I, 3 - Considérations générales

1. Un autre tort d'Eratosthène est de citer trop souvent, soit qu'il les réfute, soit qu'il accepte leur témoignage et qu'il s'en serve, des écrivains qui ne méritent au fond que l'oubli, un Damaste, par exemple, et ses pareils, tous gens que, même pour ce qu'il y a de vrai dans leurs livres, on ne devrait jamais ni citer ni croire. Les seuls témoignages, en effet, qui puissent faire autorité, sont ceux d'écrivains recommandables, habituellement exacts, ou qui, s'il leur arrive parfois de passer les choses sous silence ou d'en parler trop brièvement, ne cherchent du moins jamais à tromper. Mais le témoignage de Damaste ! Autant vaudrait citer celui du Bergéen [ou celui du Messénien] Evhémère et de tant d'autres comme lui, dont Eratosthène tout le premier dénonce et raille le bavardage frivole. Lui-même nous fait connaître un des sots contes que ce Damaste a débités, quand il nous le montre faisant un lac du golfe Arabique, et racontant comme quoi Diotime, fils de Strombichos, à la tête d'une ambassade athénienne, avait pu, en remontant le Cydnus depuis la Cilicie jusqu'au Choaspe, fleuve qui passe à Suses, atteindre cette ville en quarante jours : il tenait le fait soi-disant de Diotime en personne, et là-dessus il s'extasiait que le Cydnus pût ainsi couper et l'Euphrate et le Tigre pour aller se jeter dans le Choaspe !

2. Mais cette critique n'est pas la seule qu'on puisse adresser ici à Eratosthène : on peut lui reprocher encore d'avoir, en parlant des différentes mers, présenté comme encore inexplorés de son temps des parages qui, au contraire, avaient été déjà visités et décrits avec une minutieuse exactitude ; d'avoir aussi, lui qui nous engage à ne pas accepter trop aisément la première autorité venue, et qui nous déduit tout au long les motifs d'une pareille défiance en citant comme exemple tout ce qui se débite de fables sur le Pont et l'Adriatique, d'avoir, dis-je, plus d'une fois lui-même accepté de confiance le témoignage du premier venu. N'admet-il pas ainsi, sur la foi d'autrui, que le golfe d'Issus représente le point le plus oriental de notre mer, quand Dioscurias, au fond du Pont-Euxin, est d'après lui-même, d'après le Stadiasme, qu'il a lui-même dressé et calculé, de près de trois mille stades plus avancé vers l'est ? Et dans sa description de la partie septentrionale ou partie extrême de l'Adriatique n'admet-il pas également toutes les fables imaginables ? Ne se montre-t-il pas tout aussi crédule pour ce qu'on a pu dire de la région située au delà des colonnes d'Hercule, signalant dans ces parages lointains une île Cerné et mainte autre terre, qui ne se retrouvent plus aujourd'hui nulle part, comme on le verra, quand nous en reparlerons dans la suite ? Autre critique : après avoir dit en certain endroit que, dès les temps les plus anciens, les hommes naviguaient, soit comme pirates, soit comme marchands, non pas il est vrai en pleine mer, mais le long des côtes, témoin Jason, que nous voyons à un moment donné quitter ses vaisseaux et des rivages de la Colchide s'en aller guerroyer au fond de l'Arménie et de la Médie, il nie plus loin que jamais les anciens aient osé naviguer dans l'Euxin ni longer les côtes de la Libye, de la Syrie et de la Cilicie. Or, si par le nom d'anciens Eratosthène a entendu désigner des générations antérieures à tous nos souvenirs, dans ce cas-là vraiment je me soucie assez peu de savoir si les anciens ont navigué ou non et de dire d'une façon plutôt que de l'autre ; mais a-t-il voulu parler de générations dont nous ayons gardé mémoire chacun alors dira sans hésiter que les anciens, tout au contraire, paraissent avoir accompli et par terre et par mer de plus longs voyages que les modernes, s'il faut s'en rapporter du moins à ce que la tradition nous apprend de Bacchus, d'Hercule, de Jason lui-même et aussi des héros qu'Homère a chantés, tels qu'Ulysse et Ménélas. Il y a lieu de croire également que Pirithoüs et Thésée avaient accompli quelque lointaine et pénible expédition, pour que la tradition leur ait attribué l'honneur d'avoir visité l'Hadès ou sombre empire, et les Dioscures aussi, pour qu'ils aient mérité d'être appelés les Gardiens de la mer et les Sauveurs du marin. Tout le monde connaît en outre la thalassocratie de Minos et le grand périple des Phéniciens qui, peu de temps après la guerre de Troie, franchirent les colonnes d'Hercule, en explorèrent les abords et la côte de Libye jusqu'à moitié environ de sa longueur, fondant partout des villes sur leur passage. Et le Troyen Enée, et Anténor, et tant d'autres héros que l'issue de la guerre de Troie dispersa par toute la terre, peut-on raisonnablement ne pas les comprendre au nombre des anciens ? Il était arrivé aux Grecs, aussi bien qu'aux barbares, par suite de la prolongation des hostilités, de perdre et ce qu'ils possédaient chez eux et ce que la guerre elle-même leur avait rapporté, si bien qu'après la chute d'Ilion les vainqueurs avaient dû par dénitivement se tourner vers la piraterie, et plus encore que les vainqueurs ceux des vaincus que la guerre avait épargnés. De là le grand nombre de villes fondées, dit-on, par ceux-ci sur tout le littoral et parfois même dans l'intérieur des terres situées par delà la Grèce.

3. Autre chose encore : de l'exposé des progrès faits dans la connaissance de la terre habitée postérieurement à Alexandre et de son vivant déjà, Eratosthène passe à la discussion scientifique de la figure de la terre, mais non plus seulement de la terre habitée, ce qui eût été pourtant plus rationnel dans un traité dont la terre habitée était l'objet spécial : la figure qu'il entreprend de décrire embrasse la terre entière. Nous ne voulons pas dire que ce côté général de la question dût être absolument négligé, mais il fallait ne le traiter qu'en son lieu et place. Eratosthène nous montre donc la terre, la terre entière, affectant la forme d'une sphère, non pas à vrai dire d'une sphère faite au tour : il constate que sa surface présente mainte inégalité sensible. Mais à ce propos il allègue la quantité infinie d'altérations partielles que ladite figure éprouve par le fait des eaux, du feu, des tremblements ou secousses intérieures, des exhalaisons de vapeurs et d'autres causes analogues. Or, ici encore, il méconnaît l'ordre logique, car la forme sphéroïdale pour la terre entière résulte de la constitution même de l'univers, et les changements partiels qu'il cite ne sauraient altérer en rien la figure générale de la terre, de si imperceptibles accidents disparaissant naturellement dans une si grande masse : tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de modifier dans sa disposition telle ou telle partie de notre terre habitée, les différentes causes qui les produisent étant toujours purement locales.

4. [Relativement à ces changements], une question se présente, qui a, suivant lui, particulièrement exercé la sagacité des philosophes, c'est comment il se peut faire qu'à deux et trois mille stades de la mer, dans l'intérieur même des terres, on rencontre en maints endroits quantité de coquilles, de valves, de chéramides, ainsi que des lacs d'eau saumâtre, notamment aux environs du temple d'Ammon et sur toute la route qui y mène, laquelle n'a pas moins de trois mille stades de longueur. «Il y a là en effet, dit il, comme un immense dépôt de coquilles ; le sel aujourd'hui encore s'y trouve en abondance et l'eau de la mer elle-même à l'état de sources jaillissantes ; on y rencontre en outre force débris d'embarcations ayant évidemment tenu la mer, mais que les gens du pays prétendent avoir été vomis là par quelque fissure ou déchirement du sol, et jusqu'à de petites stèles surmontées de figures de dauphins et portant l'inscription suivante : DES THEORES DE CYRENE». Puis à ce propos il cite, et même avec éloge, l'opinion émise par Straton, le philosophe physicien, ainsi que celle de Xanthus de Lydie. Xanthus, lui, rappelait qu'au temps d'Artaxerxès une grande sécheresse était survenue, qui avait tari les fleuves, les lacs et les puits, qu'en maints endroits, tous situés fort avant dans les terres, et par conséquent bien loin de la mer, il avait pu observer de ses yeux des gisements de pierres ayant la forme de coquillages ou portant l'empreinte de pétoncles et de chéramides, ainsi que des lacs d'eau saumâtre, en pleine Arménie chez les Matiènes et dans la basse Phrygie, et de ces différents faits il concluait que la mer avait dû se trouver naguère à la place où sont aujourd'hui ces plaines. Quant à Straton, qui, au jugement d'Eratosthène avait poussé plus loin encore l'explication ou aetiologie du phénomène, il commençait par émettre le doute que l'Euxin eût eu primitivement cette ouverture près de Byzance : suivant lui, c'étaient les eaux des fleuves, ses tributaires, qui avaient forcé le passage et ouvert cette communication de l'Euxin avec la Propontide et l'Hellespont ; puis le même effet s'était produit dans notre mer : là aussi le passage entre les colonnes d'Hercule avait été frayé violemment, le tribut des fleuves ayant grossi la mer outre mesure, et, par suite de l'écoulement des eaux, toutes les parties basses de ladite mer étaient restées découvertes, ce que Straton expliquait en faisant remarquer, d'abord, que le fond de la mer extérieure et celui de la mer intérieure n'ont pas le même niveau, et, en second lieu, qu'il existe présentement encore une espèce de chaîne ou de bande sous-marine, s'étendant des côtes d'Europe à celles de Libye, comme pour prouver qu'anciennement les deux mers ne faisaient point un seul et même bassin. Il ajoutait que le Pont est tout parsemé de bas-fonds, et que les mers de Crète, de Sicile et de Sardaigne, au contraire, sont extrêmement profondes, et il attribuait cette différence au grand nombre et à l'importance des fleuves qui débouchent précisément du nord et de l'est et envasent les parages du Pont, tandis que les autres mers n'ont rien qui altère leur profondeur. La même cause, à l'entendre, expliquait comment les eaux dans la mer de Pont sont moins salées qu'ailleurs et comment s'est formé le courant qui les emporte dans le sens naturellement de la pente ou inclinaison du fond. Il lui semblait même qu'avec le temps ces atterrissements des fleuves, ses tributaires, devaient finir par combler le Pont tout entier. «Car déjà, dit-il, sur la rive gauche, près de Salmydessus notamment, et des points que les marins désignent sous le nom de Stéthé, dans le voisinage de l'Ister et du désert de Scythie, cette mer tend à se convertir en bas-fonds marécageux». Il pouvait se faire aussi, suivant lui, que le temple d'Ammon s'élevât primitivement sur le bord de la mer et que l'écoulement ou le retrait de celle-ci l'eût rejeté dans l'intérieur des terres, là où nous le voyons actuellement. Straton conjecturait même à ce propos que l'oracle d'Ammon n'avait dû qu'à sa situation maritime d'être devenu si célèbre et si universellement connu : «Autrement disait-il, et avec l'extrême éloignement où se trouve ce temple aujourd'hui de la mer, comment concevoir raisonnablement le degré d'illustration et de gloire attachées à son nom ?» L'Egypte, elle aussi, avait dû être primitivement couverte par la mer jusqu'aux marais qui bordent aujourd'hui Péluse, le mont Casius et le lac Sirbonis, et la preuve qu'il en donnait, c'est que, de son temps encore, quand on creusait dans les salines naturelles qui se trouvent en Egypte, le fond des excavations était toujours sablonneux et rempli de débris de coquilles, comme si effectivement cette contrée eût été naguère couverte par la mer et qu'il fallût voir dans tout le canton du Casius et dans celui des Gerrhes d'anciens bas-fonds contigus par le fait au golfe Erythréen et que la mer, en se retirant, aurait découverts, n'y laissant subsister que le lac Sirbonis, lequel même, avec le temps, aurait aussi rompu ses digues et commencé à dégénérer en marais. De même enfin les bords du lac Moeris, par leur aspect, lui rappelaient plutôt les côtes d'une mer que les rives d'un fleuve. Or, que la mer ait anciennement et pendant des périodes plus ou moins longues couvert, puis laissé à sec en se retirant une bonne partie des continents, le fait en soi n'a rien d'inadmissible. On peut admettre également que toute la partie de la surface terrestre aujourd'hui encore cachée sous les mers présente des inégalités de relief ou de niveau ni plus ni moins, en vérité, que la partie aujourd'hui découverte et que nous habitons, et qu'elle se trouve, comme celle-ci, sujette à tous les changements, à toutes les révolutions signalées par Eratosthène. Et, cela étant, on ne voit pas qu'il y ait, dans le raisonnement de Xanthus du moins, rien d'absurde à relever.

5. En revanche, ne pourrait-on pas objecter à Straton que, libre de choisir entre beaucoup de causes réelles, il a négligé celles-ci pour en invoquer de chimériques ? La première, en effet, qu'il reconnaisse, c'est que le lit de la mer intérieure et celui de la mer extérieure ne sont point de niveau et partant que les deux mers n'ont pas la même profondeur. Or, si la mer s'élève, puis s'abaisse, si elle inonde certains lieux et qu'ensuite elle s'en retire, cela ne tient pas à ce que ses différents fonds sont les uns plus bas, les autres plus élevés, mais à ce que les mêmes fonds tantôt s'élèvent et tantôt s'abaissent, et à ce que la mer en même temps se soulève ou s'affaisse aussi, puisque, une fois soulevée, elle déborde nécessairement, et que baissant ensuite elle rentre naturellement dans son lit primitif. Autrement, il faudrait que tout accroissement subit de la mer donnât lieu à une inondation, qu'il y en eût une, par exemple, à chaque marée ou à chaque crue des fleuves, ses tributaires, la masse de ses eaux éprouvant dans le premier cas un déplacement total, et, dans le second, une augmentation de volume. Mais ces augmentations [causées par les crues des fleuves] ne sont ni fréquentes ni subites, et, quant aux marées, elles ne durent guère, leur mouvement d'ailleurs est réglé, et l'on ne voit pas, dans notre mer, non plus qu'ailleurs, qu'elles causent des inondations. Reste donc à s'en prendre à la nature même du fond, soit du fond sous-marin, soit du fond temporairement submergé, mais plutôt du fond sous-marin, parce qu'il est plus mobile et qu'en général ce qui est humide est sujet à éprouver des changements plus rapides, comme offrant moins de résistance à l'action des vents, cause première de tous ces changements. Mais, je le répète, ce qui produit l'effet en question, c'est que les mêmes fonds tantôt s'élèvent et tantôt s'affaissent, et non pas que les différends fonds sont les uns plus élevés, les autres moins. Que si, maintenant, Straton s'y est laissé tromper, c'est qu'il croyait apparemment que ce qui arrive pour les fleuves se produit aussi dans la mer, à savoir que le courant qu'on y observe dépend aussi de l'élévation du point de départ. Sans quoi il n'a pas attribué le courant du détroit de Byzance à la disposition du fond, qui se trouve plus élevé, suivant lui, dans l'Euxin que dans la Propontide et dans la mer qui lui fait suite, et cela, soi-disant, parce que le limon, que charrient les fleuves, comble peu à peu le lit de l'Euxin, et qu'à mesure qu'il convertit cette mer en bas-fond il précipite ses eaux plus violemment vers les mers extérieures. Sans compter que, comme il applique ou transporte le même raisonnement à notre mer, prise dans son ensemble, et comparée à cette autre mer qu'on nomme extérieure [par rapport à elle], et qu'il conclut l'exhaussement du fond de la Méditerranée au-dessus du fond de la mer Atlantique de cette circonstance que la Méditerranée reçoit un grand nombre de tributaires et une quantité proportionnelle de limon, il faudrait, ce semble, qu'on eût observé qu'aux Colonnes d'Hercule et près de Calpé le courant est absolument le même qu'auprès de Byzance. Mais je ne veux pas insister sur cet argument, car on ne manquerait pas de me dire que le même courant effectivement se produit aux colonnes d'Hercule, seulement qu'il s'y perd dans le mouvement en sens contraire du flux et du reflux et échappe ainsi à l'observation.

6. En revanche, je demanderai si rien n'empêchait, avant l'ouverture du détroit de Byzance, que le fond de l'Euxin, alors plus bas apparemment que celui de la Propontide et de la mer qui y fait suite, ne s'exhaussât par le fait des atterrissements des fleuves, soit que l'Euxin formât déjà une mer proprement dite ou simplement un lac plus grand que le Maeotis. Que si l'on m'accorde ce premier point, je poserai une autre question : je demanderai s'il n'est pas probable qu'entre les deux surfaces adjacentes du Pont-Euxin et de la Propontide les choses se sont passées de la façon suivante, que, tant que le niveau a été le même, l'équilibre parfait des eaux et l'égalité de pression ont rendu impossible toute irruption violente d'un bassin dans l'autre ; mais qu'une fois le niveau exhaussé dans le bassin intérieur la barrière a été forcée et le trop-plein des eaux du dit bassin expulsé hors de son sein, après quoi la mer extérieure s'est trouvée ne plus former avec ce bassin intérieur qu'un seul et même courant et a pris naturellement son niveau, tandis que ce bassin lui-même (que ses eaux fussent auparavant déjà celles d'une mer proprement dite ou encore celles d'un lac) devenait, par le fait de son mélange avec les eaux de la mer et à cause de la prédominance naturelle de celles-ci, devenait mer à son tour ? Et si l'on m'accorde ce second point comme le premier, n'est-ce pas la preuve que rien n'aurait pu empêcher le courant actuel de se former et qu'il ne provient par conséquent ni de l'élévation relative ni de la pente ou inclinaison du fond, comme le prétendait Straton ?

7. Appliquons maintenant le même raisonnement à l'ensemble de notre mer et à la mer extérieure et n'attribuons plus aux fonds mêmes et à leur inclinaison, mais bien au tribut des fleuves, la cause du courant ou écoulement en question. Rien n'empêcherait, à la rigueur, et comme le veulent Straton et Eratosthène, dans le cas même où toute notre mer n'aurait été primitivement qu'un lac, rien n'empêcherait que, grossi par les fleuves, ses tributaires, ledit lac n'eût fini par déborder et par faire irruption à travers le détroit des colonnes d'Hercule, comme du haut d'une cataracte, dans la mer extérieure, qui, grossie à son tour et accrue incessamment par ses eaux, en serait venue par la suite des temps à ne plus former avec lui qu'un seul et même courant, une seule et même surface, lui communiquant en revanche, et par l'effet d'une prépondérance toute naturelle, sa propre qualité de mer. En revanche, il est absolument contraire aux principes de la physique d'assimiler la mer aux fleuves, ceux-ci coulant suivant la pente de leur lit, tandis que la mer, elle, n'a point de pente. Les détroits, qui plus est, n'ont point un courant uniforme, et c'est là une circonstance qui ne saurait tenir à l'exhaussement du fond de la mer par suite des atterrissements des fleuves. Ces atterrissements, en effet, ne se produisent qu'aux bouches des fleuves, témoin les Stéthé aux bouches de l'Ister, le désert des Scythes et les terrains de Salmydessus, que d'autres torrents du reste concourent à former ; témoin encore la côte de Colchide, terrain sablonneux, bas et mou, aux bouches du Phase, et, dans le voisinage des bouches du Thermodon et de l'Iris, tout le territoire de Thémiscyre, autrement dit la plaine des Amazones, ainsi que la plus grande partie de la Sidène, pour ne point parler d'autres alluvions fluviales. Car tous les fleuves, à l'imitation du Nil, tendent à combler le bras de mer situé en avant de leur embouchure, plus ou moins vite seulement : moins vite, quand leurs eaux ne charrient qu'une faible quantité de limon ; plus vite, quand ils ont un long parcours, que le sol du pays qu'ils traversent est naturellement mou et qu'ils se grossissent d'un grand nombre de torrents, ce qui est le cas, par exemple, du Pyrame, lequel a, comme on sait, considérablement accru le territoire de la Cilicie et a donné lieu à ce fameux oracle :

«Les générations qui verront ces choses verront aussi le Pyrame au cours impétueux, à force d'avoir reculé les limites du continent, atteindre enfin les bords sacrés de Chypre».

Le fleuve Pyrame, en effet, devient navigable en pleine Cataonie et, pour entrer en Cilicie, s'ouvre un passage à travers les gorges du Taurus ; après quoi il va se jeter dans le détroit qui fait face et à la côte de Cilicie et à celle de Chypre.

8. Une circonstance, maintenant, empêche que le limon ainsi charrié par les fleuves ne soit emporté tout d'abord au sein de la pleine mer : c'est que la mer, dans le mouvement de va-et-vient qui lui est propre, le repousse toujours en arrière. La mer, en effet, ressemble aux créatures animées, et, comme celles-ci ne vivent qu'en aspirant et en expirant sans cesse l'air atmosphérique, de même la mer, par un mouvement alternatif, semble sans cesse arrachée, puis rendue à elle-même. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à se tenir sur le rivage à l'heure du flot : dans le même moment, vous voyez la mer vous baigner les pieds, les laisser à sec, puis les baigner encore et ainsi de suite sans interruption. Mais avec ce mouvement oscillatoire le flot ne laisse pas que d'avancer, et, même quand il est le plus paisible, il acquiert en avançant une force plus grande, qui lui permet de rejeter sur le rivage tous les corps étrangers :

«Du sein de la mer il expulse les algues, dont l'amas bientôt jonche au loin le rivage (Iliade, IX, 7).

A vrai dire, par un fort vent de mer, l'effet est plus sensible, mais il se produit également par les temps de calme et avec les vents de terre : même quand il a le vent contraire, le flot n'en continue pas moins à se porter vers la terre, parce qu'il obéit en cela à un certain mouvement, inhérent à la nature même de la mer. C'est là du reste l'effet que le poète a décrit dans le passage suivant :

«Le flot se recourbe, et, couronnant l'extrémité du rivage, rejette au loin l'écume salée» (Ibid. IV, 425),

ainsi. que dans cet autre vers :

«Les rivages retentissent des efforts de la mer vomissant son écume» (Ibid. XVII, 265).

9. Le flot, dans son mouvement progressif, acquiert donc la force suffisante pour expulser hors de son sein tout corps étranger, et l'on appelle proprement épuration de la mer cet effort par lequel elle jette à la côte les cadavres et les débris, quels qu'ils soient, des navires naufragés. En revanche, dans son mouvement de retraite, la mer n'a plus assez de force pour que les cadavres, le bois, voire ce qu'il y a de plus léger, le liège, rejetés sur le rivage par ce premier effort du flot, soient, par un effort contraire, remportés au large, même des parties du rivage les moins reculées où le flot aura atteint. Eh bien ! Le limon des fleuves et les eaux qui en sont chargées se trouvent repoussés absolument de la même façon par le flot, sans compter que leur propre poids contribue encore à les précipiter plus vite contre la terre, au pied de laquelle ils se déposent avant d'avoir pu atteindre le large, parce qu'à une faible distance au delà de son embouchure le courant d'un fleuve perd toute sa force. Et c'est ce qui fait qu'un jour la mer peut se trouver comblée tout entière à partir de ses rivages, pour peu qu'elle continue à recevoir ainsi sans interruption les alluvions des fleuves : dans ce cas là, en effet, rien ne pourrait empêcher un tel résultat de se produire, supposions-nous le Pont plus profond encore que la mer de Sardaigne, qui, avec les mille orgyes que lui prête Posidonius, passe pour la mer la plus profonde qu'on ait mesurée jusqu'ici.

10. On peut donc, en somme, se montrer moins empressé qu'Eratosthène d'adopter l'explication de Straton ; et peut-être vaudrait-il mieux rattacher le phénomène en question à un ordre de faits plus sensibles, du genre de ceux, si l'on peut dire, auxquels nous assistons tous les jours. Les inondations, par exemple, les tremblements de terre, les éruptions, les soulèvements du sol sous-marin, d'une part, et d'autre part les affaissements ou éboulements subits sont autant de causes qui peuvent avoir également pour effet les unes d'exhausser, les autres d'abaisser le niveau de la mer. Et comme on ne s'expliquerait point que ces sortes de soulèvements fussent possibles pour des masses ou matières volcaniques et pour de petites îles, sans l'être aussi pour des îles de grande étendue, possibles pour les îles en général, sans l'être aussi pour les continents, de même on devra admettre la possibilité des grands comme des petits affaissements ; d'autant mieux que la tradition parle de cantons entiers et de villes, comme voilà Bura, Bizoné et plusieurs autres, qui auraient été abîmées et complètement englouties à la suite de tremblements de terre. Ajoutons qu'on n'est pas plus autorisé à voir dans la Sicile un fragment détaché de l'Italie qu'une masse soulevée par les feux de l'Etna, et qu'il en est de même pour les îles des Lipariens et les Pithécusses.

11. N'est-il pas divertissant, maintenant, de voir Eratosthène, un mathématicien, refuser de ratifier le principe posé par Archimède dans son traité des Corps portés sur un fluide, à savoir que «la surface de tout liquide à l'état de repos affecte la forme d'une sphère ayant même centre que la terre», proposition admise pourtant par quiconque a la moindre notion des mathématiques ? Lui, tout en reconnaissant que notre mer intérieure est une et continue, nie que ses eaux soient de niveau, même sur des points très rapprochés les uns des autres. Et qui appelle-t-il en garantie d'une si grossière erreur ? Des architectes, bien que les mathématiciens aient toujours proclamé l'architecture partie intégrante des mathématiques. Il raconte à ce propos comment Démétrius, ayant entrepris de couper l'isthme de Péloponnèse pour ouvrir une route nouvelle à la navigation, en fut empêché par ses architectes qui, après avoir bien tout mesuré et relevé, vinrent lui déclarer que le niveau de la mer dans le golfe de Corinthe se trouvait surpasser le niveau de la mer à Cenchrées et que, s'il coupait l'isthme intermédiaire, les eaux du golfe de Corinthe faisant irruption dans tout le détroit d'Egine, Egine elle-même et les îles voisines seraient submergées, sans que la navigation d'ailleurs retirât un grand profit du nouveau passage. Or, cette inégalité de niveau est, suivant Eratosthène, ce qui explique le courant des euripes en général, et en particulier celui du détroit de Sicile, dont il compare les effets à ceux du flux et du reflux de l'Océan. «Deux fois en effet, dit-il, dans l'espace d'un jour et d'une nuit, ce courant change de direction, tout comme les eaux de l'Océan montent et baissent deux fois dans le même espace de temps, il correspond au flux de l'Océan, quand de la mer Tyrrhénienne il se porte vers celle de Sicile, et, comme on dirait alors qu'il passe d'un niveau plus élevé à un niveau plus bas, on le désigne sous le nom de courant descendant, et ce qui constitue la correspondance en question, c'est qu'il prend et quitte cette direction juste aux mêmes heures où commence et cesse le flux, la prenant au lever et au coucher de la lune pour la quitter avec le passage soit supérieur soit inférieur de cet astre au méridien ; il correspond au reflux, maintenant, quand il suit la direction contraire, dite courant remontant, laquelle commence, ainsi que le reflux, avec l'un ou l'autre des passages de la lune au méridien, pour finir quand cet astre atteint l'un ou l'autre des points où il se lève et se couche».

12. La question du flux et du reflux de l'Océan a été traitée tout au long par Posidonius et par Athénodore. Pour ce qui est des courants alternatifs des détroits, autre question qui demande à être traitée plus scientifiquement que nous ne pouvons le faire dans le présent ouvrage, il nous suffira de dire qu'il n'y a rien d'uniforme dans la manière dont ces courants se comportent au sein des différents détroits, à en juger du moins par l'apparence : autrement, comment expliquer que, dans l'espace d'un jour, le courant du détroit de Sicile, ainsi que le marque Eratosthène, change deux fois de direction et celui de l'euripe de Chalcis sept fois, tandis que le courant du détroit de Byzance n'en change pas du tout et poursuit invariablement sa marche de la mer de Pont vers la Propontide, sauf de temps à autre quelques interruptions, perdant lesquelles, au dire d'Hipparque, il demeurerait complètement stationnaire ? Du reste, fût-il uniforme, ce phénomène ne saurait encore avoir pour cause la prétendue inégalité qu'indique Eratosthène dans le niveau des mers situées de l'un et de l'autre côté du détroit, inégalité qui n'existerait même pas dans les fleuves, sans leurs cataractes. Encore les fleuves à cataractes n'ont-ils pas de courant alternatif, mais bien un courant constant dirigé vers le fond le plus bas, et cela uniquement parce que leur lit est en pente et que leur surface est inclinée. On voit donc que pour les détroits il n'y a plus non seulement de courant alternatif, mais de suspension et de stagnation possible, du moment qu'on admet qu'ils puissent faire communiquer deux mers de niveaux différents, l'une plus élevée, l'autre plus basse. Peut-on bien dire, maintenant, que la surface de la mer soit inclinée, surtout avec l'hypothèse généralement admise de la sphéricité des quatre corps dits élémentaires ? Car autre chose est la terre, qui, par suite de sa constitution solide, peut offrir à sa surface des cavités et des saillies permanentes, autre chose est l'eau, qui, mise en mouvement par son seul poids, se répand également à la surface de la terre et y prend effectivement son niveau suivant la loi marquée par Archimède.

13. Eratosthène revient ensuite sur ce qu'il a déjà dit au sujet d'Ammon et de l'Egypte, il ajoute qu'à en juger par les apparences la mer a dû couvrir anciennement les environs même du mont Casius, tout le canton actuel des Gerrhes formant alors une suite de bas-fonds, qui joignaient le grand golfe de la mer Erythrée, jusqu'au moment où, l'autre mer s'étant comme qui dirait resserrée, lesdits bas-fonds furent laissés à découvert. Mais cette expression que «les bas-fonds joignaient le golfe de la mer Erythrée» est amphibologique, puisque le mot joindre donne à la fois l'idée de la simple proximité et celle de la contiguïté même, c'est-à-dire, quand il est question d'eaux, l'idée d'un confluent ou de la réunion de deux courants en un seul. Pour moi, le vrai sens de l'expression est que ces bas-fonds s'étendaient jusque dans le voisinage de la mer Erythrée, quand le détroit des Colonnes se trouvait encore fermé, mais qu'une fois ce détroit ouvert, ils commencèrent à se retirer, le niveau de notre mer ayant naturellement baissé par suite de l'écoulement de ses eaux à travers le détroit des Colonnes. Hipparque, lui, entend le mot joindre dans le sens d'un confluent véritable, qui se serait opéré entre notre mer, grossie et débordée, et la mer Erythrée, et partant de là il se demande pourquoi notre mer, du moment qu'elle se déplaçait par le fait de l'écoulement de ses eaux à travers le détroit, ne déplaçait pas du même coup et n'entraînait pas à sa suite la mer Erythrée désormais confondue avec elle, comment il a pu se faire au contraire que l'Erythrée ait conservé son même niveau sans baisser. «Car, ajoute-t-il, de l'aveu même d'Eratosthène, toute la mer extérieure ne forme qu'un seul et même courant, ou en d'autres termes la mer Hespérienne ou occidentale et la mer Erythrée ne font qu'une, ce qui implique comme conséquence forcée une hauteur de niveau égale à la fois dans la mer située par delà les Colonnes d'Hercule, dans l'Erythrée et aussi dans notre mer intérieure du moment qu'elle se trouve réunie avec l'Erythrée en un courant continu».

14. Malheureusement Eratosthène peut répondre à cela qu'il n'a jamais rien dit de pareil, qu'il n'a jamais parlé d'un confluent véritable entre notre mer grossie du tribut des fleuves et la mer Erythrée, qu'il a parlé seulement d'une proximité plus grande entre ces deux mers ; que, d'ailleurs, parce qu'une mer est une et continue, il ne s'ensuit pas qu'elle ait partout même hauteur et même niveau, témoin notre mer intérieure, qui n'est assurément pas la même au Léchée qu'à Cenchrées. Et notez qu'Hipparque pressentait déjà l'objection dans le traité qu'il a composé contre Eratosthène. Mais alors, dirons-nous, puisqu'il sait si bien à quoi s'en tenir sur la vraie pensée de son adversaire, qu'il le prenne donc sur ses propres allégations au lieu d'établir ainsi en thèse générale que quiconque fait une seule et même mer de toute la mer extérieure admet implicitement pour ladite mer un seul et même niveau partout.

15. Quand Hipparque, maintenant, déclare fausse l'inscription des théores cyrénéens trouvée sur ces figures de dauphins, la raison qu'il allègue ne nous semble guère convaincante : à l'entendre, bien que la fondation de Cyrène appartienne aux temps proprement historiques, nul historien n'a constaté la présence à aucune époque du temple d'Ammon sur le bord même de la mer. Qu'importe cependant qu'aucun historien n'ait mentionné le fait, si des indices certains, et, entre autres, l'érection votive de ces dauphins et l'inscription commémorative d'une théorie cyrénéenne, nous donnent lieu de conjecturer qu'il y eut un temps où le temple occupait effectivement une situation maritime. Autre chose : Hipparque admet que le fond de la mer en se soulevant a pu du même coup soulever la mer elle-même, assez pour qu'elle couvrît tout le pays intermédiaire jusqu'au temple, c'est-à-dire un espace de plus de 3000 stades ; mais ailleurs il refuse d'admettre que la mer ait jamais pu s'exhausser assez pour que l'île de Pharos tout entière et une bonne partie de l'Egypte aient été cachées sous ses eaux, comme si le degré d'exhaussement [qu'il accordait tout à l'heure] n'eût pas suffi de reste pour que ces lieux-là aussi fussent complètement submergés. - «S'il était vrai, dit-il encore, que notre mer, avant l'ouverture du détroit des Colonnes d'Hercule, eût été par l'effet du tribut des fleuves aussi fort grossie que le prétend Eratosthène, il faudrait aussi qu'avant la rupture dudit détroit la Libye tout entière, avec la plus grande partie de l'Europe et de l'Asie, eussent disparu complètement sous les eaux ; le Pont lui-même, ajoute-t-il, se serait par quelques points réuni à l'Adriatique, puisque l'Ister, à son point de départ dans la région du Pont, se divise en deux bras, et que, par suite d'une disposition particulière des lieux, il se déverse à la fois dans l'une et dans l'autre mers». - Mais d'abord, l'Ister n'a pas sa source dans la région pontique, il part d'un point tout opposé situé dans les montagnes au-dessus de l'Adriatique ; en second lieu, il ne se déverse pas à la fois dans l'une et dans l'autre mers, mais seulement dans le Pont, et il ne se bifurque qu'à son embouchure même. Hipparque a donc reproduit là une erreur commune à quelques-uns de ses prédécesseurs, lesquels supposaient l'existence d'un fleuve, portant ce même nom d'Ister, qui se serait jeté dans l'Adriatique après s'être séparé de l'autre Ister, qui aurait même donné à toute cette partie de son bassin la dénomination d'Istrie et que Jason aurait descendu tout entier lors de son retour de Colchide.

16. Du reste, pour qu'on ne s'étonne plus autant de ces sortes de changements ou de révolutions, causes, avons-nous dit, de déluges et de cataclysmes du genre de ceux dont il a été question ci-dessus pour la Sicile, les îles d'Aeole et les Pithécusses, il convient de citer encore plusieurs faits analogues qui se produisent actuellement même ou qui se sont produits anciennement en des lieux différents de ceux-là. Tant d'exemples de même nature, mis à la fois sous les yeux du public, ne peuvent manquer en effet de mettre un terme au mélange de surprise et d'effroi qu'il éprouve. Actuellement, tout fait insolite le trouble et met en évidence l'ignorance profonde où il est encore des phénomènes naturels et des conditions générales de la vie ; il se troublera par exemple au récit du phénomène observé naguère dans les parages des îles Théra et Thérasia, situées toutes deux dans ce bras de mer qui sépare la Crète de la Cyrénaïque, dont le chef-lieu, Cyrène, a même l'une d'elles, Théra, pour métropole, ou de tel autre phénomène observé dans des conditions toutes pareilles soit en Egypte, soit dans mainte localité de la Grèce. Entre Théra et Thérasia on vit jaillir du sein des flots, quatre jours durant, si bien que la mer bouillait à gros bouillons et que toute sa surface en paraissait embrasée, des flammes, dont l'effort, comparable à celui d'un levier, souleva peu à peu hors de l'abîme une île toute formée de matières ignées, et qui pouvait bien mesurer douze stades de circuit. L'éruption une fois calmée, les Rhodiens (c'était le temps où leur marine dominait dans ces parages) s'aventurèrent les premiers sur cette terre nouvelle et y construisirent même un temple en l'honneur de Neptune Asphalien. En Phénicie, d'autre part, Posidonius nous signale certain tremblement de terre, à la suite duquel une des villes au-dessus de Sidon fut engloutie tout entière, tandis que Sidon elle-même avait les deux tiers de ses maisons renversées, mais heureusement pas toutes à la lois, de sorte qu'on n'eut pas une grande perte d'hommes à déplorer. Les mêmes secousses, relativement assez faibles, furent ressenties dans toute la Syrie et s'étendirent même à plusieurs des Cyclades et jusqu'en Eubée : on vit là les eaux d'Aréthuse (il s'agit d'une des fontaines de Chalcis) tarir tout à coup, puis recommencer à sourdre quelques jours après, mais par une ouverture différente, et tout ce temps-là le sol ne cessa de trembler sur un point ou sur un autre, puis il finit par s'entr'ouvrir et vomit dans la plaine de Lélante un torrent de boue enflammée.

17. Il existe plus d'un recueil de faits de ce genre ; mais celui de Démétrius de Scepsis nous suffira amplement, pour peu que nous sachions y puiser avec discernement. Or, à propos de ces vers d'Homère :

«Ils atteignirent tous deux les limpides fontaines d'où s'échappe par une double source l'impétueux Scamandre :
des deux sources, l'une est chaude, l'autre jaillit, en été, aussi froide que la grêle» (
Iliade, XXII, 147).

Démétrius nie qu'il y ait lieu de s'étonner si aujourd'hui, tandis que la source d'eau froide subsiste encore, celle d'eau chaude a disparu. «La cause en est, dit-il, que l'eau chaude naturellement s'épuise et se perd». Et, partant de là, il rappelle ce que Démoclès, dans ses Histoires, a dit des terribles tremblements de terre ressentis anciennement en Lydie, en Ionie et jusqu'en Troade, lesquels engloutirent des villages entiers, bouleversèrent le mont Sipyle (c'était du temps du roi Tantale)..., convertirent de simples marécages en lacs et submergèrent Troie sous les eaux de la mer. Par une cause analogue l'île de Pharos, la Pharos d'Egypte, située naguère en pleine mer, n'est plus aujourd'hui à proprement parler qu'une presqu'île, et Tyr et Clazomène pareillement. Nous-même enfin, lors de notre voyage à Alexandrie, en Egypte, nous avons vu la mer, aux environs de Péluse et du mont Casius, se soulever tout à coup, inonder ses rivages et faire de la montagne une île, si bien qu'on allait en bateau sur la route qui passe au pied du Casius et mène en Phénicie. Il n'y aurait donc rien d'étonnant, qu'un jour l'isthme, qui sépare la mer d'Egypte de la mer Erythrée, vint, en se rompant ou en s'affaissant, à se changer en détroit et à mettre ainsi en communication directe les deux mers intérieure et extérieure, comme il est arrivé pour le détroit des Colonnes d'Hercule. Nous avons bien déjà, au début de notre livre, touché quelques mots des phénomènes de ce genre, mais il convient de réunir le tout ensemble pour que les esprits fortifiés ainsi contre le doute croient dorénavant à certaines oeuvres de la nature et aux changements de toute sorte que celle-ci opère à la surface du globe.

18. Si ce qu'on dit est vrai, le Pirée, dans le principe, aurait été aussi une île, et de cette situation par-delà le rivage (peran tês aktês) lui serait venu le nom qu'il porte encore. Leucade, au contraire, qui formait primitivement une presqu'île, un promontoire, ne serait devenue une île que parce que les Corinthiens coupèrent l'isthme dudit promontoire : on prétend, en effet, que c'est Leucade que désignent ces paroles de Laërte, :

«Tel que j'étais, quand j'escaladai les forts remparts de NERITE, promontoire d'Epire
[autrement dit de terre ferme» (
Odyssée, XXIV, 376).

Il y a donc eu ici une coupure pratiquée de main d'homme, c'est-à-dire l'inverse de ce que la main de l'homme a fait ailleurs, en élevant des môles ou en jetant des ponts comme celui qui relie aujourd'hui au continent l'île située en avant de Syracuse, et qui a remplacé l'ancien môle, dont parle Ibycus, fait de cailloux ramassés au hasard, ou d'eclectes, pour nous servir de l'expression même du poète. Ou cite encore le fait de ces deux villes, Bura et Hélicé, qui disparurent un jour en s'abîmant l'une dans les entrailles de la terre, et l'autre au sein des flots, et, par opposition, cet autre fait survenu dans le voisinage de Méthone, au fond du golfe Hermionique, d'une montagne de sept stades de hauteur, qui surgit brusquement à la suite d'une éruption ignée : inaccessible tout le jour à cause de son extrême chaleur et de l'odeur de soufre qu'elle exhalait, elle répandait, au contraire, la nuit, une odeur agréable, et, avec de vives clartés qui rayonnaient au loin, une chaleur tellement intense que la mer jusqu'à une distance de cinq stades bouillait à gros bouillons, et qu'à vingt stades ses eaux étaient encore troubles et agitées, sans compter que tout cet espace intermédiaire demeura comme comblé de fragments de rochers aussi hauts que des tours. Ailleurs, c'est le lac Copaïs qui engloutit Arné et Midée, deux villes que le poète a nommées dans son Catalogue des vaisseaux :

«Et ceux qui habitaient Arné aux riches vignobles et ceux qui occupaient Midée» (Iliade, II, 507).

Tout porte à croire aussi que le lac Bistonis et celui qu'on nomme aujourd'hui l'Aphnitis submergèrent jadis différentes villes attribuées par les uns à la Thrace, mais par les autres au pays des Trères, par la raison sans doute que ce peuple a longtemps vécu mêlé aux Thraces. Nommons encore Artemita, qui, après avoir fait partie notoirement des îles Echinades, s'est rattachée au continent, comme ont fait de leur côté, et par suite des atterrissements du fleuve sur ce point, certains îlots du groupe voisin de l'Achéloüs, et comme, au dire [d'Hérodote], les derniers îlots du même groupe tendent chaque jour à le faire. L'Etolie compte pareillement plusieurs caps ou promontoires, qui ont commencé par être des îles. D'autre part, dans l'île actuelle d'Asteria on aurait peine aujourd'hui à reconnaître l'Asteris d'Homère,

«Cette île rocheuse, au milieu de la mer, cette petite Actérie, avec son double port,
abri sûr ouvert aux vaisseaux» (
Odyssée, IV, 844),

car aujourd'hui elle n'offre pas même un bon ancrage. Et l'on ne retrouve pas davantage à Ithaque l'Antre et le Nymphée, tels que le poète les a décrits. Mais ne vaut-il pas mieux, je le répète, croire à un changement opéré par la nature que d'accuser le poète d'avoir ignoré ou altéré volontairement l'état réel des lieux en vue du merveilleux. Du reste, la chose est incertaine, et je l'abandonne comme telle au libre examen de chacun.

19. Antissa aussi était primitivement une île, Myrsile le dit positivement, et d'ailleurs, Lesbos en ce temps-là s'appelant Issa, on n'avait pu donner ce nom d'Antissa qu'à une île située vis-à-vis : aujourd'hui Antissa est une des villes de Lesbos. Quelques auteurs vont plus loin, ils affirment que Lesbos n'est elle-même qu'un fragment arraché de l'Ida, tout comme Prochyta et Pithécusse ont pu être arrachées du cap Misènes, et Caprées de l'Athenaeum, tout comme la Sicile a pu être arrachée du territoire de Rhegium et l'Ossa de l'Olympe. Sur d'autres points, il s'est produit des changements analogues : ainsi naguère, en Arcadie, le Ladon a suspendu son cours ; en Médie, la ville de Mages, s'il faut en croire Duris, a reçu le nom qu'elle porte en souvenir d'un tremblement de terre, à la suite duquel, le sol s'étant déchiré (rageisa) aux environs des Pyles Caspiennes, un grand nombre de villes et de bourgades furent détruites, en même temps que le cours de plusieurs rivières s'en trouvait plus ou moins changé. Touchant l'Eubée aussi, que dit Ion dans son drame satyrique d'Omphale ?

«Les flots de l'étroit Euripe ont séparé la terre Eubéenne de la Béotie,
en s'ouvrant un passage à travers les rochers avancés du rivage».

20. Démétrius de Callatis, à son tour, dans le relevé qu'il a fait de tous les tremblements de terre ressentis anciennement sur les divers points de la Grèce, nous apprend qu'une portion notable des îles Lichades et du Cenaeum fut engloutie, et que les sources chaudes d'Aedepse et des Thermopyles, après s'être arrêtées trois jours durant, recommencèrent à couler, mais que celles d'Aedepse dans l'intervalle avaient changé d'ouvertures ou d'issues ; qu'à Echinos, à Phalares, à Héraclée de Trachis, il y eut aussi un nombre considérable de maisons renversées ; que Phalares même fut en quelque sorte rasée tout entière jusqu'au niveau du sol ; qu'un même désastre eut lieu à Lamia et à Larisse ; que Scarphée se vit arrachée de ses fondements et n'eut pas moins de dix-sept cents de ses habitants noyés ; qu'à Thronium il périt aussi moitié et plus de ce nombre : les flots, débordés, s'étaient partagés en trois torrents, dont l'un s'était porté sur Scarphée et sur Thronium, l'autre vers les Thermopyles, et le troisième à travers la plaine jusqu'à Daphnûs en Phocide ; puis les sources des fleuves avaient tari pendant quelques jours, le Sperchius avait changé de cours transformant les routes en canaux navigables ; le Boagrius avait quitté son ancien lit et envahi une autre vallée ; Alopé, Cynûs, Opûs avaient eu plusieurs de leurs quartiers gravement endommagés ; la citadelle d'Oeum, qui domine cette dernière ville, s'était écroulée, ainsi qu'une partie de l'enceinte d'Elatée ; de plus, à Alpône, en pleine célébration des Thesmophories, vingt-cinq jeunes filles, qui étaient montées au haut d'une des tours du port pour mieux jouir du coup d'oeil, avaient été entraînées dans la ruine de l'édifice et précipitées à la mer. Enfin, l'on rapporte que l'île d'Atalante, près de l'Eubée, s'ouvrit juste par le milieu et livra passage aux vaisseaux, qu'en certains endroits l'inondation y couvrit la plaine jusqu'à une distance de vingt stades, et qu'une trirème y fut enlevée du chantier où elle était et lancée par-dessus le rempart.

21. Ce n'est pas tout : aux changements qui précèdent, certains auteurs ont ajouté ceux qu'ont produits les migrations des peuples, dans l'intention apparemment de développer en nous encore davantage cette athaumastie ou insensibilité parfaite, que Démocrite et en général tous les philosophes préconisent comme l'accompagnement ordinaire d'une âme intrépide, imperturbable et sereine. Parmi ces migrations, ils citent tout d'abord celles des Ibériens de l'Occident vers les régions situées au-dessus du Pont et de la Colchide, où leurs possessions se trouvent séparées de l'Arménie par l'Araxe, au dire d'Apollodore, mais plutôt par le Cyrus et par les monts Moschiques ; celles des Egyptiens vers l'Ethiopie et la Colchide ; celles des Enètes des rivages de la Paphlagonie aux bords de l'Adriatique ; ou bien encore les migrations des Hellènes, Ioniens, Doriens, Achéens, Aeoliens ; celles des Aaenianes, aujourd'hui limitrophes de l'Etolie mais qui, primitivement, habitaient aux environs de Dotium et au pied de l'Ossa, en compagnie des Perrhèbes, sans oublier celles des Perrhèbes eux-mêmes, qui, eux aussi, avaient quitté leur demeure première. Le présent ouvrage aussi est plein d'exemples de migrations semblables : il en est bien assurément, dans le nombre, que tout le monde connaît ; mais l'histoire des migrations des Cariens, des Trères, des Teucriens et des Galates, non plus que l'histoire des expéditions lointaines des conquérants, tels que Madys le Scythe, Théarco l'Ethiopien et Cobus le Trère, ou de celles des rois d'Egypte Sésostris et Psammitichus, et des rois de Perse, depuis Cyrus jusqu'à Xerxès, n'est pas au même degré tombée dans le domaine public. Les Cimmériens, qu'on désigne quelquefois sous ce même nom de Trères (sinon toute la nation, au moins l'une de ses tribus), ont également à plusieurs reprises envahi les provinces qui s'étendent à la droite du Pont, soit la Paphlagonie soit même la Phrygie, l'une de leurs incursions en ce dernier pays coïncidant précisément avec l'époque où le roi Midas mit fin, dit-on, à ses jours en buvant du sang de taureau. Lygdamis, à la tête de ses bandes, pénétra, qui plus est, jusqu'en Lydie et en Ionie, où il prit Sardes, et alla mourir en Cilicie. Les Cimmériens et les Trères avaient renouvelé plus d'une fois leurs incursions dans ces pays, quand les Trères et leur roi Cobus en furent, dit-on, définitivement expulsés par les armes du roi scythe Madys. Du reste, si nous avons rappelé ici tous ces faits, ce n'est que parce qu'ils peuvent servir à l'histoire générale de la terre.

22. Reprenons maintenant la suite de notre discours au point où cette digression l'a interrompu. Hérodote ayant nié quelque part qu'il existe sur la terre des Hyperboréens, par la raison qu'il ne s'y trouve point d'Hypernotiens, Eratosthène juge l'argument risible et le compare au sophisme qui consisterait à nier qu'il y ait dans le monde des epichaerekaki, c'est-à-dire des gens heureux du mal d'autrui, par la raison qu'on n'y connaît point d'epichaeragathi ou de gens heureux du bonheur des autres, «sans compter, ajoute-t-il, qu'il n'est rien moins que prouvé qu'il n'existe pas réellement des Hypernotiens, témoin l'Ethiopie où le notus ne souffle pas, tandis qu'il souffle dans les contrées situées plus bas». - Mais ne serait-il pas étrange, quand les vents soufflent sous tous les climats, quand partout le vent qui vient du midi est appelé notus, qu'il y eût une position sur la terre où ces conditions ne se vérifiassent pas ? Non, la vérité est que l'Ethiopie, et, avec l'Ethiopie, toute la contrée située au-dessus jusqu'à l'équateur, doivent ressentir également le souffle de notre notus. Le vrai reproche à faire à Hérodote était donc d'avoir supposé que le nom d'Hyperboréens pût désigner des peuples chez qui Borée ne souffle point ; car, si les poètes avaient employé là une qualification un peu trop mythique, il appartenait à leurs commentateurs d'en démêler le vrai sens et de comprendre que ce nom d'Hyperboréens ne pouvait signifier autre chose que les nations les plus boréales, le pôle étant proprement la limite des nations boréales, tout comme l'équateur est la limite des nations notiennes ou australes, et cette double limite étant la même pour les vents. 23. Eratosthène prend ensuite à partie les auteurs qui, soit sous forme de fables, soit sous forme d'histoires, ont rapporté des faits notoirement imaginaires et impossibles, et qui, pour cette raison, ne méritent pas même d'être mentionnés : mais à ce compte, lui, tout le premier, aurait dû s'abstenir de mêler à un sujet tel que le sien la critique en règle de véritables sornettes. Voilà du reste tout ce que comprend la première série de ses Mémoires.


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