[La Triphylie]

Tardieu, 1821

V. [2] Il me faut maintenant parler de quelques singularités du pays. La plus considérable est cette plante qui porte de la soie ; car elle ne croît point dans tout le reste de la Grèce. Une autre merveille, c'est que les juments qui sont couvertes par des ânes n'engendrent point en Elide, quoiqu'elles engendrent dans les pays voisins, ce que l'on attribue à l'horreur que les Eléens ont pour ce mélange de deux espèces. Quant à leur soie, elle n'est pas moins fine que celle des Hébreux, mais elle est moins jaune.

Tardieu, 1821

[3] Sur les confins de l'Elide vers la mer, on trouve Samicon, et un peu au-dessus à droite est la province de Triphylie, où l'on peut voir entre autres la ville de Lépreos. Les Lépréates se disent aujourd'hui Arcadiens ; mais il est certain qu'autrefois ils faisaient partie de l'Elide : tous ceux d'entre eux qui remportaient la victoire aux jeux olympiques étaient proclamés par le héraut et qualifiés Eléens natifs de Lépreos. Aristophane témoigne aussi que Lépreos était une petite ville d'Elide. On va de Samicon à Lépreos en laissant le fleuve Anigrus à gauche : un autre chemin mène à Olympie, un autre à Elis ; et le plus long n'est que d'une journée.

[4] On dit que cette ville a pris son nom d'un certain Lépreos, par qui elle a été bâtie ; il était fils de Pyrgée. On conte de lui qu'un jour il voulut parier contre Hercule qu'il mangerait autant que lui ; et que l'un et l'autre ayant tué un boeuf en même temps, ils se mirent à le manger. Lépreos après s'être montré aussi grand mangeur qu'Hercule, eut la hardiesse de le défier au combat ; mais il fut vaincu et tué par Hercule. On prétend que son tombeau est à Pyrgalie, cependant les Pyrgaliens ne le sauraient montrer.

[5] D'autres disent que c'est de Léprea fille de Pyrgée que les Lépréates tirent leur origne, et d'autres veulent que ce nom leur soit venu de ce qu'autrefois ils étaient fort sujets à la lèpre. Si l'on en croit les habitants, ils avaient anciennement un temple de Jupiter Leucéus, le tombeau de Lycurgue fils d'Aléus, et plusieurs autres sépultures, entre autres celle de Caucon, où l'on voyait une figure d'homme qui tenait une lyre.

[6] Mais aujourd'hui l'on ne voit à Lépreos aucun monument considérable, ni même aucun temple, excepté celui de Cérès ; encore est-il d'une brique qui n'a point été au four, et l'on n'y voit aucune statue. La fontaine Aréné n'est pas loin de la ville : on dit que cette fontaine a été ainsi appelée du nom d'une princesse qui était femme d'Apharéus.

[7] Si vous revenez tout droit à Samicon, vous trouverez bientôt l'embouchure du fleuve Anigrus : son cours est souvent retardé par la violence des vents ; outre qu'à l'endroit où il se jette dans la mer, il s'amasse du sable, qui arrête ses eaux ; et ce sable continuellement humecté d'un côté par l'eau de la mer, et de l'autre par l'eau du fleuve, devient un sable mouvant qui est très dangereux non seulement pour les chevaux, mais même pour les gens de pied.

[8] Ce fleuve sort du mont Lapithas en Arcadie, et dès sa source l'eau en est fort puante : aussi n'y voit-on point de poisson, jusqu'à ce que la rivière Acidas ait mêlé ses eaux avec celles du fleuve ; et même le poisson que cette rivière y apporte, de bois qu'il était, devient mauvais.

[9] J'ai ouï dire à un homme d'Ephèse que l'Acidas se nommait anciennement le Jardan ; mais je n'en ai pu trouver aucune preuve. Pour la mauvaise odeur de l'Anigrus, je crois qu'elle vient de la qualité de la terre où ce fleuve prend sa source, comme par la même raison au-dessus de l'Ionie il y a des eaux si infectes que leur exhalaison est mortelle.

[10] Cependant les Grecs disent que Chiron, ou Polénor, ayant été blessé par les flèches d'Hercule, l'un ou l'autre Centaure lava sa plaie dans l'eau du fleuve Anigrus, et que le venin de l'hydre dont ces flèches étaient empoisonnées, corrompit tellement l'eau, qu'elle en contracta la mauvaise odeur qui la rend encore si désagréable. D'autres croient que Mélampus fils d'Amithaon, après avoir guéri les filles de Prétus du violent transport qui les agitait, jeta dans l'Anigius l'espèce de charme dont il s'était servi, et que c'est ce qui a rendu l'eau de ce fleuve si infecte.

[11] A Samicon près du fleuve, on voit un antre que les gens du pays nomment l'antre des nymphes Anigrides : ceux qui ont des dartres viennent faire leurs prières à ces nymphes, leur promettent un sacrifice, et s'imaginent ensuite qu'ils n'ont qu'à se frotter et à passer le fleuve à la nage, pour être non seulement sains de corps, mais nets de toute tache. VI. [1] Au-delà du fleuve, sur le chemin d'Olympie, on trouve à droite une hauteur qui se nomme le mont Samique. Sur son sommet est la ville de Samia, qu'on dit avoir autrefois servi de forteresse à l'Etolien Polysperchon, pour défendre l'entrée du pays aux Arcadiens.

[2] Mais aucun Eléen ni Messénien n'a su me dire où était Arène. Il y a plusieurs conjectures touchant la situation de cette ville : ceux qui disent que dès avant les temps héroïques le mont Samique s'appellait Arène, me paraissent les mieux fondés. Aussi allèguent-ils le témoignage d'Homère, qui dit que le fleuve Minyéüs se jetait dans la mer auprès d'Arène.

[3] En effet on voit encore des ruines qui sont fort près du fleuve Anigrus ; et les Arcadiens croient que l'Anigrus était le Minyéüs des anciens, quoiqu'ils ne conviennent pas que le mont Samique fût Arène. Du reste il est aisé de voir qu'au temps que les Héraclides revinrent dans le Péloponnèse, le fleuve Nedès vers son embouchure servait de limites aux Eléens et aux Messéniens.

[4] Quand on a côtoyé quelque temps l'Anigrus et que l'on a passé des sables où l'on ne trouve que quelques pins sauvages, on voit sur la gauche les ruines de Scillunte. C'était une ville de la Triphylie que les Eléens détruisirent, parce que durant les guerres qu'ils eurent contre les Piséens elle s'était déclarée ouvertement pour ceux-ci et les avait aidés de toutes ses forces.

[5] Ensuite les Lacédémoniens la prirent sur les Eléens, et la donnèrent à Xénophon fils de Gryllus, qui alors était banni d'Athènes pour avoir servi sous Cyrus ennemi juré des Athéniens, contre le roi de Perse qui était leur allié : car Cyrus étant à Sardes avait donné de l'argent à Lysander fils d'Aristocrite, pour équiper une flotte contre les Athéniens. Par cette raison ceux-ci exilèrent Xénophon, qui durant son séjour à Scillunte consacra un temple et une portion de terres à Diane l'Ephésienne.

[6] Les environs de Scillunte sont fort propres pour la chasse ; on y trouve des sangliers et des cerfs en quantité. Le pays est arrosé par le fleuve Sélinus. Les Eléens les plus versés dans leur histoire m'assurèrent que Scillunte avait été reprise, et que l'on avait fait un crime à Xénophon de l'avoir acceptée des Lacédémoniens ; mais qu'ayant été absous dans le sénat d'Olympie, il eut la permission de se tenir à Scillunte tant qu'il voudrait. En effet, près du temple de Diane on voit un tombeau, et sur ce tombeau une statue de très beau marbre ; et les gens du pays disent que c'est la sépulture de Xénophon.

[7] En allant de cette ville à Olympie, avant que d'arriver au fleuve Alphée, on trouve un rocher fort escarpé et fort haut qu'ils appellent le mont Typée. Les Eléens ont une loi par laquelle il est ordonné de précipiter du haut de ce rocher toute femme qui serait surprise assister aux jeux olympiques, ou qui même aurait passé l'Alphée les jours défendus ; ce qui n'est jamais arrivé, disent-ils, qu'à une seule femme que les uns nomment Callipatire, et les autres Phérénice.

[8] Cette femme étant devenue veuve s'habilla à la façon des maîtres d'exercice, et conduisit elle-même son fils Pisidore à Olympie. Il arriva que le jeune homme fut déclaré vainqueur : aussitôt sa mère transportée de joie jette son habit d'homme et saute par-dessus la barrière qui la tenait renfermée avec les autres maîtres. Elle fut connue pour ce qu'elle était ; mais on ne laissa pas de l'absoudre en considération de son père, de ses frères, et de son fils, qui tous avaient été couronnés aux jeux olympiques. Depuis cette aventure il fut défendu aux maîtres d'exercice de paraître autrement que nus à ces spectacles.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.