choeur et la caricature injurieuse des chefs des partis. Le choeur était un reste des origines lyriques du genre ; Euripide déjà s'en montrait embarrassé dans ses tragédies : il n'avait guère d'autre utilité que de débiter la parabase et de distraire par le spectacle de ses danses et de ses évolutions. Il était destiné à être supprimé du jour où la comédie, cessant d'être militante, se renfermerait dans l'imitation des travers ridicules des différentes classes de la société. La comédie ayant renoncé à emprunter ses sujets à la politique du jour, les attaques directes contre telle personnalité éminente n'avaient plus d'excuse, et les poètes durent se priver du plaisir d'affubler un acteur du masque et du nom d'un homme d'Etat.

    Ces changements se firent graduellement, et l'habitude de railler les personnes ne disparut pas en un jour, mais nous voyons déjà dans le Plutus d'Aristophane que l'on évitait de s'attaquer aux citoyens influents. Les personnages de la comédie moyenne sont de deux sortes : d'abord les poètes et les philosophes dont les oeuvres et les systèmes prêtaient à la plaisanterie ; puis des types empruntés aux classes inférieures de la société : paysans, soldats, artisans, parasites, courtisanes. La satire trouvait aisément à s'exercer aux dépens de tels personnages. Ainsi la comédie en vient à emprunter ses ressources à l'étude de la société contemporaine. L'action dramatique est dès lors conçue d'une manière plus conforme à une imitation de la vie réelle ; à la surprise que provoquaient les hardiesses de l'imagination d'Aristophane, succède l'intérêt qui s'attache au développement ingénieux du sujet ; les incidents sont plus nombreux, l'intrigue mieux liée ; le langage des personnages se rapproche du ton de la conversation ordinaire. Il est certain que les sujets purement littéraires ou mythologiques étaient traités volontiers par des poètes qui ne se rendaient peut-être pas encore bien compte des richesses que leur offrait l'observation des moeurs, cette veine nouvelle qu'ils venaient d'ouvrir. De là un caractère d'érudition qui distingue la comédie moyenne de ses deux soeurs. Les auteurs qui ont cultivé la comédie moyenne avec le plus de succès, Euboulos, Alexis, Antiphanès, Anaxandridès, avec leurs précurseurs de la comédie ancienne, Théopompe et Platon, se distinguaient par la vivacité et la correction de leur style.

    La comédie nouvelle (nea) fut un pas en avant dans la voie où était entrée déjà la comédie moyenne ; ce ne fut pas une forme vraiment nouvelle du genre comique. Ce qui était imparfait, elle l'acheva avec un art dramatique plus raffiné et plus sûr de lui-même. Elle renonce définitivement à l'élément poétique et s'attache à contenter les goûts d'un âge froid et incapable d'enthousiasme. La transition entre la comédie moyenne et la comédie nouvelle est, on le comprend, moins brusque qu'entre la comédie ancienne et la moyenne. Les deux genres purent paraître côte à côte sur la scène pendant quelque temps. M. Koehler remarque, d'après l'étude des inscriptions de didascalies, que la séparation est accomplie à la fin du IIIe siècle et au commencement du IIe. Les inscriptions de cette époque ne mentionnent plus aucune oeuvre de la comédie moyenne.

    Cette période répond aux règnes d'Alexandre et de ses successeurs. C'est l'heure de la décadence d'une race qui jusqu'alors avait tenu le premier rang dans le monde. Mais cette décadence a encore le charme d'une grâce et d'un goût qui ne peuvent pas abandonner l'Attique. La grandeur nationale n'est plus ; mais la comédie nouvelle atteste le dernier effort littéraire d'un peuple éminemment artiste. Par cela même qu'elle est exempte d'un caractère national trop marqué, elle a pu servir de modèle aux imitations d'autres peuples. Le cadre qu'elle s'était tracé a peu d'étendue. Les rapports de société chez les anciens étaient loin encore de présenter la variété qu'ils ont dans les temps modernes. L'amour devient ce qu'il est resté depuis, le pivot de la poésie dramatique. Mais les moeurs grecques, en confinant la femme dans le gynécée, offraient à l'auteur comique peu de situations dont il pût tirer parti. «Lorsque la séduction d'une Athénienne forme le noeud de l'action, elle a été accomplie dans l'ivresse et l'entraînement de la jeunesse, dans une rencontre subite, dans un de ces pervirgilia par exemple, tels que la religion d'Athènes les avait toujours sanctionnés, ou bien une prétendue esclave ou hétaïre dont un jeune homme est mortellement épris, est reconnue comme une Athénienne de bonne naissance, et le mariage couronne la liaison commencée dans une tout autre intention».

    La plupart de ces caractères avaient été employés déjà par la comédie moyenne et se retrouvent dans les pièces de Plaute et de Térence. C'est l'amant passionné, la maîtresse coquette, la courtisane provocante, l'esclave rusé, le soldat fanfaron, le parasite vorace, les parents obstinés ou faibles, etc. Ces types étaient désignés par des noms significatifs, procédé tout à fait conforme aux habitudes d'une langue où les noms propres étaient formés d'après les règles de la dérivation et qui a été longtemps conservé par les modernes, mais avec moins de raison. Le grammairien Donat, s'inspirant des idées grecques, pose cet usage comme une règle et en donne la raison : «Dans la comédie, les noms des personnages doivent avoir une étymologie qui réponde au caractère lui-même. En effet, il est absurde dans un sujet comique de donner à un personnage un nom qui ne lui convient pas ou de lui attribuer un rôle en désaccord avec son nom. Voilà pourquoi l'on appelle Parménon un esclave fidèle, Syrtes ou Geta un esclave infidèle, Thrason ou Polemon un soldat, Pamphile un jeune homme, Myrrhina une matrone ; les noms de Storax et de Circus donnés à un enfant rappellent l'idée, l'un de parfums, l'autre du jeu et des gestes ; et de même pour les autres.

    Les anciens comptaient soixante-quatre poètes de la comédie nouvelle ; moins de trente noms nous ont été conservés. Des maîtres du genre, Ménandre, Philémon, Diphile, Apollodore de Caryste, il ne reste que des fragments. Sans les imitations latines de Plaute et de Térence, on se ferait difficilement une idée de ce que fut cette dernière évolution de la comédie attique.

    Ménandre (ol. 109, 3 à 122, 2 ; av. J.-C. 342-291) fut l'ami de Théophraste et d'Epicure, de deux moralistes. L'antiquité a été unanime à reconnaître l'excellence de sa poésie. Ses drames, au nombre de plus de cent, continuèrent à être représentés longtemps après lui. Il était la lecture favorite des Grecs et des Romains les plus distingués. L'on admirait surtout dans ses ouvrages la conduite de l'action, la vérité des moeurs, la fidèle représentation de la vie. Son génie présentait de grandes ressemblances avec celui d'Euripide, en qui l'on voit avec raison un des précurseurs de la comédie nouvelle. On goûtait surtout dans Ménandre les nombreuses maximes et sentences que l'on regardait comme de vraies leçons morales et dont on fit de bonne heure des compilations. La décence était assez respectée dans ses comédies pour que, malgré la nature des sujets, on ne vît pas d'inconvénient à les mettre entre les mains de la jeunesse. Térence reproduit, à un degré moindre, les qualités de force et de finesse du drame de Ménandre.

    Ainsi la comédie nouvelle nous conduit à la comédie romaine. Celle-ci «s'y rattache d'une manière vivante par la translation de toute la scène grecque à Rome, et non par une simple transmission de livres ; chronologiquement même, elle la continue sans interruption. En effet, bien que l'apogée véritable de la comédie coïncidât avec le temps qui suit immédiatement la mort d'Alexandre, une seconde génération succède à la première ; Philémon le fils continue Philémon le père, et il est probable que des poètes comiques de mérite et d'autorité moindres fournirent plus tard encore de nouvelles productions à l'amusement du peuple. Lorsque Livius Andronicus débuta devant le public romain avec des pièces du genre grec (514 de la fondation de Rome, 240 av. J.-C.), toute l'audace de l'entreprise consistait en ce qu'il tenta en langue romaine ce que beaucoup de ses collègues et contemporains avaient coutume de faire en grec dans les villes grecques».

    Mais, si heureuse qu'ait été cette influence de la comédie nouvelle sur le théâtre latin, il faut reconnaître qu'à Athènes même, la décadence s'en fit sentir dès le troisième siècle. L'étude des didascalies attiques de la seconde moitié du IIIe et du commencement du IIe siècle nous montre qu'il y a des années où aucune comédie nouvelle ne se produit devant le public : il n'y a pas de concours. C'était sans doute une conséquence de la décadence littéraire et politique où tombait peu à peu la grande cité. Les solennités religieuses et artistiques étaient ailleurs : à Alexandrie, à Antioche ou à Pergame. Le théâtre attique était tombé au rang de scène provinciale où les auteurs n'apportaient plus leurs productions nouvelles.

    Article de F. CASTETS.


    II. A quelle occasion et à quel moment les comédies se produisaient-elles sur la scène attique ? Nous avons vu qu'à Athènes, comme à Rome, les représentations théâtrales faisaient partie du culte. C'était pendant les solennités religieuses que se produisaient en public les oeuvres des poètes tragiques et comiques. Nous n'avons à nous occuper que de ces derniers. Comme l'origine de la comédie se rattache directement au culte de Bacchus, il n'est pas étonnant que les représentations de ce genre aient pris place principalement dans les fêtes consacrées au dieu du vin. C'est seulement assez tard qu'on a pu voir s'introduire des comédies dans la plupart des solennités grecques ; mais depuis le Ve jusqu'au IIIe siècle, elles restent à Athènes le divertissement particulier des grandes fêtes bachiques.

    Du 8e au 12e jour du mois Posidéon (novembre-décembre) avaient lieu les petites Dionysies ou Dionysies champêtres (Dionusia ta kat'agrous, mikra Dionusia) dont faisaient partie aussi les Dionysies du Pirée (Dionusia ta en Peiraiei). On y donnait des représentations comiques et tragiques, qui avaient lieu dans la campagne, dans les bourgs, et même dans des quartiers d'Athènes comme le Collytos, où fut joué l'Oenomaus de Sophocle. Le même passage d'Eschine nous indique clairement qu'on représentait dés comédies. C'est à des représentations de ce genre qu'assistait le client d'Isée, encore enfant, assis aux côtés de son grand-père, dans le bourg de Phlya. La fête des Dionysies du Pirée, qu'on place dans les mêmes jours, comprenait aussi des représentations scéniques des deux genres.

    Dans le mois suivant, Gamélion (décembre-janvier), se plaçait une des fêtes les plus importantes pour les comédies : les Lénéennes (Lênaia, Dionusia en Limnais). Elles se célébraient du 8e au 12e jour du mois, et l'on pense que les représentations scéniques duraient trois jours. Cette fête fut instituée postérieurement aux Dionysies champêtres et aux Dionysies urbaines, mais cependant à une époque qui se place avant Pisistrate et le poète Thespis. Elle devint alors une grande solennité où prenaient place de préférence les concours de comédies, tandis que les concours de tragédies étaient plus nombreux dans les grandes Dionysies urbaines. C'est, en effet, aux Lénéennes qu'Aristophane fit jouer les Acharniens, les Chevaliers et les Grenouilles.

    Nous arrivons au mois Anthestérion (janvier-février), où nous trouvons une autre fête bachique, les Anthestéries (Anthestêria), composées de trois jours, la pithoigia le 11, les choes le 12, et les chutroi le 13. M. Mommsen pense que ces deux derniers jours étaient consacrés à des représentations scéniques, tragédies et comédies. M. Rinck les admet même pour le premier jour, la pithoigia. Mais la question est controversée. Pour le premier jour, on ne s'appuie que sur une inscription qui mentionne des sommes versées pour le droit de deux oboles et destinées au 11e jour du mois Anthestérion : c'est précisément la date de la pithoigia. Mais ces sommes du theôrikon ne sont pas forcément destinées à des représentations dramatiques, et l'on ne peut pas en conclure que l'on ait donné des tragédies ou des comédies ce jour-là. Pour le second jour, les choes, on admet des représentations, ou au moins des récitations de tragédies faites par les poètes qui concouraient. Cette assertion est également douteuse ; mais nous n'avons pas à l'examiner, puisqu'il n'y est pas question de comédies.

    Enfin, au troisième jour, les chutroi, on place des représentations ou des récitations de comédies, en invoquant un texte important de Plutarque, d'après lequel Lycurgue aurait proposé une loi décidant qu'un concours aurait lieu au théâtre, pendant les chutroi, peri tôn kômôdôn, et que le vainqueur serait inscrit (katalegesthai) pour les fêtes urbaines. Boeckh a pensé qu'il s'agissait là d'une simple récitation publique, après laquelle on désignait les comédies dignes d'être représentées aux grandes Dionysiaques, de même qu'aux choes on aurait désigné les tragédies. On a objecté qu'il était bien étonnant de faire représenter aux grandes Dionysiaques des pièces connues du public ; que d'ailleurs une seule comédie (ton nikêsanta) n'aurait pas suffi, puisqu'il y avait aussi un concours aux Dionysiaques urbaines ; qu'enfin le peu d'espace de temps qui sépare les Anthestéries des grandes Dionysiaques n'est pas suffisant pour monter une pièce et apprendre leurs rôles aux acteurs et aux choreutes. L'interprétation proposée par C.-Fr. Hermann est plus plausible : les mots peri tôn kômôdôn désigneraient un concours entre les acteurs de comédies, comme aux choes ; on aurait choisi les acteurs de tragédies, pour les faire figurer dans la grande solennité des Dionysiaques urbaines. Si cette solution est exacte, nous n'aurions pas à noter de véritables représentations de comédies aux Anthestéries.

    Pour les grandes Dionysiaques ou Dionysies urbaines (Dionusia megala, ta en astei), il n'y a aucune contestation. Elles avaient lieu du 8 au 14 du mois Elaphébolion (février-mars). Démosthène et le scholiaste d'Aristophane parlent simplement des représentations de tragédies et de comédies qui y avaient lieu. D'après Sauppe, elles devaient durer trois jours, les 11, 12 et 13 ; chaque jour, on aurait donné une trilogie dramatique dans la matinée et dans l'après-midi une comédie.

    Les comédies restèrent donc attachées spécialement au culte de Bacchus pendant toute la période florissante de l'histoire athénienne. Plus tard, après la mort d'Alexandre, il est possible que des représentations dramatiques se soient introduites dans d'autres fêtes ; mais, à partir de cette époque, le théâtre et les solennités religieuses d'Athènes sont en pleine décadence, comme on l'a montré plus haut, et l'histoire n'en est plus intéressante.

    III. Il n'y a pas lieu d'insister ici sur l'organisation matérielle et scénique des comédies grecques, qui en cela ne diffèrent pas des autres représentations dramatiques [Theatrum, Persona]. Nous n'avons pas non plus à examiner la façon dont on montait une pièce de théâtre, quels personnages en faisaient les frais, comment les acteurs et les choreutes apprenaient leurs rôles [Choregia, Didaskalia], quelle importance avait le choeur dans la comédie grecque, combien de personnages le composaient, comment il évoluait dans l'orchestre [Chorus]. Nous nous contenterons de parler du public qui assistait aux comédies, parce qu'à cette question se rattachent quelques points importants à considérer.

    Ce public, comme dans les autres représentations théâtrales, se compose de deux classes distinctes. Il y a les spectateurs privilégiés qui occupent des places réservées et qui, au moins à l'époque gréco-romaine, sont sans doute admis sur la présentation d'une marque spéciale [Tessera] ; ce sont les hauts dignitaires de l'Etat, les prêtres, les magistrats en fonction, les stratèges, les proèdres, etc. Ils se placent sur les premiers gradins, ou même sur des sièges particuliers, dans la partie la plus voisine de l'orchestre que Pollux appelle meros bouleutikon. D'un autre côté, il y a la foule qui prend place sur les gradins supérieurs, après avoir payé le droit d'entrée de deux oboles que l'Etat lui faisait distribuer à ses frais [Theorikon]. C'est une multitude immense qui peut comprendre plus de 20,000 personnes, et l'on s'est demandé si l'on ne prenait pas des mesures pour la répartir avec un certain ordre dans le théâtre. M. Benndorf pense que chaque tribu avait au moins sa place indiquée et il en donne, pour l'époque gréco-romaine, d'ingénieuses raisons. Toujours est-il que cette introduction d'une pareille masse de spectateurs n'allait pas sans quelque tumulte. Des surveillants spéciaux, nommés pabdophoroi ou rabdouchoi, armés de baguettes et probablement assistés de serviteurs, avaient pour fonction de maintenir l'ordre dans cette foule agitée et bruyante. Leur présence ne suffisait pas sans doute à empêcher les collisions, et nous savons que de ces mêlées on ne sortait pas toujours sans coups ou sans blessures.

    Comme les réprésentations duraient toute la journée, on apportait des provisions, on buvait, on mangeait. Pendant la pièce, les spectateurs manifestaient leur mécontentement ou leur satisfaction, comme de nos jours, par des sifflets et des huées (surittein, klôzein), ou par des applaudissements et des exclamations de joie (krotein, thorubein). On criait bis (authis), si l'acteur plaisai ; s'il déplaisait, on l'insultait, on lui jetait des figues, des raisins, des olives ; on allait parfois, assure-t-on, jusqu'à lui donner des coups.

    Au sujet du public des comédies en particulier, faut-il admettre que les jeunes gens et les femmes y assistaient ? La liberté licencieuse de la plupart des comédies grecques, surtout au temps d'Aristophane, est telle que, même en se mettant en dehors de tout préjugé moderne, on peut se demander si un père de famille athénien pouvait y conduire sa femme ou ses fils. Pour les jeunes gens, la question paraît devoir être résolue d'une façon affirmative. Pollux, après le meros bouleutikon réservé aux principaux citoyens de la ville, désigne une autre zone du théâtre par le nom significatif de ephêbikon. Il y avait donc un emplacement réservé aux éphèbes. Le fait est confirmé par le scholiaste d'Aristophane et par les lexicographes. Platon, imaginant un concours où auraient lieu des représentations de tout genre, dit que les petits enfants donneraient sans doute le prix aux faiseurs de tours, les enfants plus grands «aux auteurs de comédies», mais que sans doute les jeunes gens, les femmes instruites, et presque toute la foule, préféreraient les auteurs de tragédies. Bien que Platon parle ici d'un concours imaginaire, il est probable qu'il tient compte en parlant ainsi des moeurs et des usages de ses contemporains. Dans un de ses plaidoyers, Isée représente un citoyen d'Athènes conduisant ses petits-fils aux fêtes des Dionysies champêtres, auxquelles ils assistent assis à ses côtés. On ne craignait donc pas pour eux les indécences de ces fêtes très libres. Aristophane, dans un passage de la Paix, s'adresse aux enfants en particulier, et Lucien met dans la bouche de Solon un discours où il donne la représentation de tragédies et de comédies comme un excellent moyen d'éducation pour les enfants, qui apprennent ainsi à connaitre les vertus et les vices des hommes. Enfin, dans la cavea du théâtre de Milo, on a trouvé une inscription portant : neaniskôn topos. Nous ne pouvons donc pas douter, en présence de témoignages si précis, de la présence des enfants et des jeunes gens aux représentations de comédies, et elle nous avertit déjà de la différence profonde qui sépare les moeurs antiques de nos usages modernes en cette matière.

    Pour les femmes, la question reste beaucoup plus obscure, parce que nous manquons de documents formels. Aussi a-t-elle fourni matière à bien des controverses. Ceux-là mêmes qui, d'après les textes que nous venons de citer, admettent la présence des jeunes gens aux comédies, répugnent souvent à croire que les femmes honnêtes de la société grecque aient pu y assister. Mais d'autres ne voient pas de raison sérieuse pour justifier une interdiction formelle. Le débat est encore ouvert et l'une et l'autre opinion sont défendues par des noms illustres. Nous ne pouvons donc avoir la prétention de la trancher, et nous nous contenterons d'énumérer les principaux textes qui sont en discussion.

    On trouve des allusions à un public de femmes dans les comédies grecques. Mais de quelles femmes s'agit-il ? Sont-ce les pepaideumenai tôn gunaikôn dont parle Platon, les femmes de la bonne société, ou seulement des femmes du bas peuple et surtout des courtisanes, dont la présence aux comédies n'est pas discutée ? On voit bien aussi des rôles de femmes dans la comédie grecque, et parmi elles des femmes honnêtes; mais on sait que ces rôles étaient tenus par des hommes, et dès lors cette raison ne prouve rien pour la présence des femmes parmi les spectateurs. On invoque encore les mots grecs qui signifient spectatrice (theatria, suntheatria) ; mais il faut reconnaître qu'ils se trouvent dans des textes où il n'est pas forcément question d'une représentation de comédie. Platon, en trois passages, parle de femmes au théâtre ; mais il est question de la tragédie, ce qui est bien différent, car tout le monde s'accorde à reconnaître qu'elles pouvaient assister aux représentations tragiques. Satyros dans Athénée nous montre Alcibiade revêtu d'une magnifique robe de pourpre pour une de ses chorégies et excitant l'admiration, non seulement des hommes, mais des femmes : ne s'agit-il pas aussi dans cette circonstance d'un concours de tragédie ou de musique ? Le scholiaste d'Aristophane, dans un texte assez altéré rapporte qu'un certain Sphyromachos avait proposé un décret qui fixait aux hommes et aux femmes des places distinctes et qui séparait aussi les courtisanes des femmes libres ; mais rien ne prouve que ce passage s'applique aux comédies, ni même qu'il soit sûrement question d'une représentation dramatique, plutôt que d'une autre cérémonie publique. On nous apprend encore qu'aux théâtres de Syracuse et de Parga on lit gravés sur des gradins des noms de femmes et même de prêtresses ; mais rien n'autorise à en conclure qu'elles assistaient aux comédies.

    En somme, on voit que, malgré la diversité des textes commentés dans ces nombreuses dissertations, il est impossible d'en rien tirer qui soit absolument significatif. Nous pouvons seulement en conclure qu'à notre connaissance aucun règlement formel n'empêchait les femmes athéniennes d'assister aux comédies. D'autre part, est-il permis de croire que la liberté licencieuse de ces pièces en écartait, par une sorte d'usage établi, les jeunes filles et les femmes de la bonne société ? Ce qui peut guider chacun dans la solution de cette question, c'est surtout l'opinion générale qu'il s'est faite des moeurs grecques, de la part plus ou moins grande qu'avaient les idées de convenance dans la vie de la femme athénienne, du degré d'immoralité que les anciens pouvaient attacher à des paroles ou à des représentations qui nous paraissent à nous licencieuses, mais qui ne les choquaient peut-être pas au même point.

    Article d'E. POTTIER


  2. COMEDIE ROMAINE

    Le génie comique s'est manifesté à Rome sous des formes diverses ; outre la comédie proprement dite, il y a produit la satura, l'atellane, le mime, etc. Nous ne nous occuperons ici que de la comédie véritable ; nous étudierons successivement celle qui était imitée du grec et jouée par des acteurs revêtus du pallium (comoedia ou fabula palliata), et celle qui mettait sur la scène les moeurs romaines, et dont les acteurs portaient la toge (comoedia ou fabula togata).

    Comoedia palliata

    On appelait ainsi la comédie dans laquelle l'acteur portait le vêtement grec et qui, par conséquent, était plus exactement imitée des pièces grecques. Les représentations de scènes de comédie que l'on rencontre dans les monuments romains se rapportent à la palliata, quand ils ne sont pas directement empruntés au théâtre grec. On en trouvera des reproductions aux articles qui traitent des acteurs et de leurs emplois. La figure ci-jointe représente, d'après un bronze du musée de Florence, un personnage vêtu du pallium, qui lui enveloppe même la tête, et chaussé du soccus ; il ne lui manque que le masque, dont les acteurs ne se couvraient pas toujours.



    On sait que le théâtre grec fut introduit à Rome en 514 (240 av. J.-C.) par le Tarentin Livius Andronicus. Livius fut surtout un auteur tragique ; on trouve pourtant, dans ce qui nous reste de son oeuvre, quelques titres de pièces et quelques vers qui semblent se rapporter à des comédies. Naevius, qui vient après lui (mort vers 555 de Rome, 199 av. J.-C.), écrivit à la fois des comédies et des tragédies ; il est surtout célèbre pour avoir essayé d'introduire la politique au théâtre. Comme il appartenait au parti populaire, il attaqua sans ménagement les plus grands personnages de l'aristocratie et en fut sévèrement puni d'abord par la prison, puis par l'exil. Plaute (né vers 500, mort en 570 de Rome, 254 à 184 av. J.-C.) s'enferma dans les études de moeurs et de caractères. Nous avons de lui 20 comédies, sur 130 qu'on lui attribuait ; ces vingt pièces, avec la Vidularia, qui s'est perdue, formaient celles qu'on appelait fabulae Varronianae, parce que le savant Varron les avait mises à part comme n'étant contestées par personne. Après Plaute, la comédie romaine semble s'être attachée de plus en plus à l'imitation fidèle des auteurs grecs, d'abord avec Caecilius, Celte d'origine, qui vint à Rome comme prisonnier de guerre, vers l'an 560 (194 av. J.-C.) et dont les pièces n'existent plus ; puis, avec Térence, né à Carthage, amené comme esclave à Rome, où il fut l'ami et le protégé de Scipion Emilien. Après avoir composé six comédies, que nous possédons encore, Térence mourut en 595 (159 av. J.-C.) âgé de vingt-six ans. A ce moment, il semble s'être produit une réaction contre ce théâtre qui s'appliquait à copier trop fidèlement les originaux grecs. Les pièces de Plaute furent reprises avec des prologues nouveaux. Celui de Casina, et, selon Ritsch, la plupart des autres que nous avons conservés, datent de cette époque. Avec les premières années du VIIe siècle, s'achève la période active et créatrice de la comoedia palliata ; la vogue passe à d'autres genres.

    Désormais le nombre des auteurs qui s'occupent de traduire en latin les comédies grecques devient plus rare, et probablement leurs pièces ne sont plus faites pour le théâtre. Celles de Plaute et de Térence ne cessèrent pas tout à fait de paraître dans les représentations publiques ; mais il est vraisemblable qu'elles n'y furent plus jouées qu'assez rarement et dans des occasions extraordinaires.

    Les anciens n'ont pas toujours porté le même jugement sur les auteurs de comoediae palliatae que je viens d'énumérer, et, suivant les époques, on leur a assigné des places différentes. Plaute fut d'abord mis au-dessus des autres, et, pendant quelque temps, la critique romaine naissante ne semble presque occupée que de lui. Un peu plus tard, Caecilius l'emporte sur Plaute. Un grammairien, qui vivait probablement dans la seconde moitié du VIIe siècle, Volcatius Sedigitus, avait composé une sorte de liste, ou comme on disait, de canon en vers, où il distribuait des rangs aux divers poètes comiques de Rome. Dans cette liste Caecilius est mis le premier et Plaute le second. Cicéron semble partager cette opinion. Mais quand le goût devint plus difficile, Térence, dont les pièces avaient quelquefois déplu au peuple, que Volcatius ne mettait qu'au sixième rang, et que César appelait un demi-Ménandre, fut jugé plus équitablement et même placé au-dessus de ses rivaux par les gens éclairés.

    Si de ces notions rapides sur la vie et le mérite des comiques latins nous passons à l'examen général de leurs oeuvres, nous remarquerons d'abord qu'elles sont imitées ordinairement de la comédie nouvelle des Athéniens, quelquefois de la comédie moyenne, jamais de la comédie ancienne. La raison en est facile à comprendre. La comédie ancienne traitait librement les questions politiques, ce qui est possible et naturel dans une démocratie ; mais un Etat aristocratique et sévèrement gouverné, comme était Rome, ne pouvait guère permettre que le théâtre devînt un écho du forum. La comédie ancienne se moquait sans scrupule des principaux personnages d'Athènes, les nommait par leur nom, et même n'hésitait pas à les mettre sur la scène. A Rome, la loi des Douze Tables défendait sous les peines les plus sévères de composer une pièce de vers «qui pût porter atteinte à la réputation d'autrui» ; il était donc très difficile aux auteurs latins d'imiter les pièces d'Aristophane. Avec la comédie moyenne et la comédie nouvelle, qui s'étaient renfermées dans l'étude des moeurs et le développement des caractères, le même inconvénient n'existait plus. A la vérité, il y en avait un autre : les moeurs d'Athènes n'étaient pas tout à fait celles de Rome, les rapports des divers membres de la famille entre eux ou avec leurs esclaves différaient dans les deux pays ; il y avait, dans les pièces d'Alexis ou de Ménandre, des caractères que Rome ne connaissait guère, comme celui du soldat de fortune, qui se vend au plus offrant. On pouvait donc craindre que le Romain ne se reconnût pas dans ces tableaux qui représentent la vie et les personnages d'Athènes. Il arrive en effet quelquefois que le poète se croit obligé de rappeler à ses auditeurs que la scène n'est pas à Rome, et que certains détails qui les choquent sont conformes aux moeurs grecques : licet hoc Athenis nobis. Le plus souvent il se contente de changer sans le dire ce qui serait trop contraire aux habitudes de son pays. Plaute le fait à chaque instant ; Térence lui-même, quoique imitateur plus exact, ne s'en fait pas faute. Il faut d'ailleurs remarquer que ce n'est guère que par le détail et les accessoires que les personnages de Ménandre appartiennent à la Grèce ; au fond, ils sont de tous les pays. La comédie nouvelle devait beaucoup aux enseignements de la philosophie socratique ; à cette école, elle avait pris l'habitude de représenter les caractères par leurs traits les plus généraux, ce qui est la tendance de toutes les philosophies : elle cherchait avant tout à saisir et à peindre l'homme. Aussi les peintures qu'elle en faisait, quoique applicables principalement aux Grecs, pouvaient-elles convenir aussi aux Romains, et Cicéron dit en termes exprès que chacun y retrouvait l'image de sa vie de tous les jours.

    Etudions d'abord la disposition extérieure des comédies latines, telle que nous la trouvons sur les manuscrits qui nous les ont conservées. Quelques-unes sont précédées par une sorte de préambule qui contient en quelques lignes une indication rapide de l'époque où chacune d'elle a été représentée, des jeux dans lesquels elle a paru, et des acteurs qui l'ont jouée pour la première fois. C'est ce qu'on appelle des didascalies [Didaskalia]. Nous ne savons pas à quel moment ces didascalies ont été faites et quels sont les grammairiens qui les ont rédigées. On a cru longtemps que les pièces de Plaute n'en avaient pas ; mais Ritschl a retrouvé, sur le manuscrit Ambrosien, celle du Pseudolus et quelques traces d'une autre qu'il attribue au Stichus. Il y en a en tête de toutes les comédies de Térence, qui proviennent de deux versions différentes. Les critiques semblent d'accord pour préférer celles qu'on trouve sur le célèbre manuscrit du Vatican qu'on appelle Bembinus, du nom du cardinal Bembo qui en était possesseur. Après la didascalie, vient le prologue, qui, quoique placé encore en dehors de l'action, n'en est pas moins une partie importante de la pièce. Il n'y avait pas de prologue dans le théâtre primitif des Grecs, ou plutôt on entendait ce mot dans un sens différent de celui qu'il a pris dans la suite : on l'appliquait à toute la partie de la pièce qui précédait la première entrée du choeur sur la scène. Euripide, qui choisissait quelquefois pour sujet de ses drames des légendes peu connues et prenait plaisir à placer ses personnages dans des situations nouvelles, éprouva le besoin d'en prévenir d'avance ses spectateurs pour leur épargner des surprises désagréables. Il imagina donc d'introduire en tête de ses tragédies quelque dieu ou quelque personnage important qui, avec plus ou moins d'adresse, en faisait connaître le sujet. Les poètes comiques suivirent très volontiers cet exemple. Auparavant, lorsqu'ils voulaient s'adresser directement au public, ils le faisaient dans la parabase ; quand la parabase eut disparu avec le reste du choeur, ils se servirent du prologue, soit pour préparer les spectateurs à écouter favorablement leur pièce, soit pour se plaindre des injustices dont ils se prétendaient victimes. Cet usage passa aux comiques latins. La plupart des pièces de Plaute (quatorze sur vingt) ont des prologues. Quelquefois c'est un dieu qui parle, comme chez Euripide ; d'autres fois c'est un des personnages de la pièce ou un acteur particulier. D'ordinaire ils annoncent la comédie qu'on va jouer, en racontent le sujet et réclament pour elle un peu de bienveillance et d'attention.


    C'est ce que fait le personnage représenté dans une miniature ici reproduite du manuscrit de Térence de la bibliothèque Ambrosienne à Milan ; au-dessous de la figure on lit ce vers du prologue du Phormion :

    Date operam, adeste aequo animo per silentium.

    Térence fut réduit par les attaques de ses adversaires à abuser, comme il le dit lui-même, de ses prologues pour se défendre. Nous les avons tous, sauf celui qui précédait l'Hécyre à la première représentation ; et dans tous le poète n'est occupé qu'à répondre aux reproches qu'on lui adressait de s'être fait aider par de puissants collaborateurs, ou d'altérer (contaminare) les modèles grecs en ajoutant à la pièce qu'il imitait quelques incidents ou quelques personnages qu'il allait prendre dans une autre. Chez lui, c'est toujours un acteur spécial qui dit le prologue, avec un vêtement particulier (ornatu prologi). A la figure tirée du manuscrit de Térence, que nous avons reproduite plus haut, nous en joignons une autre d'après un bas-relief du Musée du Louvre.


    On se fonde pour y reconnaître l'acteur chargé de dire le prologue sur cette circonstance, nullement décisive il vrai, qu'il parle devant un rideau. Une fois même, dans une pièce de Térence, cet acteur est le chef de la troupe, Ambivius Turpio, qui vient en personne prêter l'appui de sa considération au jeune poète dont le public refusait d'entendre une des plus belles oeuvres.

    Quant aux pièces elles-mêmes, les anciens éditeurs avaient coutume de les diviser en cinq actes, mais cette division paraît aujourd'hui à beaucoup de critiques tout à fait arbitraire. Dans l'ancien théâtre grec elle n'existait pas ; c'étaient les chants du choeur qui coupaient la représentation sans l'interrompre et donnaient quelques moments de répit au public. On appelait epeisodion l'intervalle qui s'écoulait entre deux de ces chants ; et le nombre de ces epeisodia n'était pas fixé d'avance. On en compte deux, trois, quatre ou davantage, suivant l'importance du sujet, en sorte qu'en y joignant le prologos et l'exodos, c'est-à-dire la partie qui précède le premier choeur, et celle qui suit le dernier, la pièce pouvait avoir, comme nous disons aujourd'hui, quatre, cinq, six actes, ou même plus. C'est seulement à l'époque alexandrine que la règle des cinq actes paraît avoir été adoptée. Les poètes de la nouvelle comédie ne la connaissaient donc pas, et il est naturel de croire que les comiques latins, qui les suivaient fidèlement, ne s'y sont pas non plus conformés. Nous savons que, sur le théâtre de Rome, le rideau (aulaeum) se baissait au commencement de la pièce et qu'il ne se relevait que lorsqu'elle était entièrement achevée. Vraisemblablement la pièce se poursuivait dans l'intervalle sans aucun arrêt jusqu'à la fin. Donat le laisse entendre, lorsqu'il dit qu'il ne fallait pas laisser respirer le spectateur, de peur que, si l'action s'interrompait un moment, il n'en profitât pour s'en aller. Il arrive pourtant quelquefois que la scène reste vide. Dans le Pseudolus l'esclave annonce qu'il s'éloigne pendant quelques instants pour préparer une de ses fourberies et qu'il va revenir bientôt ; il ajoute :

    Tibicen vos interea hic delectaverit.

    Il est probable qu'il en était ainsi dans toutes les occasions semblables, et que le joueur de flûte était chargé d'amuser le public pendant que la scène était vide ; mais ces occasions étaient rares, et il y a des pièces où elles ne se présentent jamais. La règle des cinq actes fut adoptée chez les Romains à l'époque de Varron qui en fit, à ce qu'on croit, le sujet d'un de ses ouvrages. Horace l'a formulée d'une manière tout à fait impérative dans son Art poétique. Non contents de soumettre à cette règle les poètes de leur temps, les grammairiens voulurent l'imposer aussi à ceux qui les avaient précédés. Ils prétendirent diviser leurs ouvrages en cinq actes ; mais ils sont obligés eux-mêmes d'avouer que ce n'est pas un travail aisé et qu'il est difficile de reconnaître quand commence ou finit un acte nouveau. C'est la preuve évidente que les poètes antérieurs à Varron ne s'étaient pas astreints à cette division régulière.

    La seule division réelle qu'il y eût dans les comédies romaines est celle qu'indique le grammairien Diomède, quand il dit qu'elles se composent de diverbia et de cantica, c'est-à-dire de ce qui se parle et de ce qui se chante. Les diverbia sont toujours écrits en vers ïambiques trimètres, que les Romains appelaient senarii. Ce vers avait été imaginé par Livius Andronicus sur le modèle de celui dont les Grecs se servaient pour le dialogue dans leurs comédies et leurs tragédies ; seulement les poètes latins s'y permirent beaucoup plus de licences que n'en prenaient les Grecs. Les scenarii n'étaient pas accompagnés par les instruments ; les comédiens les prononçaient, ils ne le chantaient pas. Nous avons vu ailleurs ce que c'étaient que les cantica. Ils sont très fréquents dans les comédies romaines. M. Ussing a calculé que dans Plaute ils occupaient près des trois quarts des pièces, dans Térence au moins la moitié. La musique y tenait donc une place très importante. «Les cantica, dit Donat, étaient exécutés par des flûtes égales ou inégales, droites ou gauches (tibiis paribus aut imparibus, dextris aut sinistris). Les flûtes droites ou lydiennes indiquaient par leur gravité que le ton de la comédie serait sérieux. Les flûtes gauches ou syriennes (sarranae), par leur vivacité légère, montraient que la pièce devait être plaisante ; quand on annonçait qu'elle allait être jouée avec un mélange de flûte droite et gauche, c'était la preuve que la gaieté et le sérieux s'y mêleraient ensemble». Nous retrouvons ces indications dont parle Donat dans les didascalies de Térence, et l'on y mentionne aussi le nom de l'artiste qui avait composé la musique de ses comédies : c'est Flaccus, esclave de Claudius.


    Un bas-relief, qui représente une scène analogue à la 2e du 5e acte de l'Andria de Térence, montre une joueuse de flûte placée entre deux groupes d'acteurs, et accompagnant leurs paroles du son de ses instruments.

    Comme les pièces de Diphile et de Ménandre qui leur avaient servi de modèle, les comédies romaines n'avaient pas de choeurs.

    Quant à la façon dont les comédies romaines étaient représentées, les détails qu'on peut donner à ce sujet ne sont pas particuliers à la comédie seule ; ils s'appliquent presque tous aux autres jeux scéniques ; mais comme c'est grâce à la comédie que nous en avons conservé le souvenir, que nous ne les connaîtrions plus s'ils ne se trouvaient dans les prologues de Plaute ou de Térence et dans les notes des commentateurs qui les expliquent, il me semble que c'est à propos de la comédie qu'il convient de les exposer.

    Jusqu'à la fin du VIIe siècle, il n'y eut pas à Rome de théâtre permanent : quand on voulait donner au peuple des jeux scéniques, on élevait sur des supports quelques planches au-dessus du sol : c'était la scène. On enfermait un certain espace de terrain dans des palissades de bois : c'était la cavea. Il est problahle que ce terrain était choisi d'ordinaire sur les rampes de quelque colline, afin que tout le monde pût voir. Dans les premiers temps les spectateurs s'y entassaient sans ordre ; tous les rangs y étaient mêlés. On exigeait que le public assistât à la représentation debout, parce qu'on craignait, dit Tacite, qu'il ne prît l'habitude de perdre toutes ses journées au théâtre, s'il s'y trouvait trop à l'aise. En 560 (194 av. J.-C.), on donna pour la première fois des places distinctes aux sénateurs. C'est sans doute aussi vers la même époque que s'établit l'usage pour les citoyens aisés de faire apporter des sièges au théâtre par leurs serviteurs. En 600 (154 av. J.-C.) une tentative fut faite pour construire un théâtre en pierre, mais les censeurs ordonnèrent de détruire l'oeuvre commencée, et par une réaction naturelle, on revint à toute la rigueur des prescriptions anciennes. Un sénatus-consulte défendit qu'à Rome et dans le voisinage, jusqu'à la distance d'un mille, on fît apporter des sièges au théâtre et que l'on demeurât assis pendant la représentation d'une pièce. Mais cette sévérité, selon Tite-Live, ne dura qu'un temps et Ritschl suppose que ce fut le triomphe de Mummius, en 608 (146 av. J.-C.) qui donna l'occasion d'abandonner définitivement les anciennes habitudes. Les jeux, nous dit-on, furent alors célébrés avec plus de soin et comme ils l'étaient en Grèce ; ce qui semble dire qu'on construisit pour la première fois des théâtres complets, à l'imitation de ceux des Grecs, et avec plusieurs rangs de gradins dans la cavea. Seulement ces théâtres ne duraient pas au delà de la circonstance pour laquelle ils étaient faits ; la fête finie, on démolissait ces gradins improvisés et cette scène provisoire (subitarii gradus, scaena in tempus structa). En 687 (67 av. J.-C.) le tribun Roscius Othon porta une loi (lex Roscia theatralis) par laquelle les chevaliers romains, ou plutôt tous ceux qui possédaient le cens équestre, avaient seuls le droit de s'asseoir aux quatorze premiers gradins. L'orchestra étant réservée aux sénateurs, le peuple ne pouvait trouver de place qu'après le quatorzième gradin. Enfin en 699 (55 av. J.-C.), Pompée fit construire un théâtre en pierre, le premier qu'on eût vu à Rome, et qui porta son nom [Voir pour plus de détails Theatrum].

    Les théâtres ont pu être temporaires à Rome pendant deux siècles, parce que les réprésentations ne revenaient qu'à de certaines occasions, et n'avaient pas lieu, comme chez nous, toute l'année. Chez les Romains, ainsi que dans la Grèce, les jeux scéniques faisaient partie du culte. C'était pendant certaines fêtes religieuses que les tragédies et les comédies se produisaient pour la première fois. Parmi les fêtes annuelles et ordinaires, il y en avait au moins cinq où l'on célébrait des jeux scéniques. C'étaient l° les ludi Romani qui avaient lieu au mois de septembre, en l'honneur des trois dieux du Capitole ; 2° les ludi Plebeii, mentionnés comme scéniques dans une didascalie du manuscrit Ambrosien que Rilschl attribue au Stichus de Plaute ; 3° les ludi Apollinares, où Ennius fit jouer son Thyeste ; 4° les ludi Megalenses, où furent représentées plusieurs des pièces de Térence ; 5° les ludi Florales, où nous savons que les mimes se permettaient toute espèce de turpitudes. Sous l'empire, les représentations théâtrales furent introduites encore dans les ludi Cereales, Augustales et Palatini. A ces fêtes régulières et annuelles il faut ajouter quelques circonstances extraordinaires qui pouvaient donner lieu à des jeux scéniques : tels étaient, par exemple, les ludi funerales ou funebres, on sait que les Adelphes et l'Hécyre de Térence parurent aux funérailles de Paul-Emile.

    Les représentations dé ce genre ne pouvaient se faire pendant l'hiver dans des théâtres qui n'étaient pas fermés ; aussi Juvénal dit-il que la scène est muette depuis les ludi Plebeii jusqu'aux Ludi Megalenses, c'est-à-dire depuis le mois de novembre jusqu'au mois d'avril.

    La saison théâtrale, pour ainsi parler, ne durait que sept mois ; cet intervalle était rempli, comme on vient de le voir, par un assez grand nombre de fêtes ordinaires et extraordinaires où l'on célébrait des jeux scéniques ; ces fêtes se prolongeaient quelquefois plusieurs jours : les ludi Romani, par exemple, durèrent quatre jours à partir de 540 (214 av. J.-C.) ; il s'ensuit que le nombre des pièces nouvelles nécessaires pour alimenter tous ces jeux devait être assez considérable. Il était donc nécessaire qu'il y eût, vers la fin du VIe siècle, quand la comédie était dans sa nouveauté, un assez grand nombre de poètes comiques que les exigences du public forçaient de travailler vite et de produire beaucoup. C'est ce qui explique les 130 pièces qu'on attribuait à Plaute. Quelques critiques prétendaient qu'elles étaient l'oeuvre de poètes contemporains ou antérieurs, mais que Plaute les retouchait et qu'on y retrouvait sa façon d'écrire.

    On comprend aussi que, par suite du besoin de satisfaire le public, devenu de plus en plus difficile, et de fournir à tant de fêtes différentes, il se soit formé à Rome un certain nombre de troupes dramatiques. Avant l'introduction du théâtre grec, les saturae, ou pièces nationales, étaient jouées par des jeunes gens pour qui ces représentations étaient un plaisir et non un métier ; mais les comédies grecques étant plus régulières, plus savantes, exigeaient plus d'étude et ne pouvaient être abandonnées à des acteurs improvisés. Elles furent donc jouées par des comédiens de profession, qui se réunissaient en troupe (grex, caterva), sous la direction d'un chef (dominus gregis), qui était quelquefois l'acteur principal (actor primarum). Parmi ces chefs de troupe, nous connaissons Publilius Philo, qui joua certaines pièces de Plaute, et Ambivius Turpio, qui fut le principal acteur de celles de Térence. Sur Roscius, le plus grand acteur comique de la fin du VIIe siècle de Rome, un plaidoyer de Cicéron nous a conservé des détails fort curieux. Il est aisé de nous figurer comment les chefs des meilleures troupes arrivèrent à prendre une grande importance. Les magistrats qui présidaient aux jeux publics étaient fort intéressés à contenter le peuple, et tenaient à ne faire représenter que des pièces dont il fût satisfait. Les prologues de Térence et les explications de Donat nous montrent comment ils s'y prenaient pour y arriver. Comme ils étaient d'ordinaire assez peu lettrés et peu capables d'apprécier le mérite des auteurs, ils se fiaient au chef de la troupe avec laquelle ils avaient traité pour le choix des pièces qui devaient être représentées. Ce chef était donc devenu l'intermédiaire obligé entre le poète et les magistrats ; aussi était-ce à lui que les poètes s'adressaient quand ils avaient quelque comédie qu'ils voulaient faire jouer. C'est lui qui fixait le prix que les magistrats devaient lui payer pour son ouvrage. Ce prix n'était pas d'ordinaire fort élevé : on nous raconte, comme un véritable prodige, que Térence reçut, pour son Eunuque, 8,000 sesterces (1,600 francs). Mais au moins le poète était sûr de toucher toujours la somme. Le directeur de la troupe, qui choisissait la pièce, qui la proposait aux magistrats, qui l'estimait, devait en répondre. Si elle ne réussissait pas, il fallait qu'il rendît la somme à celui qui, sur son estimation, l'avait achetée ; c'était le meilleur moyen qu'avaient imaginé les Romains pour forcer les directeurs à avoir du goût et à ne pas ennuyer le public. On voit qu'en réalité le directeur courait seul quelques risques ; il était naturel qu'il cherchât aussi à retirer quelques profits. Ritschl pense que la pièce qu'il avait garantie, quel qu'en fût le succès, devait désormais lui appartenir. Il pouvait la faire jouer de nouveau dans d'autres jeux publics, si on le lui permettait, comme fit Ambivius pour certaines comédies de Caecilius, qui avaient été d'abord mal accueillies, et qu'il parvint à faire applaudir. Mais alors elles n'avaient pas les mêmes privilèges ni les mêmes avantages que si elles étaient nouvelles. L'Eunuque fut la seule comédie de Térence pour laquelle on fit une exception ; elle plut tellement au peuple qu'elle fut reprise comme nouvelle et payée de nouveau, acta est tam successu et plausu atque suffragio, ut rursus esset vendita et ageretur iterum pro nova. Indépendamment des jeux qui se célébraient à Rome, il restait encore au directeur de la troupe la ressource de représenter les pièces qu'il avait achetées dans les autres villes de l'Italie. Elles avaient aussi des fêtes publiques, des théâtres ; elles aimaient les jeux scéniques, et il est probable qu'elles appelaient volontiers les troupes qui avaient eu le plus de succès dans la capitale. Les directeurs avaient donc un grand intérêt à se faire un répertoire, comme on dit aujourd'hui ; et c'est là ce qui les engageait à risquer un peu d'argent, pour s'assurer la possession définitive des comédies nouvelles qu'ils représentaient sur la scène de Rome. Les prologues de Térence nous apprennent encore qu'avant que la pièce ne fût jouée, il y avait une sorte de représentation d'essai, qui devait ressembler beaucoup à nos répétitions générales. Les magistrats y assistaient, quelquefois aussi les ennemis du poète parvenaient à s'y glisser et faisaient du scandale par leurs remarques malveillantes.

    Rien n'empêche de croire, ainsi que le veut Ritschl, que les choses se passaient d'ordinaire comme nous venons de le raconter, d'après les prologues de Térence. Nous savons pourtant qu'il y avait des cas où les auteurs s'adressaient directement aux magistrats sans passer par l'intermédiaire des directeurs de troupes. C'est ce qui arriva à Térence lui-même, quand il voulut faire jouer sa première pièce. Suétone rapporte qu'il l'apporta aux édiles, et que ceux-ci envoyèrent le jeune poète la lire à Caecilius, qui devait sans doute en juger le mérite. Cette intervention directe des édiles dans le choix d'une pièce de théâtre, s'explique peut-être ici par l'influence des grands personnages que fréquentait Térence, et qui pouvaient l'avoir recommandé aux magistrats. Une lettre de Cicéron nous apprend qu'en 699, à l'inauguration du théâtre de Pompée, les pièces qui furent représentées avaient été approuvées par un critique de cette époque, Spurius Maecius Tarpa. Nous retrouvons le même critique chargé des mêmes fonctions une quarantaine d'années plus tard, sous le règne d'Auguste. Il est mentionné deux fois dans les oeuvres d'Horace, et les commentateurs en font une sorte de censeur dramatique officiel sans l'autorisation duquel aucun ouvrage ne pouvait se produire sur la scène.

    On s'est demandé si les pièces nouvelles représentées à Rome pendant les jeux publics donnaient lieu, comme en Grèce, à des concours dramatiques où le vainqueur était couronné et recevait une récompense. Avec le peu de documents qui nous restent, la question n'est pas aisée à résoudre. Les prologues de Plaute ne permettent pas de douter qu'au VIe siècle il n'y eût une sorte de lutte établie entre les acteurs et des prix donnés aux plus habiles. Les auteurs de ces prologues ont grand soin de recommander aux gens qui président aux jeux publics (curatores ludorum) d'être impartiaux : ne palma detur cuiquam artifici injuria ; ils se plaignent des cabales qui s'exercent soit par des intermédiaires qui vont donner le mot d'ordre aux partisans d'un acteur favori, soit par des billets qu'on se passe les uns aux autres ; ils demandent que des inspecteurs soient chargés de parcourir les rangs des spectateurs pour voir s'il ne s'y trouve pas des claqueurs à gages. C'est le commencement de ces brigues du théâtre ou du cirque, qui troublèrent si souvent la paix publique pendant l'Empire. Mais il faut remarquer que, dans tous ces textes, il ne s'agit que des comédiens. Quant aux auteurs eux-mêmes, quelques passages laissent entendre qu'on les honorait aussi d'une palme quand ils avaient produit une couvre supérieure à celles des autres ; mais ces passages sont assez vagues, et doivent peut-être se prendre dans un sens métaphorique. Ce qui est sûr, c'est qu'en supposant même que ces concours dramatiques aient existé chez les Romains à certains moments, ils n'ont jamais eu ni la même importance ni le même éclat qu'en Grèce. Les mêmes prologues de Plaute, que je viens de citer, nous aident à comprendre combien il était difficile aux acteurs de se faire entendre du public. Ce public, ils nous le montrent très bruyant et fort agité. Ce sont des gens qui se battent, des esclaves qui prennent la place des hommes libres et qu'il faut mettre à la porte, des courtisanes qui viennent se faire voir et détournent l'attention de leurs voisins, des matrones qui bavardent ou rient aux éclats, des nourrices avec leurs enfants «qui crient comme des veaux» ; c'est le commissaire lui-même (dissignator), qui dérange tout le monde pour conduire les gens à leur place, et trouble l'ordre qu'il devrait protéger. Aussi l'acteur du prologue commence-t-il par faire réclamer le silence par le crieur public : Face jam nunc, tu, praeco, omnem auritum poplum ; puis il le demande lui-même, tantôt avec violence, tantôt avec douceur, sans avoir beaucoup d'espoir de l'obtenir. Devant un auditoire si peu tranquille, dans des théâtres immenses et en plein air, les comédies avaient beaucoup de chances d'être peu écoutées et mal entendues. Les spectateurs même les plus attentifs et les plus intelligents devaient en perdre beaucoup. Heureusement il y avait, dans la façon dont les pièces étaient représentées, des conventions et des procédés qui aidaient à faire deviner ce qu'on n'entendait qu'à moitié. D'abord le prologue, en racontant la pièce par avance, permet de suivre plus aisément l'intrigue ; puis les personnages se distinguent par un costume traditionnel qui les fait du premier coup reconnaître : les vieillards, les jeunes gens, les esclaves, les pauvres, les riches, les gens heureux et les gens tristes sont vêtus d'une manière différente. Dans les premiers temps ils s'affublent de grandes perruques qui sont noires, blanches ou rousses, «de sorte que la couleur des cheveux découvre l'âge de la personne». Avec les masques, qu'ils prennent plus tard, à l'imitation des Grecs, la différence est encore plus aisée à faire ; on voit, dès qu'on les regarde, l'âge, le caractère, la situation de ceux qui s'en couvrent [Persona]. Non seulement les costumes sont invariables, mais les gestes et la démarche sont asservis à certaines lois déterminées. Les uns doivent s'avancer d'un pas plus grave ; les autres marchent plus vite. Le ton même avec lequel ils parlent est minutieusement réglé. Naturellement les personnages secondaires ne doivent pas trop attirer l'attention sur eux, il leur faut adoucir les éclats de leur voix, s'ils l'ont trop forte, et laisser celle de l'acteur principal dominer les autres. Il n'y a donc, dans la représentation, rien d'imprévu, qui puisse dérouter les spectateurs ; tout, au contraire, les met sur la voie de l'action et travaille à la rendre claire pour leur intelligence. C'est véritablement un triomphe de la discipline et de la convention. On n'a qu'à voir paraître l'acteur : à son costume, à sa démarche, au son de sa voix, on devine quelle place il tient dans l'intrigue et ce qu'il va faire ; on peut dire si c'est un soldat, un leno, un parasite etc. ; et, comme ces divers personnages, dans ces comédies fort peu variées, sont toujours traités de la même manière, qu'ils font et disent à peu près partout les mêmes choses, quand on les a reconnus, on n'a presque plus besoin de les écouler pour savoir ce qu'ils vont dire. C'est ce qui fait comprendre qu'on ait pu suivre une pièce de théâtre et s'y intéresser, malgré tant de raisons qui devaient empêcher de bien entendre les acteurs.

    Comoedia togata

    Ce genre de comédie fut ainsi appelé de ce que les acteurs qui la jouaient portaient la toge. Il mettait donc sur la scène la vie romaine, et représentait des évènements qui étaient censés se passer à Rome ou dans les environs. Aussi Horace met-il les togatae à côté des praetextae, ou tragédies romaines, et regarde-t-il les unes et les autres comme une tentative heureuse qui fut faite pour créer un théâtre national. Le plus célèbre auteur de togatae fut Afranius, qui vivait au VIe siècle de Rome. Nous avons conservé fort peu de fragments de la comoedia togata ; il est assez vraisemblable que, malgré les éloges que lui donne Horace, elle ne fut pas une innovation aussi importante et aussi complète qu'on pourrait le penser. On voit par les fragments d'Afranius que son théâtre devait ressembler beaucoup à celui de ses prédécesseurs. La seule différence qui le sépare d'eux, c'est qu'il paraît s'être plus occupé de peindre des scènes de famille ; il a pénétré davantage dans l'intérieur de la maison romaine. C'est au moins ce qu'indique le titre de quelques-unes de ses pièces : Divortium, Privignus, Emancipatus, Fratriae. Il a introduit plus souvent, dans son théâtre, des jeunes filles de naissance libre, des querelles de ménage, des femmes soupçonnées par leur mari, etc. Mais d'ordinaire il se contente de reproduire sous des noms romains les sujets et les personnages du théâtre grec. Horace le fait entendre, quand il dit qu'Afranius a couvert Ménandre de sa toge :

    Dicitur Afrani toga convenisse Menandro.

    On peut donc soupçonner que, dans la plupart des cas, la togata ne différait de la palliata que par le costume des acteurs. C'est sans doute ce qui fit qu'elle n'eut qu'un succès assez médiocre auprès du peuple. Le nombre des auteurs de togatae est très petit, et la vogue de ce genre de pièces ne paraît pas avoir dépassé l'époque de Sylla. Cependant il est arrivé plus tard qu'on a quelquefois repris sur le théâtre des togatae d'Afranius ; les auteurs en composaient aussi de nouvelles, niais c'était pour les lectures publiques.

Article de Gaston Boissier