1. EN GRECE

    Origines et formation de la tragédie grecque

    Le caractère spécifique de la tragédie, par où ce genre se distingue de tous ceux qui l'avaient précédé, c'est d'être une action (drama). Ressusciter en quelque sorte les héros de la légende, les faire parler et agir sous les yeux du public, c'est là une idée qui peut paraître simple. Elle ne fut cependant réalisée que dans la seconde moitié du VIe siècle. En Grèce, comme partout ailleurs, le drame est le dernier né des grands genres poétiques : il recueille et absorbe en lui toutes les inventions de l'épopée et du lyrisme. On peut dire, il est vrai, qu'au moment où la tragédie apparaît, son heure était venue. Car nombre de cérémonies et de spectacles, surtout dans les cultes d'Apollon, de Déméter, de Dionysos, constituaient déjà une sorte de drame hiératique. Mais c'est d'une forme particulière du culte dionysiaque, du dithyrambe (nous avons sur ce point l'attestation formelle d'Aristote) qu'est issue la tragédie. Du dithyrambe primitif nous savons peu de chose. Chez Archiloque, ce n'était encore qu'un chant individuel, un chant de buveur en l'honneur de Dionysos. C'est Arion, nous apprend Hérodote, qui, vers la fin du VIIe siècle, le transforma en un chant choral. Deux textes permettent, semble-t-il, de préciser assez exactement la réforme d'Arion. L'un est la notice connue de Suidas, qui attribue à ce poète l'invention du tragikos tropos. L'autre, un commentaire d'Hermogène récemment publié, affirme que Solon, dans une de ses Elégies, donnait déjà au dithyrambe d'Arion le nom de tragôdia. L'interprétation naturelle de ce double témoignage, c'est qu'Arion confia l'exécution du dithyrambe nouveau à un choeur de tragôdoi. Mais qu'étaient-ce que ces tragôdoi ? Comme l'indique leur nom, des chanteurs costumés en boucs (tragoi) : déguisement destiné à symboliser la race des génies thériomorphes, protecteurs de la végétation et des troupeaux, ces saturoi si populaires dans tout le Péloponnèse [Satyri]. Qu'il existait déjà bien ayant Arion, dans le Péloponnèse, des choeurs populaires d'hommes-boucs, la chose n'est pas douteuse. Elle résulte, en particulier, d'un passage d'Hérodote, où l'historien signale à Sicyone des tragikoi choroi, exécutés en l'honneur du héros Adrastos. Le fait relaté par Hérodote se rapporte à la première moitié du VIe siècle : mais il y a tout lieu de croire que les choeurs en question remontaient à une bien plus haute antiquité. Peut-être ce héros avait-il été lui-même originairement, comme on l'a supposé, une divinité agricole. L'on serait ainsi amené à penser que les choeurs d'hommes-boucs avaient primitivement formé le cortège commun de toutes les divinités représentatives des énergies de la nature. Et c'est cette circonstance qui aurait permis à Arion de transporter, sans nulle violence, ces choeurs au service de Dionysos. Quoi qu'il en soit, dans le dithyrambe tel que nous devons l'imaginer à cette époque, deux traits essentiels sont à relever, parce qu'ils le prédestinaient eu quelque sorte à se muer en drame. Le premier, c'est la personnalité fictive du choeur dithyrambique. Pour la circonstance les cinquante chanteurs dont il se compose ont dépouillé leur identité : ils sont devenus des hoummes-boucs, les compagnons familiers de Dionysos. Ce sont donc déjà, au sens strict du mot, des acteurs. Mais à cet élément mimétique s'ajoutait, dans le dithyrambe, un autre élément d'importance non moindre pour le drame futur, c'est le pathétique. De bonne heure le culte, à l'origine naturaliste, de Dionysos s'était, par les progrès de l'anthropomorphisme, changé en un drame divin et personnel, le drame de la passion et du triomphe de Dionvsos. Dionysos, dit Plutarque, est un dieu à propos duquel on parle «de morts et d'anéantissements, puis de renaissances et de résurrections». Unique en son fond, ce drame s'était traduit en bien des formes diverses : légendes de Lycurgue en Thrace, de Pentheus à Thèbes, d'Icarios et de sa fille Erigoné en Attique, etc. Quand donc, dans le dithyrambe, le villageois, costumé en bouc, chantait ces pathétiques aventures, nul doute qu'il ne s'identifiait à son rôle, qu'il ne crût assister personnellement aux souffrances et aux triomphes de son dieu. Délire d'abord prémédité, mais qui, l'agitation orchestique, l'émotion imaginative, et sans doute une demi-ivresse aidant (car l'ivresse était elle-même un hommage rituel au dieu du vin), se changeait vite en une sorte de possession inconsciente et sincère. Comment le public lui-même, aussi naïf que les exécutants, ne se fût-il pas associé, d'imagination et de cour, à cet enthousiasme ? Et ainsi on est en droit de dire que, dès le temps d'Arion, le dithyrambe éveillait dans les âmes, et à un degré qui depuis lors n'a jamais été atteint, toutes les émotions qui constitueront plus tard l'essence de l'illusion tragique.

    Très apparent donc est le lien qui rattache au dithyrambe la tragédie. Mais il est malaisé de suivre avec exactitude les étapes de cette transformation graduelle et surtout d'en fixer l'ordre chronologique. Un premier pas décisif fut réalisé le jour où un poète dithyrambique s'avisa d'intercaler entre les chants des choreutes de courts récits épisodiques faits par l'un d'entre eux, sans doute par le coryphée. L'idée de cette innovation (dont une tradition douteuse fait honneur à Arion même) dut s'offrir d'autant plus naturellement que, dans d'autres variétés du lyrisme, il existait déjà quelque chose de semblable. C'est ainsi, par exemple, que, dans les choeurs d'Alclnan, les choreutes chantent tantôt à l'unisson, tantôt par voix isolées ; et l'une de ces voix est parfois celle du poète, en même temps coryphée. Ainsi donc, à ce moment de son évolution, le dithyrambe comprenait deux éléments distincts : 1° un récitant qui narrait les souffrances de Dionysos ; 2° un choeur de cinquante membres, dont les chants, joyeux ou désolés, exprimaient, à chaque pause du narrateur, les émotions provoquées en eux par ces récits [Cyclicus chorus, Dithyrambus]. C'est à cette date précise que se place, croyons-nous, l'acte de naissance de la tragédie : en quoi nous somunes d'accord avec Aristote, qui déclare que la tragédie est née des préludes du dithyrambe (apo tôn exarchontôn ton dithurambon).«Si l'on se représente cette série de chants, précédés chacun d'un prélude narratif, on a l'idée d'une ébauche de tragédie sans dialogue, déjà divisée en scènes, déjà pourvue d'une sorte d'action et aboutissant à une lamentation finale provoquée par quelque chose d'analogue à un dénouement». C'est sans doute de ce drame rudimemtaire que s'autorisaient les Doriens, lorsque, comme nous l'apprend Aristote, ils revendiquaient l'honneur d'avoir créé la tragédie. Prétention justifiée, du reste, en quelque mesure : dorien, en effet, sinon par ses origines, du moins par son développementute, est le dithyrambe ; doriens aussi, les choeurs de génies-boucs ; doriens enfin, ces quinze poètes tragiques inconnus qui, selon certaines traditions, auraient précédé l'Athénien Thespis. Un seul de ces obscurs précurseurs a laissé un nom : c'est Epigénès de Sicyone. - A lui se rattache un second progrès essentiel de la tragédie naissante : Epigénès fut, dit-on, le premier qui osa sortir du cycle des sujets dionysiaques. Du coup la tragédie s'annexait tout le trésor des légendes épiques et lyriques, amassé depuis des siècles. A la vérité, cette dépossession partielle de Dionysos ne s'opéra point sans scandale : il y eut d'abord de véhémentes protestations, dont le proverbe connu ouden pros Dionyson nous a transmis l'écho. Mais l'innovation d'Epigénès constituait un tel progrès qu'elle finit par s'imposer. Ce qui l'avait rendue possible, c'est qu'il existait, nous l'avons vu, à la même époque, dans le Péloponnèse, des choeurs similaires en l'honneur des héros, qui non seulement se composaient, comme ceux du dithyrambe, d'hommes-boucs, mais qui chantaient, eux aussi, des souffrances, une «passion». La passion d'Adrastos, par exemple, que chantaient chaque année les choeurs sicyoniens, nous la connaissons : c'était sa défaite devant Thèbes, sa fuite, ses tentatives impuissantes pour recouvrer les cadavres des siens. Les émotions que faisait naître un tel spectacle n'étaient-elles pas de même nature que celles du drame dionysiaque ? Mais ce qui démontre mieux que tout raisonnement l'intime parenté du dithyrambe et de ces choeurs héroïques, c'est l'acte d'autorité par lequel Clisthène, tyran de Sicyone, transporta à Dionysos les honneurs jusqu'alors rendus à Adrastos. - Quoi qu'il en soit, l'extension des thèmes tragiques due à Epigénès contenait un certain nombre de conséquences latentes. La première regarde le choeur. Longtemps encore, sans doute, par respect de la tradition, les poètes s'évertuèrent à maintenir, même dans les sujets héroïques, l'ancien choeur des satyres ; et les deux drames satyriques qui nous sont parvenus, les Ichneutes et le Cyclope, montrent assez que, pour introduire les boucs là où ils n'avaient rien à faire, poètes et public se contentaient d'un prétexte facile. A la longue cependant une telle gêne dut paraître intolérable. Et on en vint enfin à attribuer aux tragédies héroïques les choeurs qui leur revenaient de droit : soldats, vieillards, suivantes, etc. Pendant un temps indéterminé il y eut donc deux sortes de tragédies qui vivaient côte à côte : l'une, fidèle au choeur des satyres, et à l'occasion incongrue comme eux ; l'autre, épurée de cet élément grossier, et qui tendait dès lors vers un idéal de gravité et de noblesse. On a vu ailleurs [Satyricum drama] comment, pour sauvegarder les prérogatives de Dionysos, un règlement intervint qui assignait, dans toutes les représentations, aux choeurs satyriques une place déterminée, mais réduite. Ainsi fut consommée la séparation du drame satyrique et de la tragédie, qui devinrent dès lors deux genres distincts. - Toutefois la tragédie, à cette date, restait encore une composition hybride. Pour qu'elle fût véritablement un drame il fallait un progrès nouveau : que son narrateur impersonnel fît place à un personnage vivant, à un acteur. Et Aristote, en effet, nous dit que l'acteur tragique est né de l'exarchôn du dithyrambe : transformation que d'autres témoignages attribuent expressément à Thespis. Mais cette transformation s'est-elle produite d'un seul coup ? Rien de moins probable. Sur ce point le rôle de Silène dans nos deux drames satyriques, les Ichneutes et le Cyclope, est fort instructif. Dans le premier surtout, qui est de date plus ancienne, ce rôle apparaît double : tantôt Silène s'y confond intimement avec les satyres, dont il n'est alors que le porte-parole et le coryphée ; ailleurs, au contraire, il y agit comme un véritable acteur, complètement distinct et indépendant du choeur. N'y aurait-il pas là une survivance, le souvenir d'une époque de transition, où le choeur satyrique n'avait pas encore d'acteur en face de lui, et où Silène, au moins par intermittences, en faisait fonction ? Ce précédent admis, l'invention de Thespis n'apparaîtrait plus que comme le dernier terme d'une évolution depuis longtemps commencée. Quoi qu'il en soit, c'est dans les drames de Thespis que parut le premier acteur. - Perfectionnement essentiel, sans doute, mais incomplet encore cependant. Car, au point de vue des facilités d'exposition dramatique, l'acteur unique, attaché à un rôle unique (dieu, héros, roi, etc.) n'était pas, à beaucoup près, l'équivalent du récitant qu'il remplaçait. De là l'invention du masque scénique, également attribuée par la tradition à Thespis. Les deux mesures sont corrélatives. Nous n'avons pas ici à revenir sur les origines et l'évolution du masque [Persona]. Bornons-nous à rappeler que, grâce à cet artifice, l'acteur unique put suffire à tous les rôles d'un drame. En changeant de visage, il changeait à son gré de personnalité : tour à tour dieu ou déesse, roi ou reine, messager, il apportait, par ses sorties et ses rentrées, un aliment sans cesse renouvelé aux chants du choeur. - Autre trait de la tragédie de Thespis, au moins à ses débuts : elle était exclusivement lyrique. Comme le choeur, d'où il était issu, l'acteur, en effet, à l'origine, n'eut d'autre mode d'expression que le chant. Toute sa fonction se réduisait donc à des monologues lyriques ou à des duos lyriques avec le coryphée. Quant au mètre dont il usait alors de préférence, c'était, nous apprend Aristote, le tétramètre trochaïque. Peu à peu, cependant, à côté du chant prit place, dans le rôle de l'acteur, le parlé (lexis), qui est la traduction naturelle de l'action et de la vie. Il fallait au parlé un vers approprié : ce fut le trimètre iambique. Inventé par Archiloque, qui en avait fait l'instrument de la satire personnelle, il avait été naturalisé par Solon à Athènes, où il avait dépouillé son âpreté native, tout en gardant ses qualités de brièveté incisive et d'aisance familière. C'était, selon Aristote, «de tous les mètres grecs le plus voisin de la conversation ordinaire». Ainsi se constitua la métrique tragique par l'union du lyrisme dorien et de l'iambe iono-attique. - La tragédie à un seul acteur n'a eu, du reste, qu'une très courte durée. Elle n'est représentée que par les noms de Thespis, Pratinas, Choerilos et Phrynichos. Encore n'est-il pas douteux que, du jour où Eschyle, leur contemporain plus jeune, eut introduit le second acteur, ces poètes n'aient usé eux-mêmes immédiatement de cette ressource nouvelle. C'est grâce au second acteur que la tragédie, jusqu'alors lyrique et narrative, devint, au sens strict du mot, une action. Auparavant en effet les personnages se succédaient sur la scène, mais ne pouvaient s'y rencontrer. L'action, par suite, se passait dans la coulisse : ils l'exposaient dans leurs monologues, ils la commentaient dans leurs entretiens avec le choeur, mais ils l'apportaient toute faite, ils ne la faisaient pas. Avec deux acteurs, il n'en fut plus ainsi : on vit les personnages mêmes agir et lutter. - Malgré tout, cette forme d'art restait rudimentaire et limitée. A chaque fin de scène, en particulier, le renouvellement des personnages s'opérait malaisément : pendant que l'un des deux interprètes disparaissait pour changer de costume, il fallait que l'autre restât seul en scène, et par conséquent le dialogue et l'action s'interrompaient. Aussi la tragédie à deux acteurs n'a-t-elle vécu elle-même que quelques années. Sophocle porta à trois le nombre de ses interprètes, et nous voyons par l'Orestie qu'Eschyle s'empressa d'imiter sur ce point son jeune rival. Nombreux étaientles avantages de cette innovation. D'abord, elle facilita singulièrement les entrées et les sorties des personnages. Secondement, elle apporta au dialogue dramatique plus de complexité et de vie. Enfin, elle permit aux poètes, à Sophocle particulièrement, d'introduire au théâtre ces figures de demi-teinte (par exemple, Ismène, Chrysothémis), qui, outre leur intérêt propre, nous aident, par ressemblance ou par contraste, à mieux mesurer l'héroïsme du protagoniste. Ce nombre de trois acteurs ne fut jamais, semble-t-il, dépassé. Pour plus de détails voyez l'article Histrio. La tragédie grecque est, à cette époque, en pleine possession de tous ses moyens.

    Au développement interne de la tragédie grecque, tel que nous venons de le résumer, correspond parallèlement une évolution matérielle, sur laquelle il n'y a pas lieu d'insister ici, parce qu'elle a été décrite dans plusieurs articles précédents. C'est ainsi, on l'a vu à l'article Theatrum, qu'autour de la place circulaire, où s'était dès l'origine exécuté le dithyrambe, vinrent successivement se grouper les diverses parties qui devaient par leur réunion constituer l'édifice nécessaire aux représentalions dramatiques. Dans le même temps s'organisait aussi la mise en scène, c'est-à-dire le costume des acteurs et du choeur [Persona, Chorus, Cothurnus], les décors [Theatrum], les machines et praticables [Machina]. Une remarque importante doit cependant être faite : c'est que l'évolution matérielle du théâtre grec a été beaucoup plus lente que l'évolution interne de la tragédie, en sorte que l'édifice et la mise en scène n'atteignirent leur perfection que longtemps après l'époque des grands maîtres.

    Structure technique de la tragédie grecque

    Le texte d'une tragédie grecque ne se divisait pas en actes et en scènes, mais en parties dialoguées ou chantées. Les premières étaient au nombre de trois :

    1. «Le prologos est toute la partie de la tragédie qui précède l'entrée du choeur». Il peut se composer d'une scène unique ou de plusieurs. Dans les plus anciens drames (Suppliantes, Perses), le prologos manque encore, et c'est la parodos qui forme le début.
    2. «Les épisodes (epeisodia) sont les parties comprises entre deux chants du choeur». Le nombre en est variable. Pourtant le chiffre de trois épisodes est dès le Ve siècle le plus fréquent (il se rencontre dans vingt et une des tragédies conservées), et tend à s'imposer comme une règle.
    3. «L'exodos est toute la partie de la tragédie après laquelle il n'y a pas de chant du choeur». Seules, trois tragédies d'Eschyle (Suppliantes, Perses, Euménides) font exception ; elles se terminent par un morceau lyrique que chante le choeur, seul ou avec les acteurs.


    Ces trois éléments, sous des noms divers, sont de même nature et correspondent aux actes d'un drame moderne : le prologos serait l'acte I, l'exodos le dernier acte, les épisodes les actes intermédiaires. Une grave différence cependant, c'est qu'ils ne sont pas astreints, comme les actes de nos pièces, à une égalité, au moins approximative, d'étendue. Il y a de très longs épisodes et de très courts, et cela dans une même tragédie : ainsi, le deuxième épisode des Sept contre Thèbes atteint 350 vers, tandis que le troisième n'en compte que 29 ; les deux premiers épisodes des Perses ont respectivement 476 et 34 vers. Les mètres usités dans le dialogue tragique sont : le tétramètre trochaïque, qui prédominait à l'origine (il tient encore une place importante dans les Perses, v. 158 sq., 215 sq., 701 sq.), mais devint ensuite très rare, et surtout le trimètre iambique.

    Les parties lyriques de la tragédie grecque sont de deux sortes :

    1. La parodos était primitivement, comme l'indique son nom, le chant du choeur entrant dans l'orchestra. Plus tard, on appela de ce nom, d'une facon générale, «le premier chant du choeur» : c'est la définition qu'en donne Aristote. La parodos a le plus souvent la forme antistrophique : chaque strophe y est régulièrement suivie de son antistrophe. Le rythme et la mélodie changent dans chaque couple. L'épode est d'un emploi rare: elle se place, soit au cours du morceau, soit à la fin. On peut reconnaître trois types principaux de parodos :

      1. Chants antistrophiques, précédés d'une série de systèmes anapestiques. Telle semble avoir été la forme primitive (Suppliantes, Perses, Agamemnon, Ajax). Ces chants d'entrée sont souvent très étendus : celui des Suppliantes n'a pas moins de 175 vers (v. 1-40, anapestes ; v. 441-175, huit couples antistrophiques).
      2. Chants antistrophiques, avec systèmes anapestiques intercalés entre les strophes. Tantôt ces anapestes sont débités par le coryphée (Antigone, v. 100-161), ou par l'un des acteurs (Prométhée, v. 128-192 ; Philoctète, v. 135-218) ; tantôt ils se partagent entre deux ou plusieurs acteurs (Médée, v. 96-316), ou entre les acteurs et le coryphée (Oedipe à Colone, v. 117-236).
      3. Chants antistrophiques, sans mélange d'anapestes. C'est la forme ordinaire de la parodos chez Sophocle et Euripide. Dans ce dernier genre il y a lieu de distinguer encore deux variétés : les parodoi chantées uniquement, par le choeur, et celles où l'acteur intervient.

    2. On appelle stasima (littéralement, chants en place) les morceaux lyriques exécutés par le choeur, dans l'orchestra, entre deux épisodes. Antistrophiques, comme la parodos, ils sont moins étendus. Dans les plus anciennes pièces d'Eschyle (Suppliantes, Sept) le stasimon atteint cependant encore cinq couples ; dans les plus récentes il varie entre quatre et trois, et ne descend qu'exceptionnellement à deux. Mais chez Sophocle et Euripide, il n'a plus en général que deux couples. L'épode, quand il y en a une, se rencontre toujours à la fin. A la différence de la parodos, les stasima n'admettent jamais l'intervention de l'acteur.

    En résumé donc, la disposition normale des parties, dans une tragédie grecque, est la suivante : prologos (ou Ier acte), parodos (ou 1er chant du choeur), épisode 1 (ou 2e acte), stasimon 1 (ou 2eme chant du choeur), épisode II ou 3eme acte, stasimon II (ou 3eme chant du choeur), épisode III (ou 4eme acte), stasimon III (ou 3eme chant du choeur), exodos (ou 5eme acte).

    Le lyrisme de la tragédie n'est cependant pas tout entier dans la parodos et dans les stasima ; on le rencontre encore épars, sous diverses formes, dans le dialogue. D'une façon très générale on peut dire que, partout où c'est la passion plutôt que la raison qui parle, le langage tragique devient chant. Les morceaux nommés ta apo skênês sont des soli (monôdiai) ou des duos (rarement des trios) d'acteurs (amoibaia). On appelait kommos tout dialogue lyrique entre un acteur et le coryphée ; le thrène (thrênos), ou lamentation alternée, en est une variété. Enfin il existe assez souvent, au cours du dialogue, des chants choraux peu développés, distincts par suite des stasima, et qu'on peut appeler choeurs épisodiques. Les morceaux apo skênês sont à peu près inconnus d'Eschyle ; Euripide, au contraire, en a fait un fréquent usage, et on en rencontre aussi dans les dernières oeuvres de Sophocle.

    Aux divers mètres et rythmes usités dans le drame grec étaient liés trois modes de débit : la déclamation (katalogê), le récitatif (parakatalogê), le chant (melos). Voir à ce sujet les articles : Canticum, Chorus, Histrio. Sur la musique dramatique, on consultera Musica, sur les évolutions du choeur, Chorus ; sur la danse du choeur et, à l'occasion, des acteurs, Chorus et Saltatio.

    Les concours tragiques, leurs règlements

    En Grèce, presque tous les spectacles officiels prenaient la forme d'un concours. C'est celle aussi que l'état athénien imposa à la tragédie, du jour où il l'accueillit dans le programme de ses fêtes. Les fêtes annuelles de Dionysos étaient, à Athènes, au nombre de quatre : Anthestéries, Grandes Dionysies, Lénéennes, Dionysies rustiques [Dionysia]. Il ne semble pas que le drame ait jamais figuré aux Anthestéries ; mais il tenait une place dans les trois autres solennités. On a exposé ailleurs l'ensemble d'opérations préliminaires qui, à Athènes, précédaient les concours tragiques [Theatrum]. Il nous reste à décrire ici les concours eux-mêmes, c'est-à-dire le règlement qui les régissait. Ce règlement, tel qu'on peut le reconstituer par les didascalies conservées, déterminait : 1° le nombre des poètes concurrents ; 2° celui des drames que chacun d'eux devait présenter ; 3° la nature de ces drames.

    Au concours tragique des Grandes Dionysies, créé dès le VIe siècle (Olymp. 61 = 536-533), le nombre des poètes paraît avoir été, dès l'origine et une fois pour toutes, fixé à trois. C'est celui que nous trouvons dès l'Olymp. 70 (500-497 av. J. C.), où Eschyle lutta contre Pratinas et Choerilos ; et ce chiffre subsista pendant tout le cours du Ve siècle (il est attesté notamment pour les années 467, 431, 428), et même au siècle suivant comme le prouvent les deux didascalies de 341-310 et un passage de la Constitution d'Athènes d'Aristote. En revanche, le nombre et la nature des pièces ont, dans le cours du temps, sensiblement varié. A l'époque d'Eschyle, chaque concurrent présentait une tétralogie, en d'autres termes un groupe composé de trois tragédies, plus un drame satyrique. Règle qui se maintint pendant toute la carrière de Sophocle et d'Euripide : nous avons à ce sujet des témoignages pour les années 472, 467, 458, 438, 431, 415. Quelle est l'origine de cette prescription ? On ne saurait l'attribuer à l'arbitraire administratif. Il est bien plus vraisemblable qu'elle ne fit que sanctionner un usage antérieurement établi. Pour éclairer ce point, il importe de discerner (le drame satyrique étant laissé de côté) deux sortes de trilogies :la triade liée, dans laquelle les trois tragédies sont le développement d'un même sujet, et la triade libre, assemblage disparate de trois pièces sans lien intime. De ces deux formes la plus ancienne est sûrement la première, et c'est celle encore qui prédomine dans l'oeuvre d'Eschyle. Comment s'était-elle constituée ?

    Probablement, ainsi que l'a montré M. Maurice Croiset, par le progrès en quelque sorte organique du drame entre Thespis et Eschyle. D'une allusion d'Aristote il ressort en effet que les tragédies primitives embrassaient généralement quelque légende entière, dans toute son étendue, depuis ses débuts jusqu'à sa fin. De ces drames traînants, surchargés d'événements, émergeaient spontanément, sans même que l'art du poète y contribuât, certaines péripéties plus dramatiques, groupant autour d'elles par une sorte d'attraction tout le cortège des circonstances qui les avaient préparées ou qui en sortaient. Et ainsi, au sein de la grande tragédie, se constituaient un certain nombre de tragédies partielles. Ce sectionnement naturel a dû être d'abord multiple. Si, après maints tâtonnements, la division ternaire prévalut, c'est que, par une convenance intime, elle s'accorde avec les nécessités de la scène : tout drame a nécessairement une exposition, un noeud, un dénouement. Telle fut, semble-t-il, l'origine du règlement imposant aux poètes tragiques l'obligation de présenter aux Grandes Dionysies trois tragédies suivies d'un drame satyrique. Sur la liaison, progressivement relâchée, du drame satyrique avec la trilogie, voyez Satyricum drama. Toutefois la tétralogie liée n'a eu qu'une existence assez brève. A côté d'elle apparaît déjà, chez Eschyle même, la tétralogie indépendante. De ce genre était le groupe qu'il présenta au concours de 4 72 : Phineus, les Perses, Glaucos et Prométhée, drame satyrique. Et il est à peu près certain que la forme libre est antérieure même à cette date : car on conçoit mal comment les deux tragédies historiques de Phrynichos, la Prise de Milet (494 environ) et les Phéniciennes (476), auraient pu être autre chose que des compositions isolées. Quoi qu'il en soit, la tétralogie liée disparaît à peu près complètement après Eschyle.

    C'est à cette disparition, croyons-nous, que fait allusion la notice, tant controversée, de Suidas, relative à Sophocle : kai autos êrxe tou drama pros drama agônizesthai, alla mê tetralogian. Entendez qu'à la différence d'Eschyle et de ses contemporains, qui avaient simultanément cultivé les deux formes de tétralogie, Sophocle renonça, le premier, définitivement et sans esprit de retour, à la forme ancienne. La tétralogie artificielle est, effectivement, la seule manière de faire qu'aient pratiquée Sophocle, Euripide et leurs rivaux : à preuve, les procès-verbaux des concours de 438, 431, 415, 405. En résumé donc, la tétralogie, soit liée, soit indépendante, resta la loi du concours tragique des Grandes Dionysies pendant tout le Ve siècle.

    Mais, au siècle suivant, le règlement des Grandes Dionysies fut gravement modifié. Des deux inscriptions didascaliques de 311-310 il appert en effet : 1° qu'à cette époque le genre satyrique n'est plus représenté, dans chaque concours annuel, que par un seul drame qui sert de prélude à l'ensemble du spectacle ; 2° que le nombre même des tragédies présentées par chaque poète est variable : en 311 ils en présentèrent chacun trois, mais deux seulement l'année suivante ; 3° enfin que le progrannne s'est accru d'une tragédie ancienne, jouée entre le drame satyrique et la série des pièces nouvelles. De ces trois innovations la seule que nous puissions dater avec sûreté est la troisième : un fragment didascalique, depuis longtemps connu mais qui n'a été lu correctement qu'en ces dernières années, nous apprend qu'elle fut introduite en l'an 386. Dès ce moment donc, le répertoire classique de la tragédie athénienne était constitué. Quels noms comprenait-il ? Un décret voté vers 330, sur la proposition de l'orateur Lycurgue, nous renseigne à ce sujet. Il portait qu'on élèverait, dans le théâtre, des statues d'airain à Eschyle, à Sophocle et à Euripide : qu'une copie de leurs oeuvres serait déposée aux archives, et que, dans les représentations, ce texte officiel ferait loi. Ainsi, dès le IVe siècle, le répertoire de la tragédie se composait essentiellement des trois noms qui, aujourd'hui encore, résument pour nous le génie tragique d'Athènes. Toutefois dans cette admiration persistante pour les trois grands poètes du Ve siècle il y avait des degrés. Il est fort douteux que les oeuvres de Sophocle et surtout celles d'Eschyle aient revu souvent la scène. Si exclusive, par contre, était la popularité d'Euripide au IVe siècle que, trois années de suite, aux concours de 341, 310, 339, on reprit une pièce de son théâtre : l'Iphigénie à Aulis, l'Oreste et une autre pièce.

    Nous sommes moins exactement informés sur le concours tragique des Lénéennes. Deux faits seulement paraissent hors de conteste. C'est premièrement que la création de ce concours est postérieure d'au moins un siècle à celle du concours des Grandes Dionysies. Il est remarquable, en effet, que dans aucune des didascalies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide (sauf dans celle de l'Iphigénie à Aulis qui date de l'année 403) ne figure l'indication de la fête : omission inexplicable, si à la même époque il eût existé un autre concours que celui des Grandes Dionysies. En fait, pour découvrir une mention certaine du concours tragique des Lénéennes, il faut descendre à l'année 416, où Agathon y remporta sa première victoire. C'est donc, sans doute, vers ce temps qu'il convient de placer l'introduction des spectacles tragiques aux Lénéennes. Opinion d'autant plus vraisemblable que les succès de théâtre, nous le savons par Aristophane, tentaient alors une foule de jeunes talents et que la production tragique était plus intense que jamais. Le second fait certain, c'est que la tragédie n'eut jamais aux Lénéennes autant d'importance ni d'éclat qu'aux Dionysies. Les chiffres suivants permettent de mesurer assez exactement l'importance relative des deux concours au IVe siècle : Théodecte remporta sept victoires aux Grandes Dionysies et une seule aux Lénéennes ; Aphareus concourut six fois dans la première de ces fêtes, deux fois dans la seconde. Par suite il y a toute raison de rapporter aux Lénéennes les deux procès-verbaux tragiques de 419-418 où le concours se réduit à deux compétiteurs présentant, chacun, une couple de tragédies nouvelles. Programme bien pauvre, en regard des douze pièces nouvelles (neuf tragédies et trois drames satyriques) que suscitait encore annuellement, vers la fin du Ve siècle, le concours tragique des Grandes Dionysies.

    En dehors des deux fêtes urbaines, la tragédie se jouait aussi aux Dionysies rustiques dans les dèmes. Nombre de dèmes attiques avaient, dès le IVe siècle, leur théâtre permanent. Parmi ces fêtes locales, la plus importante était celle du Pirée [Dionysia] ; il est à peu près certain qu'on y donnait à l'occasion des pièces inédites. Mais presque partout ailleurs le spectacle semble s'être réduit exclusivement à des pièces anciennes. Probablement c'est à ces reprises dans les dèmes que faisait allusion déjà, aux débuts du Ve siècle, le décret relatif à la Prise de Milet de Phrynichos, qui, nous apprend Hérodote, «intimait défense de faire usage de ce draine à l'avenir». Au temps de Démosthène, des troupes ambulantes d'acteurs parcouraient, pendant la saison des Dionysies champêtres, toute l'Attique. Eschine fit partie de l'une d'elles, qui jouait le répertoire tragique, spécialement les oeuvres de Sophocle. Sur l'organisation de ces spectacles champêtres nous ne savons rien de précis [Histrio]. Quand la chose était possible, nul doute qu'on ne mit en présence au moins deux troupes rivales : il en était ainsi, par exemple (comme le prouve l'emploi du mot agôn dans les inscriptions), au Pirée, à Salamine, à Eleusis. Mais il est à croire que, dans la plupart des bourgades, on se contentait, faute de ressources, d'une seule troupe, et que, par conséquent, il n'y avait pas, à proprement parler, de concours.

    Au IIIe siècle les concours tragiques déclinèrent rapidement. Athènes, vaincue, a perdu la liberté. Bientôt elle ne sera plus, en comparaison des nouvelles capitales de l'hellénisme, Alexandrie, Antioche, Pergame, qu'une humble cité provinciale. Aussi, dès la fin du IVe siècle, perd-on toute trace du concours tragique des Lénéennes. Celui des Dionysies, à la vérité, subsiste, et on en rencontre la mention isolée jusqu'à l'époque impériale ; mais il a cessé d'être régulier.

    Sur la composition du public qui assistait à la tragédie, ainsi que sur les modalités du jugement qui suivait le concours, on a dit le nécessaire aux articles [Comoedia et Dionysia]. Sur la nature des prix et récompenses attribués au poète et au chorège vainqueurs, consulter Dionysia et Theatrum. On a vu à l'art. Histrio, qu'au concours entre les poètes tragiques s'était, à une certaine date, ajouté un concours entre leurs protagonistes. Cette date peut aujourd'hui être exactement fixée. Le prix d'interprétation tragique fut décerné pour la première fois aux Grandes Dionysies de l'an 419 av. J.C.

    La tragédie avant Eschyle

    Deux générations de poètes avant Eschyle ont, par leurs tentatives et leurs ébauches plus ou moins heureuses, préparé la perfection du genre tragique. A la première génération nous trouvons l'Athénien Thespis. Ce poète mérite à plusieurs titres le nom de créateur de la tragédie grecque. C'est lui qui transplanta en Attique le genre nouveau, resté jusque-là exclusivement péloponnésien. Evénement capital : car dans cette patrie d'élection la tragédie trouva le public exigeant et fin, capable de la goûter et de collaborer à ses progrès. C'est lui encore qui, par l'invention de l'acteur et du masque, l'orienta définitivement vers le drame. C'est lui qui, aux formes déjà existantes, ajouta le prologue et la rêxis, et par là constitua dans ses lignes essentielles le schéma technique de la tragédie. Enfin, alors que les essais de ses prédécesseurs doriens n'étaient encore, en grande partie, que des improvisations, Thespis écrivit le premier ses drames et les publia. La légende nous représente le premier des tragiques athéniens promenant d'abord de bourg en bourg, sur un chariot, son matériel scénique et sa troupe. Le succès de ces spectacles fut certainement très vif et provoqua des entreprises rivales, puisque dès la 61e olympiade (536-3) l'Etat accueillit dans le programme des Grandes Dionysies un concours de tragédies. On a rattaché, non sans vraisemblance, cet événement à la création ou, plus probablement, à une réorganisation des Grandes Dionysies par le tyran, ami des arts, Pisistrate. Toutes les oeuvres de Thespis ont péri. Les rares fragments et les titres mêmes que nous a transmis Suidas sont généralement jugés apocryphes.

    Nous ne sommes pas beaucoup mieux informés sur les tragiques de la génération suivante. De Choerilos, qui débuta dans la 64e olympiade (521-1), on ne possède qu'un titre, Alopè, emprunté à la légende attique. Pratinas de Phlionte, qui concourut contre Eschyle et Choerilos dans la 70e olympiade (500-497), fut, si l'on en juge par un court fragment lyrique, un talent gracieux. Mais de toute son oeuvre tragique rien n'est venu jusqu'à nous, pas même un titre certain. Au reste, c'est dans le drame satyrique qu'il semble avoir surtout brillé. La figure de Phrynichos apparaît un peu plus distincte. Celui-là fut un grand poète. Il remporta sa première victoire en l'olympiade 67 (512-509). Des neuf titres qui nous ont été conservés sept sont empruntés à la mythologie. Mais deux de ses tragédies mettaient en scène l'histoire contemporaine : la Prise de Milet, jouée vers 491, au lendemain du désastre qui avait mis toute la Grèce en deuil, et les Phéniciennes, jouées une vingtaine d'années plus tard, où il célébrait le triomphe de Salamine. Hérodote s'est fait l'écho de l'émotion provoquée par le premier de ces drames : émotion si douloureuse que le poète fut condamné à une amende et que toute représentation ultérieure de sa pièce fut interdite. Les Perses d'Eschyle sont, comme on sait, à peu près dela même époque (472). Ainsi donc, on ne saurait en douter, la tragédie grecque a hésité, à ses débuts, entre deux voies : le mythe et l'histoire. Sous l'influence de l'exaltation patriotique produite par les guerres de l'indépendance, elle a été un moment tentée par les grands sujets de l'histoire nationale. Pourquoi, malgré le succès de deux au moins de ces trois drames, ce mouvement s'est-il arrêté court ? La facon même dont Eschyle a conçu ses Perses peut nous éclairer à ce sujet. Il faut remarquer d'abord qu'Eschyle n'a pas situé la scène de son drame en Grèce, il l'a transportée dans la lointaine Asie. Décision géniale, d'où il est résulté premièrement que ses héros, au lieu d'être les généraux grecs, connus de tous, s'appellent Xerxès, Atossa, l'Ombre de Darius, êtres à demi fabuleux, entrevus dans un rêve de pompe orientale, ou même irréels, et secondement que le sujet de son drame, ce n'est plus l'ivresse de la victoire, mais le désespoir et les lamentations des vaincus. Cette conception si particulière nous permet d'affirmer qu'aux yeux d'Eschyle et de son public, les trois conditions nécessaires de toute tragédie grecque étaient : le recul des événements, la grandeur surhumaine des personnages, le pathétique de l'action. Mais si, pour plier aux exigences de la scène une action historique, force était de lui prêter les couleurs de la légende, on conçoit que le nombre des sujets susceptibles d'une telle déformation ait été rare. En fait, après Eschyle, la mythologie devint la matière exclusive des tragiques grecs. Observons cependant que, dans la mythologie même, ils ont fait un choix. Laissant de côté les dieux, trop supérieurs à nous pour exciter vivement notre intérêt, ils ont mis en scène surtout la légende héroïque, où l'on voyait des êtres, à la vérité plus grands que l'humanité, mais, comme elle, soumis à la souffrance et à la mort, lutter et se débattre contre le destin.

    La tragédie athénienne au Ve et au IVe siècle av. J.-C.

    Tout le théâtre tragique d'Athènes se réduit aujourd'hui aux 32 drames du Ve siècle qui nous sont parvenus. Mais que sont, d'une part, les sept tragédies d'Eschyle, les sept de Sophocle, les dix-huit d'Euripide qui nous restent, en regard de la production totale de chacun de ces poètes ? A l'un l'antiquité attribuait de 70 à 90 pièces, au second de 104 à 140, au troisième de 73 à 92. Et que sont ces trois noms eux-mêmes, en comparaison de tant de poètes tragiques, aujourd'hui oubliés, qui luttèrent contre eux dans les concours ? Il est à remarquer, d'abord, que la poésie tragique a été, dans certaines familles athéniennes, un véritable héritage. C'est ainsi déjà que Pratinas et Phrynichos avaient transmis leur art à leurs fils, Aristias et Polyphrasmon. Mais la race d'Eschyle, surtout, offre un spectacle imposant, avec ses quatre ou cinq générations successives de poètes tragiques : Euphorion et Dion, fils d'Eschyle (le premier vainquit en 431 Sophocle et Euripide) ; Philoclès, son neveu, auteur de cent tragédies, d'après Suidas, et qui n'était sans doute pas sans mérite, puisqu'il l'emporta sur l'auteur d'Oedipe-Roi ; Morsimos et Mélanthios, fils de ce Philoclés, qu'Aristophane a ridiculisés dans les Oiseaux ; à la génération suivante, le célèbre Astydaras, l'ancien disciple d'Isocrate ; puis, à la quatrième génération, un autre Astydamas et un autre Philoclès, contemporains de Démosthène ; enfin, plus tard encore, un troisième Astydamas. La vocation dramatique se perpétua presque aussi longuement dans la famille de Sophocle. Dès 428, son fils Iophon obtenait le second rang dans le concours où l'Hippolyte d'Euripide fut couronné ; et, après la disparition de Sophocle et d'Euripide, Aristophane le nomme comme le meilleur poète tragique d'Athènes. Un autre fils, bâtard, de Sophocle, Ariston, fut également auteur de tragédies. De même aussi son petit-fils, Sophocle le jeune, vainqueur dans douze concours : c'est par ses soins que fut mis à la scène le drame posthume Oedipe à Colone. Enfin, dans la période alexandrine, parut un troisième Sophocle, auteur de quinze drames. La postérité d'Euripide fut moins bien douée : après lui, on ne peut citer que son neveu (d'autres disent son fils), Euripide le jeune, qui fit représenter l'Iphigénie à Aulis. Mais un nouvel exemple, remarquable, de l'hérédité dramatique nous est offert par Karkinos, ses trois fils, Xénoclès, Xénotimos, Xénarchos, et son petit-fils, Karkinos le jeune, tous poètes tragiques. Aristophane a fait de cette famille le plastron de ses railleries ; mais on ne doit pas oublier pourtant que Xénoclès fut vainqueur d'Euripide, en 415, dans le concours où celui-ci présentait les Troyennes. L'hérédité expliquerait mal, à elle seule, une telle continuité de vocations. Il faut évidemment y joindre l'influence déterminante du milieu, l'exemple et les préceptes des maîtres. De là résultait pour les fils et les neveux une forte préparation technique qui favorisait puissamment le talent, et, à l'occasion, a pu même en tenir lieu.

    En dehors de ces familles en quelque sorte professionnelles, d'autres noms encore, qui furent illustres en leur temps, appellent une brève mention : Aristarchos de Tégée, qui fixa définitivement l'étendue normale de la tragédie ; Achaeos d'Erétrie, estimé surtout dans le genre satyrique ; Ion de Chios, dont le facile talent, ayant abordé à peu près tous les genres littéraires, ne négligea pas la tragédie ; Néophron de Sicyone, auteur d'une Médée antérieure à celle d'Euripide, où ce poète semble avoir puisé les linéaments du caractère de l'héroïne ; Critias, le tyran, polygraphe et dilettante, dont il nous reste une longue profession d'athéisme, tirée de son Sisyphe ; enfin, et surtout, Agathon d'Athènes. Contemporain un peu plus jeune de Sophocle et d'Euripide (il avait remporté son premier triomphe en 416), c'était certainement un esprit original et chercheur. Dans le peu que nous savons de lui il y a trois ou quatre innovations intéressantes à relever. Son Iliou persis était, sous le nom de drame, une sorte d'épopée, où il avait déroulé toute l'histoire de la guerre de Troie. Par suite les épisodes, trop multipliés, s'y entassaient : faute de plan qui, malgré de réels mérites, fit échouer la pièce. L'idée donc n'était peut-être pas très heureuse ; du moins dénote-t-elle un effort pour renouveler l'intérêt tragique. Une autre tentative semble avoir été plus hardie encore. Dans une pièce d'Agathon intitulée Anthos (ou Antheus), le sujet n'était, contrairement à la tradition, emprunté ni à la mythologie, ni à l'histoire : personnages et événements, tout y était fictif, «et néanmoins, dit Aristote, la pièce a réussi». A coup sûr Agathon avait inauguré là un genre inédit. Mais lequel ? La tragédie bourgeoise, ou simplement la féerie ? Il est malheureusement impossible de le décider. Une autre nouveauté encore du même poète, ce fut de substituer aux stasima du choeur, jusqu'alors plus ou moins étroitement liés à l'action, des intermèdes (embolima) qui n'avaient aucun rapport avec le sujet. Dans la musique raffinée de ses chants lyriques, comme aussi dans la mise en scène, Agathon fut également inventeur. Mais ce dont nous pouvons encore le mieux juger, c'est de son style : il était plein de pensées brillantes et fines, et tout paré d'anthithèses et de concetti à la manière de son maître, Gorgias. En résumé, Agathon est, après Euripide, le poète du Ve siècle qui par ses qualités et ses défauts, a eu le plus d'influence sur le développement ultérieur de l'art tragique.

    Au IVe siècle la production dramatique, bien loin de se ralentir, s'accroît encore. «Nous avons, écrivait dès 405 Aristophane, quantité de petits jeunes gens qui font des tragédies par cent et par mille». C'est que l'existence de multiples modèles a rendu l'art plus facile. Chaque année donc les deux concours provoquent une vingtaine de pièces nouvelles, non compris les pièces refusées ni celles qui n'avaient pas été écrites pour la scène, mais seulement pour la lecture. Parmi les auteurs en renom de ce temps, citons : Denys l'Ancien, tyran de Sicile, qui ne dédaigna pas de concourir maintes fois sur le théâtre d'Athènes et y fut une fois vainqueur ; Astydamas, le plus grand nom de cette époque, auteur de 240 tragédies, vainqueur dans quinze concours, et honoré, à la suite du prodigieux succès de son Parthenopaeos, d'une statue au théâtre ; Théodecte, également renommé comme poète tragique et comme rhéteur, huit fois couronné ; enfin Chérémon, Aphareus, fils adoptif d'Isocrate, Moschion, Polyeidos, Karkinos le jeune, Dikaeogénès, Antiphon, Python, etc. De tous ces poètes il ne reste qu'un très petit nombre de fragments. Force est donc, pour juger de la tragédie du IVe siècle, de s'élever au-dessus des individus et de considérer le genre dans son ensemble et dans ses directions essentielles. Dans la Poétique, Aristote nous fournit à cetégard un premier renseignement intéressant. C'est que, de son temps, le nombre des sujets tragiques s'était considérablement restreint : «Aujourd'hui il n'y a de belles tragédies que celles qui se rapportent à un petit nombre de familles, par exemple à Alcméon, Oedipe, Oreste, Méléagre, Thyeste, Téléphe et à d'autres personnages dont les actions ou les épreuves sont particulièrement pathétiques». Et en effet, pour nous borner à un seul des exemples cités par Aristote, nous savons que la fable d'Alcméon avait été, après Sophocle, reprise successivement par Euripide, Agathon, Astydamas, Théodecte, Nicomachos, Evarétos, et (sous forme de drame satyrique) par Achaeos. Dans des sujets aussi usés, l'originalité et l'invention devenaient presque impossibles. D'avance, selon la maligne remarque du poète comique Antiphane le public savait tout ce qui allait se passer, quels personnages se présenteraient, et ce que chacun dirait. Un autre défaut capital que signale également Aristote, c'est l'absence des moeurs. - En d'autres termes, les tragiques de ce temps ne savaient plus créer un personnage vivant, ayant sa physionomie individuelle : ils composaient, non des caractères, mais des rôles. Et que mettaient-ils à la place des moeurs ? Des situations. Le trait essentiel de la tragédie du IVe siècle, c'est en effet l'art de l'intrigue, qui a pour moyens principaux la péripétie et la reconnaissance. Parmi les plus émouvantes péripéties du théâtre de son temps, Aristote cite celle du Lynkeus de Théodecte : «Dans le Lynkeus, le personnage de ce nom est mené au supplice, et Danaos l'accompagne pour lui porter le coup mortel ; mais les événements font que c'est Danaos qui meurt, et l'autre qui est sauvé». Quant aux reconnaissances, Aristote en distingue jusqu'à cinq espèces différentes. Il admire, en particulier, le perfectionnement que son contemporain Polyeidos, reprenant après Euripide le sujet d'Iphigénie en Tauride, avait apporté à la reconnaissance du frère et de la soeur. «Ainsi donc, s'écriait Oreste, ma soeur ne devait pas être seule sacrifiée ; je le serai, moi aussi». Réflexion toute naturelle, qui, en provoquant les questions d'Iphigénie, amenait l'éclaircissement final. Par cette recherche des situations pathétiques, le théâtre du IVe siècle continuait Euripide. - Signalons encore, après Aristote, l'invasion dans le drame des procédés de la rhétorique. Le fait, du reste, n'a rien d'étonnant, si l'on songe qu'à cette époque la rhétorique a mis son empreinte sur tous les genres, histoire, philosophie, épopée même. La plupart des tragiques sortent de l'école d'Isocrate : Aphareus, son fils adoptif, Astydamas, Théodecte. Ils apportent au théâtre les artifices de l'école ; ils défendent volontiers des thèses philosophiques, ou morales, ou politiques. Dans l'Alcméon de Théodecte, par exemple, Alcméon, qui, pour venger son père, venait de tuer sa mère, doutait après coup de la légitimité de son acte. «Mais ta mère était odieuse à tous les mortels, lui objectait sa femme Alphésibée. - Sans doute, mais une distinction s'impose. - Laquelle ? - Oui, ma mère devait mourir, mais moi je ne devais pas la tuer». Dans l'Oreste du même poète, le vengeur d'Agamemnon, à propos d'un conflit de devoirs tout pareil, argumentait subtilement : «Il est juste que meure à son tour la femme qui a tué son époux ; et il est juste aussi qu'un fils venge son père». Paralogisme qui, comme le montre Aristote, consiste en la réunion arbitraire de deux propositions, isolément vraies. - Un autre défaut des tragédies de ce temps, c'est qu'elles étaient en général mal composées, négligence dont Euripide lui-même, selon la juste remarque d'Aristote, avait plus d'une fois donné l'exemple. On sacrifiait de parti pris l'ensemble aux épisodes ; on recherchait avant tout les scènes à effet, les morceaux de bravoure qui forcent l'applaudissement. Et, à cet égard, les bons poètes ne se distinguaient pas des mauvais : c'est qu'il fallait céder aux exigences des acteurs. - Ce dernier trait nous révèle déjà l'importance prépondérante de l'interprétation dans le théâtre du IVe siècle. Mais ailleurs Aristote s'exprime en des termes plus formels encore : «De nos jours, les acteurs font plus que les poètes pour le succès d'un drame» ; assertion que confirment éloquemment les inscriptions scéniques, découvertes depuis une quarantaine d'années. Voir l'article Histrio, où ces inscriptions ont été analysées et commentées. - Pendant que la fonction de l'acteur croissait, en importance, celle du choeur, au contraire, diminuait. Déjà, chez Sophocle même, il y a tel choeur dont tout l'art du poète réussit mal à voiler l'inutilité (Trachiniennes). Mais ce défaut s'accuse de façon bien plus choquante chez Euripide. Bien loin de sortir du fond même du sujet, la plupart de ses chants choraux ne s'y rattachent que par un lien des plus fragiles. Quelquefois même, ce lien manque absolument : tel est le cas du troisième stasimon d'Andromaque et du deuxième d'Hélène. De tels chants méritent déjà le nom d'embolima : ce sont des hors-d'oeuvre qui pourraient se transporter partout. Mais ce qui n'était encore chez Euripide qu'une exception, Agathon, nous dit Aristote, en fit une règle générale. Et ainsi procédèrent, à son exemple, tous les tragiques du siècle suivant.

    Sur l'emplacement réservé au choeur dans le théâtre du IVe siècle, ainsi que sur le nombre des membres qui le composaient, voir Theatrum. - Par le style aussi les tragiques de cette époque sont des émules d'Euripide et d'Agathon. Euripide déjà avait rejeté en grande partie le faste et l'éclat poétiques de ses devanciers. Côtoyer la prose, mais en restant toujours d'un ton au-dessus d'elle, tel était le fond de son art : art qui exigeait autant de délicatesse que de sûreté. Ses successeurs ne surent pas s'y tenir : ils en vinrent à éliminer de la tragédie tous les termes qui sortent du langage de la conversation. Il semble donc, d'après cela, qu'on puisse étendre à la plupart ce qu'Aristote a dit de l'un d'eux, Chérémon : qu'il était anagvôstikos,c'est-à-dire plus propre à être lu que représenté, et akribês ôsper logographos, «exact comme un prosateur».

    La tragédie grecque hors d'Athènes

    De bonne heure la tragédie, en raison même de l'éclat de ses spectacles, rayonna hors d'Athènes. C'est ainsi que la Sicile fut pour Eschyle connue une patrie d'adoption. Sur l'appel du tyran Hiéron, il s'y rendit dès 476 pour faire jouer ses Etnéennes ; entre 471-469, il y présida à une reprise des Perses ; et nous l'y retrouvons encore après 458. Vers la fin du siècle, Euripide et Agathon allèrent finir leur carrière en Macédoine, à la cour du roi Archélaos (413-399), qui venait de fonder à Dion une fête en l'honneur de Zeus Olympien et des Muses. Du reste, il n'est pas douteux que, dès cette époque, la plupart des grandes villes n'eussent des théâtres : celui de Corinthe est antérieur à l'an 394. Un demi-siècle plus tard, Eschine nous montre le fameux tragédien Aristodémos continuellement en tournée, allant de ville en ville. Mais c'est surtout dans la seconde moitié du IVe siècle que les spectacles dramatiques se multiplièrent dans toute la Grèce. Celte diffusion tient à plusieurs causes. En premier lieu, les princes prirent alors l'habitude de solenniser par des représentations les succès ou les événements heureux de leur règne. Ainsi firent, par exemple, Philippe et Alexandre, l'un après la chute d'Olynthe et lors du mariage de sa fille, le second après la prise de Thèbes, et en Asie même après la capture de Darius, lors de son mariage avec Statira etc. D'autre part, le drame qui, à l'origine, avait été le privilège exclusif des fêtes de Dionysos, s'introduisit progressivement dans maintes fêtes dédiées à d'autres divinités : aux Pythia et aux Soteria de Delphes, aux Charitesia et aux Homoloia d'Orchomène, aux Sarapieia de Tanagra, aux Mouseia de Thespies, aux jeux en l'honneur de Zeus Soter à Akraiphia, aux Amphiaraia d'Oropos, aux Romaia de Magnésie du Méandre, etc. Dans toutes ces fêtes la tragédie, tant ancienne que nouvelle, paraît avoir tenu une place. - Une autre circonstance contribua puissamment à la propagation des spectacles tragiques : c'est la création des compagnies dionysiaques d'acteurs [Dionysiaci artifices]. Grâce à ces troupes ambulantes, toutes les villes, même peu fortunées, purent à l'occasion s'offrir le luxe des représentations dramatiques. Il faut ajouter enfin que, vers les débuts du IIIe siècle, s'allumèrent en Asie et en Egypte, à Antioche, Pergame, Alexandrie, de nouveaux foyers d'art grec. Dans ces jeunes capitales la tragédie est cultivée, mais nulle part avec autant d'éclat qu'à Alexandrie. Ptolémée Philadelphe y fonda, sur le modèle des concours athéniens, des concours où l'on jouait, outre les pièces anciennes, des drames nouveaux. Comme jadis à Athènes, chaque compétiteur présentait une tétralogie. Les représentations étaient entourées d'un luxe inouï. De toutes parts, on appelait les auteurs et les acteurs en renom et on les retenait par des libéralités fastueuses. Parmi les talents ainsi rassemblés à Alexandrie, les grammairiens de l'âge suivant firent choix de sept noms, particulièrement brillants, qui constituèrent ce qu'on a appelé la pléiade tragique alexandrine.

    Il est impossible de suivre l'histoire de la tragédie grecque après l'époque alexandrine. Des témoignages certains, cependant, prouvent que des tragédies, tant nouvelles qu'anciennes, continuèrent à être représentées, non seulement au IIe et au Ier siècle av. J.-C., mais encore dans l'ère chrétienne. En ce qui concerne les pièces anciennes, Dion Chrysostome nous apprend qu'aux débuts du IIe siècle après J.-C., l'habitude s'était introduite de ne plus les jouer que partiellement, c'est-à-dire allégées de toutes les parties lyriques. Et, avant la fin du IIIe siècle, Libanios atteste que la tragédie a quitté la scène pour l'école, en d'autres termes qu'on l'étudie encore dans les écoles, mais qu'on ne la représente plus en public.

  2. A ROME

    Les tragédies imitées du grec

    L'importation de la tragédie grecque à Rome, en l'an 240 av. J.-C. fut, dans son principe, un événement d'ordre religieux bien plutôt que littéraire. La première guerre Punique venait de s'achever glorieusement. Pour rendre grâces aux dieux, les édiles curules, chargés de l'organisation des ludi Romani, se mirent en quête de quelque spectacle nouveau. Or c'était l'usage, nous l'avons vu, chez les Grecs de ce temps, de célébrer leurs triomphes militaires par des jeux dramatiques : usage dont les généraux romains, qui venaient de combattre en Sicile et en Grande-Grèce, avaient dû être plus d'une fois témoins. Ce fut sans doute à l'instigation de ceux-ci que les édiles résolurent d'introduire à Rome les jeux grecs. Leur conseiller et agent fut l'affranchi Livius Andronicus, originaire de Tarente. Il se chargea de traduire en latin pour la circonstance et de faire représenter une tragédie grecque. Bien que nous n'ayons aucune information sur cette première représentation, nous devons présumer qu'elle fut bien accueillie, puisque, cinq ans après, un autre poète tragique, Naevius, débutait à son tour.

    Le nombre des tragiques latins que nous connaissons s'élève à une quarantaine ; celui de leurs pièces à 150 environ. C'est uniquement à titre d'initiateur que Livius Andronicus (284-201) a mérité que la postérité retînt son nom. Il a implanté à Rome coup sur coup tous les genres grecs : tragédie, comédie, épopée, lyrisme. Mais ce ne fut guère qu'un traducteur. Directeur de troupe et acteur des premiers rôles, en même temps que poète, cette besogne matérielle était, sans doute, ce qui lui coûtait le plus de peine. Le choix de ses sujets semble attester, du moins, un esprit avisé et qui a le sens des conditions du succès. Il nous reste huit titres certains, d'après lesquels ses tragédies se peuvent diviser en deux classes. La plupart sont tirées de la légende homérique, que sa traduction de l'Odyssée avait popularisée à Rome. Dans les autres (Andromède, Danaé, Tereus), le merveilleux ou le romanesque des sujets était propre, à défaut même de tout autre mérite, à captiver un public novice. Mais les rares fragments ne montrent aucun trait vigoureux ni brillant. Aussi Cicéron lui-même, en dépit de sa prévention pour la vieille poésie latine, avouait-il que les tragédies de Livius ne valaient pas la peine d'être relues.

    A la différence de son devancier, Naevius (269-199) fut un citoyen romain et, qui plus est, un combattant de la première guerre Punique. Polygraphe lui aussi, il apporta à la conquête des lettres grecques une impétuosité toute militaire. Nous avons conservé de lui huit à neuf titres de tragédies. Deux pièces (Clastidium, Romulus) méritent d'être mises à part, parce qu'il y inaugurait hardiment un genre nouveau, la tragédie nationale ou praetexta. Les fragments accusent une personnalité vigoureuse ; il a de l'imagination, de la couleur, une énergie qui va jusqu'à la rudesse. Aussi sa renommée résista-t elle plus longtemps que celle de Livius. Au temps d'Horace, ses vers étaient encore dans toutes les mains et toutes les mémoires.

    Toutefois les vrais maîtres de la tragédie latine appartiennent au IIe siècle avant J.-C. Ce sont : Ennius, Pacuvius, Accius. D'Ennius (239-169) nous connaissons, outre deux tragédies à sujet romain (les Sabinae et Ambracia), une vingtaine de pièces à sujet grec, ou palliatae. Chose intéressante à noter, les deux tiers de celles-ci étaient, comme le prouvent les titres, des adaptations d'Euripide ; et les fragments montrent en effet qu'Ennius, par affinité autant peut-être que par système, fut un imitateur du poète grec. Il en avait reproduit en quelque façon le style simple et naturel, très peu élevé au-dessus du langage quotidien. Comme Euripide, il moralisait trop souvent, et non sans pédantisme. A l'occasion aussi, il se montrait satirique, volontiers même incrédule. Enfin, et c'était la qualité essentielle de son théâtre, il eut le goût et le don du pathétique. Pacuvius (220-132), auteur d'une douzaine de palliatae et d'une praetexta (Paulus), fut des trois tragiques latins le moins fécond, probablement parce qu'il était le plus laborieux. Les critiques anciens le qualifient de doctus, ornatus, elaboratus ; jugements qui peuvent s'expliquer tant par l'érudition philosophique qu'étalent complaisamment quelques-uns de ses héros que par l'art raffiné de l'expression, qui apparaît dans certaines descriptions d'une facture très travaillée, comme aussi, et de facon moins heureuse, dans la création de mots nouveaux. C'est sans doute à ces termes forgés que pensait Cicéron, quand il lui reprochait son «mauvais latin». Le même juge, cependant, lui décerne ailleurs la palme de la tragédie, comme à Ennius celle de l'épopée.

    C'est là, du reste, un jugement isolé. Car le plus grand nom de la tragédie latine était, selon l'opinion générale, Accius ou Attius (170-184 ?). Erudit, en même temps que poète, il avait étudié dans des traités spéciaux l'histoire et la technique du théâtre. Il composa une cinquantaine de tragédies, dont deux tirées de l'histoire romaine (Decius ou Aeneadae, et Brutus). Comme Eschyle, qu'il prit souvent pour modèle, il fut le poète des passions farouches, des sentiments monstrueux, des catastrophes sanglantes : son Atrée était un drame plein d'épouvante et d'horreur. On vantait sa véhémence et son pathétique (altus, animosus) ; mais on lui reprochait par contre des négligences de forme, un style plus âpre et fort qu'élégant.

    Après Accius la tragédie romaine décline rapidement. Vers la fin de la république, le genre est représenté par les noms de C. Caesar Strabo, C. Titius, Cassius de Parme, Santra ; auteurs oubliés dès la génération suivante, parce qu'il leur avait manqué la vigueur tragique : «lenitas sine nervis», écrit Cicéron au sujet du premier ; «parum tragice», dit-il du second. Du moins étaient-ils encore des tragiques de profession, et dont les drames affrontèrent la scène. Ce ne fut plus le cas, à ce qu'il semble, de Varron, de Q. Cicéron, d'Asinius Pollio. Le premier est un polygraphe, dont la fantaisie érudite se joue à ressusciter artificiellement les genres archaïques ; les deux autres de simples amateurs, qui se délassent, par des improvisations poétiques, de la politique et de la guerre. Sous le principat d'Auguste, deux tragédies passèrent pour chefs-d'oeuvre et éclipsèrent les pâles productions contemporaines des Pupius, Gracchus et Turranius : ce sont le Thyeste de L. Varius, représenté en l'an 29 av. J.-C. aux jeux qui suivirent la victoire d'Actium, et la Médée d'Ovide, écrite vers l'an 22. Toutefois ce furent, dans l'oeuvre même de Varius et d'Ovide, deux tentatives isolées. Ajoutons que, selon toute vraisemblance, la pièce d'Ovide ne parut jamais sur la scène ; c'était donc une oeuvre factice, destinée aux lectures publiques. Tel fut désormais, du reste, le caractère général de toutes les tragédies écrites sous l'Empire. Il nous reste celles de Sénèque, au nombre de neuf. A Sénèque il faut joindre l'auteur inconnu de l'Octavia et Pomponius Secundus ; puis, au temps de Tacite, Curiatius Maternus (auteur d'une Médée, d'un Thyeste, d'un Cato, d'un Domitius et peut-être d'un Nero) et enfin Scaevus Memor, Paccius, Faustus, Rubrenus Lappa, etc., qui ne sont pour nous que des noms.

    La tragédie romaine a été longtemps mal jugée. Jusqu'aux débuts du siècle dernier, il a été admis que ce genre exotique n'avait point poussé à Rome de racines profondes. On tirait argument, d'abord, de la disparition même des oeuvres tragiques. C'était méconnaître la part prépondérante du hasard dans la destinée des manuscrits de l'antiquité. D'autres raisons paraissent, à première vue, plus sérieuses. Comment le public romain se serait-il intéressé à des drames dont la fable était presque toujours étrangère ? Mais c'est oublier que le même fait n'a nullement nui, en France, au succès de notre tragédie classique, et que, d'autre part, à Rome même, la tragédie nationale (praetexta) n'a pas eu une plus longue survie que la palliata. D'aucuns encore ont dit qu'un peuple endurci par les jeux sanglants du cirque était peu fait pour goûter les émotions délicates et fictives de la tragédie. A quoi on objecte avec raison l'exemple topique de l'Espagne, pays des autodafés et de la tauromachie, que ces spectacles barbares n'ont cependant pas détournée du théâtre. Au reste nul raisonnement ne saurait prévaloir contre les faits. Des témoignages irrécusables établissent que la tragédie à Rome a brillamment réussi. Et cela, dès l'origine : car c'est à force d'être bissé par le public que Livius Andronicus, nous dit Tite-Live, avait perdu la voix. En ce qui concerne la période suivante, le chiffre considérable des pièces composées par Attius tend à prouver que le succès de la tragédie alla croissant. Et ce n'est pas aux lettrés et aux doctes seulement que la tragédie plaisait ; la foule elle-même et les ignorants (vulgus atque imperiti) manifestaient bruyamment leur enthousiasme. Même après la disparition des grands tragiques, leurs oeuvres continuèrent à être souvent reprises et (Cicéron, en maints endroits, l'affirme) chaleureusement applaudies. Ainsi donc il n'est pas niable que, pendant deux siècles, la tragédie n'ait été, à Rome, un art populaire et vivant.

    Cela étant, pourquoi a-t-elle si subitement disparu ? Problème obscur : les solutions proposées sont fort divergentes. On a dit que le tumulte des guerres civiles, pendant tout le demi-siècle qui va de Sylla à Auguste, avait étouffé la voix de la tragédie. On a supposé que l'Empire, de même qu'il avait pacifié l'éloquence, s'était sourdement opposé à la renaissance d'un genre qui, grâce à sa communication directe avec la multitude, avait plus d'une fois, lui aussi, agité l'esprit public. Plus simplement on a émis l'idée que, par une fortune commune à toutes les formes littéraires, la tragédie avait fini, faute de matières et de talents nouveaux, par s'épuiser. On a invoqué encore l'extraordinaire vogue d'un genre nouveau, la pantomime, née aux débuts de l'Empire, du démembrement de la tragédie et qui aurait accaparé définitivement la faveur populaire. Enfin on a allégué que, vers ce thème temps, s'était produit un irrémédiable divorce entre les deux fractions qui composaient le public romain : l'élite lettrée et la populace ignorante. Ces deux dernières raisons, qui, en réalité, du reste, n'en font qu'une, contiennent, je crois, l'explication cherchée. Il est bien vrai que la plèbe romaine, dans le cours du temps, s'était transformée et à son désavantage. Si inculte, en effet, que fût le public de l'époque républicaine, il était du moins moralement sain et porté par nature, c'est Horace qui nous le dit, aux sentiments forts et élevés (natura sublimis et acer). Mais, dès les débuts de l'Empire, les choses avaient bien changé. L'afflux incessant des étrangers, des affranchis et des esclaves avait en quelque sorte dénationalisé le peuple romain. Goût et moralité fléchirent à la fois. Dès le temps de Cicéron, la populace ne s'intéresse guère qu'à des spectacles tout matériels et qui flattent ses sens. Pour rajeunir les ouvres anciennes, on les écrase sous le luxe d'une mise en scène barbare [Histrio, Theatrum]. Sous Auguste, et toujours pour complaire au mauvais goût croissant du public, on fit plus encore. Nous avons vu ailleurs [Pantomimus] comment deux contemporains de ce prince, Pylades et Bathyllus, eurent l'idée d'éliminer de la tragédie tout le dialogue, ne gardant que les parties lyriques ou cantica qui avaient toujours été les morceaux préférés du public, et comment, dans ces cantica mêmes, la musique et le chant cédèrent la première place à la mimique. Ainsi naquit la pantomime, dont le succès, dans tout le monde romain, fut inouï et dura des siècles : succès dû surtout à la sensualité et à l'impudeur des tableaux qu'elle offrait aux yeux. Contre une pareille concurrence, que pouvait la tragédie ? A la différence des autres genres imités du grec, de l'épopée, de l'élégie, de l'ode, qui ne s'adressaient qu'à une élite cultivée, le théâtre est fait pour la foule et a besoin de son suffrage pour vivre et prospérer. Désertée du public populaire, la tragédie fut réduite à chercher asile dans les cénacles mondains, où elle traîna une vie factice et précaire.

    En quelle mesure la tragédie latine a-t-elle été un art original ? Si nous considérons d'abord les sujets quelle a traités, il apparaît, à la simple inspection des titres, que sauf une demi-douzaine, tous sont empruntés à des modèles grecs. Ces modèles, ce sont principalement les trois grands tragiques d'Athènes. Mais des trois le plus imité, parce qu'il était resté le plus populaire et qu'à l'époque alexandri ne ses oeuvres étaient encore applaudies sur tous les théâtres de la Grèce, c'est Euripide. Les adaptations d'Eschyle et de Sophocle sont beaucoup plus rares : elles ne deviennent fréquentes que chez Accius, c'est-à-dire à un moment où la matière tragique avait besoin d'être renouvelée. A ces originaux connus il en faudrait à coup sur joindre beaucoup d'autres, que nous ne sommes plus en état d'identifier, non seulement des poètes grecs du Ve siècle (comme cet Aristarchos, dont Ennius avait imité l'Achille, mais aussi des poètes des IVe et IIIe siècles, ou même plus récents. - En ce qui concerne la structure du drame, les Latins paraissent n'avoir rien innové. Nul doute qu'ils n'aient conservé intégralement, les divisions techniques, usitées chez les Grecs (prologue, parodos, épisodes, stasima, exodos). Les Phéniciennes d'Accius, tout comme celles d'Euripide, leur modèle, étaient, nous le savons par un fragment, précédées d'un prologue et le grammairien Marius Victorinus attribue à la tragédie latine des stasima. - De cette assertion de Victorinus nous pourrions déjà conclure que le choeur avait passé de la tragédie grecque dans celles des Latins [Chorus]. Bien plus, ceux-ci l'ont introduit même dans leurs praetextae. Rappelons, à ce propos, qu'à Rome, l'orchestra ayant été attribuée aux spectateurs, le choeur avait dû se transporter sur la scène, considérablement élargie à cet effet. Peut-être est-ce à cette circonstance matérielle, plus encore qu'à la volonté des auteurs, que le choeur latin doit sa physionomie relativement originale. Les fragments prouvent qu'il intervenait dans l'action beaucoup plus directement que le choeur grec ; ce qui s'explique sans doute par son contact immédiat avec les acteurs. Autre particularité du choeur latin : il paraît être rarement resté en scène pendant toute la durée de la pièce. Il sortait et rentrait à plusieurs reprises, et par ces défilés répétés satisfaisait ce goût un peu vulgaire du mouvement et du spectacle, propre au public romain. Au reste, le nombre de ses membres, si l'on en croit Diomède, n'était pas fixe mais déterminé uniquement par les besoins de l'action. - Dans l'ensemble, les Latins ont reproduit assez fidèlement la métrique de la tragédie grecque, non sans l'appauvrir cependant et la déformer en plus d'un point. C'est ainsi que leur sénaire iambique n'est que la copie du trimètre grec, mais une copie altérée et alourdie par l'abus des substitutions. De même, le peu qui nous est parvenu de leurs chants choraux démontre qu'ils n'ont jamais essayé de rivaliser avec les amples et complexes combinaisons rythmiques des choeurs grecs. Souvent même ils ont transformé ces chants d'ensemble en monodies ou en dialogues déclamés ou chantés. Une modification plus heureuse consista dans l'extension considérable donnée aux octonaires et septénaires iambiques ou trochaïques ; partout où, dans le dialogue, le sentiment s'échauffe ou s'exalte, les tragiques latins, pour marquer le changement de ton, semblent avoir substitué cette sorte de vers au trimètre employé par les Grecs. - Sur l'accompagnement musical de la tragédie, à l'origine sévère et discret, mais qui, nous dit Cicéron, avait, de son temps, dégénéré en modulations savantes et raffinées, voir les articles Canticum, Tibia, Musica. - Il a été également traité ailleurs des trois variétés de débit usitées dans le drame latin : declamation, récitatif et chant.

    On serait, au premier abord, tenté de croire, d'après le précepte formel d'Horace dans l'Art poétique, que la tragédie romaine a été soumise à la loi des cinq actes. Mais, en ce cas, la même règle eût été sans aucun doute valable pour la comédie contemporaine. Or, en dépit des découpages artificiels imaginés par la critique moderne, les comédies conservées de Plaute et de Térence se refusent à ces cadres. Le plus probable est donc que, comme leurs modèles grecs, les tragédies d'Ennius, de Pacuvius et d'Accius se divisaient librement en un nombre indéterminé d'épisodes, qui, selon les sujets, variait de quatre à sept. La règle des cinq actes n'a dû prendre vigueur qu'à l'époque impériale. Encore faut-il remarquer que, même chez Sénèque, elle n'est pas absolue : car l'un de ses drames, Oedipe, a six actes. - Par tous ces caractères extérieurs, la tragédie romaine apparaît comme un décalque, plus ou moins réussi, de la tragédie grecque. Mais il reste à considérer ce qui est l'essentiel, le texte poétique lui-même. Que les adaptateurs latins aient suivi de très près leurs originaux, c'est un point sur lequel tous les témoignages anciens s'accordent. Non pas qu'ils aient été de serviles traducteurs : «non verba sed vim Graecorum expresserunt», dit Cicéron. Leur indépendance toutefois est, en partie, inconsciente. Elle tient d'abord à ce qu'une version littérale est toujours une besogne bien plus ardue qu'une paraphrase, et en second lieu à ce que l'esprit latin, surtout à ses origines, était par nature prosaïque et sec : souvent donc, laissant le vêtement poétique, les Latins ne gardent que l'idée. Mais ce sont là des changements à peine volontaires et qui ne concernent que le style. D'autres sont plus réfléchis et touchent au fond même des choses, à l'action, aux personnages, aux caractères. Le Romain du temps de la république est avant tout héroïque et guerrier ; c'est pour lui complaire que, dans son Iphigénie à Aulis, Ennius a substitué au frais essaim de jeunes femmes, qui composaient le choeur d'Euripide, une rude troupe de soldats, impatients de combattre. Le Romain de ce temps est peu psychologue, il n'admet que des héros tout d'une pièce, sans défaillances : aussi Ulysse blessé, dans les Niptra de Pacuvius, bien loin de gémir et de pleurer, comme l'Ulysse de Sophocle, étalait-il une constance stoïque ; et Cicéron lui-même approuve cette correction. Le Romain goûte surtout le spectacle matériel qui amuse ses yeux ; à un beau récit il préfère la vue directe des choses : c'est pourquoi, dans l'Antigone d'Accius, la veillée des gardes autour du corps de Polynice, l'ensevelissement clandestin du cadavre par Antigone, la dispute des surveillants, la capture de l'héroïne, tous ces incidents qui, chez Sophocle, sont racontés, se passaient sur la scène. Le Romain a peu de penchant pour les analyses savantes de caractères ou de sentiments ; ce qui le passionne, c'est une action riche en événements et en péripéties : aussi les tragiques latins, tout comme les comiques contemporains, ont-ils plus d'une fois, pour étoffer l'action de leurs drames, recouru à la fusion de deux pièces grecques en une, à la contaminatio. Enfin le Romain est pratique et sentencieux : de là tant de maximes, frappées en formules concises, qui faisaient de la tragédie latine une école de moralité et de vertu. Au total, le théâtre des Ennius, des Pacuvius, des Accius paraît avoir eu, dans l'ensemble, une couleur et une saveur romaines assez prononcées. Ce qui peut nous donner l'idée la plus exacte du rapport de la tragédie latine avec ses modèles, ce sont les comédies gréco-latines de Plaute et de Térence. Encore ne faut-il pas oublier qu'au jugement de Quintilien, la tragédie des Latins était supérieure à leur comédie ; jugement singulièrement honorable pour les Pacuvius et les Accius, puisqu'il les place délibérément au-dessus d'un Plaute et d'un Térence. Dans le même passage, Quintilien motive son opinion en vantant chez ces deux tragiques «la force des pensées, la majesté du langage, la noblesse des caractères». Le seul regret qu'il exprime est qu'il leur ait manqué le soin et le fini : défaut dont il accuse, du reste, leur temps plutôt qu'eux-mêmes. Et Horace, malgré son dédain général pour la vieille poésie latine, ne laisse pas de reconnaître à la tragédie les mêmes qualités : «élévation, vigueur, souffle tragique».

    Les fabulae praetextae

    Particulièrement regrettable semble, au premier abord, la perte des tragédies tirées de l'histoire romaine. Peut-être y a-t-il là une illusion. Il importe, en premier lieu, de remarquer que, dans l'ensemble de la production tragique des Latins, ce genre ne constitue qu'une infime exception. On ne compte en tout, sous la République, qu'une demi-douzaine de praetextae : deux de Naevius (Clastidium, Romulus), une ou peut-être deux d'Ennius (Sabinae, Ambracia), une de Pacuvius (Paulus), deux d'Accius (Decius ou Aeneadae, Brutus). Il ne faut pas, d'autre part, si du moins l'on en juge par le seul spécimen connu, l'Octavia, s'exagérer l'originalité du genre. Rien de moins révolutionnaire que ce drame : le choeur même y subsiste (et nous savons qu'il en était de même dans le Decius d'Accius) ; noms et costumes mis à part, tout, la structure, les caractères, le langage, rappelle exactement la tragédie grecque. En sorte qu'on a pu assez heureusement, semble-t-il, comparer les praetextae aux timides tentatives de tragédie historique qui se sont produites chez nous au XVIIIe siècle et au commencement du XIXe (La Prise de Calais, de de Belloy ; Les Templiers, de Raynouard). Probablement cependant cette comparaison leur fait encore trop d'honneur. Qu'on se représente, en effet, les circonstances qui, généralement, donnaient naissance aux praetextae et le but qu'elles se proposaient. Il paraît bien certain, par exemple, que le Clastidium et l'Ambracia furent écrits, l'un au lendemain de la victoire de Marcellus sur les Gaulois (222 av. J.-C.), l'autre à la suite de la prise d'Ambracie par Fulvius Nobilior (189 av. J.-C), pour être représentés dans les jeux offerts au peuple par ces deux généraux ; que le Paulus avait été composé pour le triomphe de Paul-Emile, vainqueur à Pydna (168 av. J.-C. ) ; que le Brutus, où Accius glorifiait indirectement, à ce qu'il semble, en la personne d'un illustre ancêtre, son contemporain et ami Junius Brutus, parut dans quelque fête offerte par ce personnage. Ainsi donc les praetextae étaient des oeuvres, non seulement d'actualité, mais de commande. Elles étaient destinées à la glorification, non de la patrie romaine, mais d'un personnage contemporain et vivant, qu'elles mettaient ordinairement lui-même en scène, à l'occasion de quelque événement récent de sa carrière. Cet événement était-il toujours apte à fournir la matière d'une action dramatique intéressante ? Il est permis d'en douter. Et, par suite, la plupart de ces à-propos devaient être des oeuvres fort médiocres. En tout cas, on aurait grand tort d'y voir un essai de tragédie nationale, ou une réaction du patriotisme romain contre l'imitation des Grecs. Tout au plus doit-on peut-être faire exception pour telle tragédie (comme le Brutus d'Accius), où un poète de grand talent avait su, derrière le personnage contemporain qu'il célébrait, évoquer dans le lointain l'image de la Rome héroïque des temps anciens.

    Sur l'organisation matérielle des représentations tragiques à Rome, on consultera les articles Canticum, Chorus, Comoedia, Cothurnus, Didaskalia, Histrio, Machina, Musica, Persona, Saltatio, Theatrum.

Article d'Octave Navarre