LV - L'intérieur de Rome pendant le proconsulat de César (58-49)

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IV - NOUVEAUX DESORDRES DANS ROME ; POMPEE SEUL CONSUL (52)

Théâtre de Pompée - Restauration de Victor Baltard

Durant la désastreuse expédition de Crassus, Pompée était resté à Rome. Il avait cherché à consolider son influence par la magnificence des jeux qu'il donna pour l'inauguration de son théâtre : quarante mille spectateurs y trouvèrent place et cinq cents lions y furent tués. Son année consulaire passée, il avait envoyé des lieutenants eu Espagne, et, sous prétexte d'accomplir les devoirs de sa charge pour les vivres, il était demeuré aux portes de Rome. Ce consulat, pour lequel la ville avait été si longtemps troublée, n'avait rien produit, rien du moins pour les réformes utiles, mais beaucoup pour l'ambitieux général lui s'était attribué tant d'avantages personnels. Lorsque l'on compare cette stérilité à l'activité féconde de César en 59, on a la mesure des deux hommes.

En déposant les faisceaux, Pompée laissa la république dans la plus déplorable situation. Littéralement tout se pesait au poids de l'or, le mérite des candidats, comme l'innocence des accusés, et le Forum n'était qu'un marché où s'achetaient les suffrages, les charges, les provinces. Gabinius avait vendu l'Egypte 10.000 talents à Ptolémée Aulète et volé aux Syriens 100 millions de drachmes ; il s'était mis en révolte même contre Rome, méprisant les sénatus-consultes et les livres sibyllins, sortant de sa province, malgré les expresses défenses de la loi, et refusant de remettre son gouvernement au remplaçant qui lui fut envoyé. L'irritation était extrême dans le sénat, moins à cause des illégalités commises qu'en raison de ces immenses richesses qui semblaient ne devoir rien laisser aux successeurs. Malgré l'assistance de Pompée, il fut condamné. Un seul fait montrera jusqu'où allait la dépravation. C. Memmius, écrit Cicéron, vient de lire en plein sénat un marché d'élection passé entre lui et son compétiteur Domitius d'un côté, d'autre part les deux consuls en charge. Par ce traité, Memmius et Domitius s'engagent, sous la condition d'être désignés consuls pour l'année prochaine, soit à payer aux consuls en charge 400.000 sesterces, soit à procurer : 1° trois augures affirmant avoir assisté à la promulgation d'une loi curiate qui n'existait pas ; 2° deux consulaires déclarant s'être trouvés à une séance de distribution des provinces consulaires, séance qui n'avait pas eu lieu. «Que de malhonnêtes gens dans un seul contrat !» dit Montesquieu. Ajoutons que 400.000 sesterces pour un double faux si audacieux, c'était supposer la conscience des augures et des consulaires à bien bon marché ! Mais le peuple lui-même ne se vendait pas cher : Verrès n'avait acheté sa préture que 80.000 sesterces.

En même temps que la vénalité, la violence : à chaque instant les traits, les pierres, le sauve-qui-peut ; et point de journée sans meurtre ; un consul même fut blessé. Un certain Pomptinus attendait, depuis sept ans, en dehors du pomerium, un triomphe que le sénat lui refusait pour des succès remportés en 61 sur les Allobroges. Un préteur, son ami, réunit enfin quelques citoyens au point du jour, et, contrairement à la loi qui interdisait toute assemblée avant la première heure, il leur fit voter ce que Pomptinus désirait. Ce candidat persévérant triompha, mais au milieu d'un désordre extrême : on se battit sur plusieurs points, et il y eut des morts. Pour les plus mesquines ambitions, pour les plus petites choses, on violait la loi et le sang coulait.

Qu'on se représente, au milieu d'une telle société, Caton, alors préteur, allant nu-pieds, sans tunique, siéger sur son tribunal et faisant distribuer à la populace, au lieu des fastueuses profusions dont elle avait l'habitude, des raves, des laitues et des figues, ou bien proposant, après l'extermination des Tenctères et des Usipiens, qu'on livrât César aux Germains comme infracteur de la paix, et l'on comprendra que cette opposition n'allait pas au delà d'une protestation qui ne corrigeait personne et faisait sourire tout le monde, excepté Favonius, le singe de Caton.

Ces deux hommes, qui se croyaient des Romains de l'ancien temps, ne changeaient pas, mais beaucoup d'autres avaient changé. On a vu l'évolution rapide opérée par Cicéron à l'époque de la conférence de Lucques. L'excellent homme qui, dans un Etat paisible, eût gardé avec honneur la première place, était, dans cette république orageuse, tiré en sens contraire par ses idées et par ses intérêts ; tantôt les uns, tantôt les autres l'emportaient ; car il était aussi pauvre de caractère qu'il était riche de talents. Pour le moment, ses intérêts l'attachaient à César, et il le fatiguait de ses éloges. Il avait entrepris un poème en l'honneur du proconsul et eut soin qu'il en fût informé ; le poème fini, il le lui envoya, puis en commença un autre. César, qui ménagea toujours le grand orateur par goût pour son esprit, prit son frère Quintus comme lieutenant et chargea Cicéron de veiller à l'emploi d'une partie des fonds qu'il faisait passer à Rome pour ses constructions. Lorsque Quintus reprocha à son frère de l'avoir contraint d'accepter cette lieutenance, ces fatigues ces dangers, dans un pays qui semblait à Cicéron lui-même au bout du monde : Le prix de ce sacrifice, lui répond-il, sera la consolidation de notre position politique par l'amitié d'un homme puissant et bon. On voit à quoi se bornent ses désirs. Il ne s'effraye même pas de la dictature imminente de Pompée ; il en cause sans indignation, comme de tout autre événement. Pompée en veut-il ? N'en veut-il pas ? Qui le sait ? Mais tout le monde en parle. Et, ajoute Appien, tout le monde le souhaite. On le disait ouvertement : Aux maux présents il n'y a qu'un remède, l'autorité d'un seul. Pompée s'en défendait, tout en encourageant secrètement les désordres qui rendaient cette dictature nécessaire. Du moins, parmi les conservateurs, beaucoup croyaient voir sa main dans les émeutes.

Pour la seconde fois en trois ans, on ne put, dans l'année 55, faire les élections consulaires : l'interrègne dura sept mois. De guerre lasse, les grands se rapprochèrent du sphinx menaçant dont on devinait les désirs, mais qui continuait à les cacher. En paraissant croire à son désintéressement, on le força par des flatteries calculées à laisser élire, le septième mois, deux consuls. Soit impuissance réelle de ce gouvernement à durer plus longtemps, soit intrigues de Pompée, soit plutôt ces deux causes réunies, l'interrègne recommença l'année suivante (52). Milon, Scipion et Hypsaeus demandaient le consulat les armes à la main ; Clodius briguait la présure de la même manière, et chaque jour une sédition éclatait.

Au milieu de ces meurtres obscurs, il y en eut un qui porta le désordre au comble. Milon se rendant à Lanuvium, sa ville natale, dont il était le premier magistrat (dictateur), rencontra Clodius sur la voie Appienne, près de Boville. Comme les barons romains du moyen âge, ils ne marchaient l'un et l'autre qu'escortés d'une bande de spadassins. Les deux troupes se croisèrent, en se lançant des regards furieux, cependant elles s'éloignaient, lorsque deux gladiateurs de Milon restés en arrière se prirent de querelle avec des gens de Clodius. Celui-ci, accouru au secours des siens, fut blessé et se réfugia dans une hôtellerie. Milon pensa qu'il ne lui en coûterait pas plus de l'achever, et, comme sa bande était nombreuse, l'autre s'enfuit en laissant onze morts sur la place. La porte de la taverne fut alors enfoncée, le cabaretier tué, Clodius percé de coups et son cadavre jeté sur la route, où il resta jusqu'au soir. Un sénateur qui revenait de sa villa le ramena à Rome (13 déc. 53). Fulvie, femme de Clodius, sa famille, la puissante gens Claudia, le peuple, dont il avait été longtemps le favori, crièrent vengeance ; on exposa le corps sur la tribune aux harangues, et la foule ameutée lui donna pour bûcher l'édifice où le sénat s'assemblait. La curie brûlée, ils essayèrent d'incendier la maison de Milon, puis celle de l'interroi ; mais des chevaliers, des sénateurs, accoururent armés ; on s'égorgea encore les jours suivants. Les bandits, les voleurs, profitaient de ces meurtres pour faire leur main. Sous prétexte de chercher les complices de Milon, ils pénétraient dans les maisons et volaient ; dans les rues, ils tuaient ceux dont le riche costume ou les anneaux d'or promettaient qu'il y aurait profit à dépouiller leurs cadavres. La politique, ou ce qu'on appelait ainsi, couvrait tout.

On comprend que ces abominations aient fini par ouvrir les yeux à creux qui les fermaient obstinément, pour ne pas voir que le seul moyen de sauver la vie sociale qui périssait était la concentration des pouvoirs dans la main d'un chef énergique. Un sénatus-consulte décida que la curie brûlée serait rebâtie aux frais du trésor par Faustus Sylla et qu'elle porterait le nom de son père. Par cet hommage inattendu à la mémoire du bourreau des marianistes, la majorité sénatoriale montrait à la fois ses sentiments à l'égard du neveu de Marius et le souvenir reconnaissant qu'elle conservait de l'homme qui, trente ans plus tôt, avait rétabli l'ordre par la dictature. Naguère Caton attaquait encore Pompée au sénat : «Il dispose de tout, disait-il ; dernièrement, il a prêté à César six mille hommes sans que l'un vous les ait demandés, sans que l'autre vous en ait prévenus. Des armes, des chevaux, une légion entière, sont les présents qu'échangent maintenant des particuliers. Avec son titre d'imperator, Pompée distribue les armées et les provinces tout en restant dans la ville où il machine des troubles et des séditions, afin de se frayer par l'anarchie un chemin à la royauté». Mais, en face de la dissolution imminente de l'Etat, il en vint, lui aussi, à désespérer de la république. Il la voyait menacée de deux dangers : au dedans par l'anarchie, qui n'était que trop certaine ; au dehors par César, qui cependant n'avait encore justifié ses soupçons ni par des actes ni par des paroles ; et quand il cherchait autour de lui qui voudrait défendre l'aristocratie, il trouvait, même en ceux que Cicéron avait appelés le parti des honnêtes gens, tant d'indifférence, qu'il se décida enfin à demander pour elle à un homme la protection que les lois ne pouvaient plus lui donner. Mieux vaut, dit-il, se choisir un maître qu'attendre le tyran qui certainement naîtra de cet immense désordre ; et il appuya la proposition que fit Bibulus de nommer Pompée seul consul. Il pensait que, content de ce titre, Pompée userait avec modération de son pouvoir, qu'il rétablirait l'ordre dans la ville, et saurait contraindre César à quitter son armée. Cette tâche remplie, Caton se promettait de le forcer à compter avec le sénat. S'il échouait, cette dictature du moins n'aurait été qu'une passagère et bienfaisante tyrannie. Pompée le confirma dans cette espérance, en feignant de ne plus agir que par ses conseils. Il fut élu seul consul le 27 février 52.

Cet événement était grave, car il consommait la réunion de Pompée avec le sénat et sa rupture avec le proconsul des Gaules. Depuis deux ans on prévoyait ce résultat. La mort de Julie, l'épouse aimante de Pompée, la fille chérie de César, avait brisé un lien que tous deux auraient respecté (54) ; et depuis la fin de Crassus (53), ils se trouvaient en présence, sans intermédiaire qui prévint ou arrêtât les chocs. Une rivalité à trois peut durer, parce qu'un des trois maintient l'équilibre en se portant de l'un ou de l'autre côté ; une rivalité à deux amène bientôt la guerre. Pompée avait depuis longtemps reconnu la fausse position que lui avaient faite sa versatilité et l'habileté de son adversaire ; pour rompre avec lui, il n'attendait qu'un retour du sénat ; or voici que les grands, que Caton même, lui offraient, par une violation de toutes les règles constitutionnelles, une domination sans partage.

Proconsul d'Espagne, il était légalement considéré comme absent, c'est-à-dire incapable d'être élu à une charge urbaine, et on lui donnait le consulat ! Cette suprême magistrature de la cité devait toujours être partagée, et il était seul consul. S'il voulait un collègue, c'était lui, et non pas les comices, qui devait le choisir ; encore prenait-on des garanties contre son désintéressement, en ne lui permettant pas de se donner avant deux mois ce collègue autrefois nécessaire. Le consul n'avait pas, dans Rome, l'autorité militaire, le jus necis ; Pompée restant gouverneur de province gardait l'imperium, et, pour que personne ne discutât son droit à l'exercer dans la ville, le sénat l'avait encore investi de l'autorité dictatoriale par la formule des jours de péril public : Caveat consul. Enfin au pouvoir on avait ajouté les moyens d'action : un décret lui ouvrait le trésor et lui prescrivait de lever des troupes en Italie. Il était donc le maître, et comme il le voulait être, en sauvant les apparences, puisqu'il n'avait rien pris de vive force et qu'il tenait tout du sénat. Mais qui ne voit que l'aristocratie fondait l'empire ? Il suffit de comparer les pouvoirs de Pompée avec ceux d'Auguste pour reconnaître qu'ils sont à peu près semblables ; car la révolution impériale ne fut que la concentration viagère dans les mains d'un seul des droits répartis chaque année par la république entre plusieurs.

Au moment où les grands, par haine contre César et par impuissance à gouverner, sacrifiaient à un chef incapable ce qu'ils appelaient la liberté romaine, le proconsul qu'ils voulaient proscrire, dédaignant leurs menaces séniles, faisait pour Rome cette merveilleuse campagne de l'année 52, qui le place à côté d'Annibal, et tenait la Gaule captive dans Alésia !

Marius

Pour expliquer la violence de cette haine, il faut reconnaître que les grands avaient de très sérieux motifs de détester César ; mais l'histoire doit rechercher si ces motifs étaient légitimes. La véritable question entre eux était le maintien ou le renversement de la législation cornélienne, qui avait tout pris au peuple pour tout donner au sénat. Quoique bien des brèches eussent été pratiquées dans la forteresse aristocratique, même par la main de Pompée, elle tenait bon et restait debout ; le neveu de Marius voulait en forcer les portes. Sans qu'il eût commis une illégalité, et par le seul fait d'avoir relevé le parti populaire écrasé sous Sylla, les nobles avaient à trembler pour leur pouvoir, et ils tremblaient plus encore pour leurs biens. Ses lois consulaires, si elles avaient été exécutées, auraient tari la source où ils puisaient leurs richesses ; d'un mot il pouvait même les ruiner, en provoquant un plébiscite qui autorisât les revendications des familles dépouillées par Sylla, ou qui forçât les anciens généraux à remettre au trésor le butin de guerre qu'ils s'étaient approprié. La plupart des fortunes de l'oligarchie étaient faites de l'or ravi aux provinces, comme celle de Lucullus, et de terres enlevées aux proscrits, comme celle du plus violent adversaire de César, ce Domitius qui en avait assez pour être en état de promettre durant la guerre civile à chacun de ses soldats, une ferme prise sur son bien. Jusqu'à présent, les spoliateurs avaient tenu leurs vols hors d'atteinte par la loi qui avait interdit aux fils des victimes de Sylla l'accès aux charges publiques. Ils avaient espéré rendre la proscription éternelle, en prévenant toute dangereuse rogation d'un fils de proscrit qui parviendrait au tribunat. Que César fasse restituer leurs droits civiques à ceux qu'une loi d'odieuse iniquité en a privés, et l'oligarchie perdra ces immenses domaines acquis par le meurtre. Voilà les craintes que l'on cachait sous l'accusation de tyrannie prochaine, et l'histoire, surtout en notre temps, n'est pas tenue de partager ces colères ; voilà aussi pourquoi la majorité sénatoriale aimera mieux déchaîner la guerre civile que de voir un second consulat de César : c'est le secret de ses avances à Pompée.

Ce personnage devait beaucoup à son ancien collègue qui, en 59, l'avait défendu contre les grands ; qui, en 55, avait loyalement contribué à faire sa fortune présente. Mais lorsque Pompée fut assuré de la grande situation que lui avait faite le plébiscite trébonien, quand il eut joint à son intendance des vivres, qui lui livrait Rome et l'Italie, le proconsulat d'Espagne et d'Afrique, qui lui donnait des provinces et des armées, il n'avait plus gardé pour le proconsul des Gaules que des égards de convenance, lesquels cessèrent avec la vie de Julie. En vain César lui proposa de consolider leur alliance politique par une double alliance de famille : César épousant une fille de Pompée, et celui-ci une petite-nièce de César ; il refusa et fit entrer dans sa maison la fille d'un ennemi acharné de son ancien beau-père. L'amitié de César, qu'il avait subie dix ans, pesait à son orgueil, et cette renommée devenue si grande lui était importune. Il entendait ne plus partager avec personne, et nous allons le voir se servir de son autorité consulaire pour annuler les avantages qu'il avait été contraint, en l'année 55, de faire accorder au proconsul des Gaules.

D'abord il voulut montrer que tout le monde aurait à compter avec lui. Il proposa de nouvelles lois contre la corruption, la violence et la brigue, en leur donnant un effet rétroactif de vingt années. Le proconsul en fut blessé, car, avec ces lois, un affidé des grands pouvait le citer devant des juges bien faciles à corrompre ou à intimider. Caton lui-même trouvait cette disposition inique. Les amis de César réclamèrent ; Pompée ne les écouta pas. Pour se débarrasser de Milon et de sa bande, il laissa instruire le procès du meurtrier de Clodius. Cicéron avait longtemps souhaité ce meurtre, et Caton osa dire en plein sénat que Milon avait agi en bon citoyen, tant ces temps malheureux troublaient les consciences les plus honnêtes. Mais le peuple était trop irrité pour que justice ne fût point faite. Les soldats dont Pompée entour le tribunal effrayèrent le défenseur, qui plaida mal ; l'accusé s'exila à Marseille. Quand il y reçut la Milonienne savamment recomposée par Cicéron dans le silence du cabinet : S'il avait parlé comme il sait écrire, dit l'épicurien, je ne mangerais pas aujourd'hui d'aussi bon poisson. L'habile orateur avait eu plus de courage lorsque, au temps de l'étroite union entre les triumvirs, il avait fallu défendre leurs amis. Il n'avait pas hésité à renier sa vie entière, ses convictions, ses vieilles rancunes, en prenant la cause d'un Vatinius et d'un Gabinius, les hommes les plus tarés, ou celle de tant d'autres dont il disait en secret : Que je meure si je sais comment les défendre ! Malgré ses efforts pour expliquer cette conduite, il en sentait l'indignité, et il cherchait à s'oublier lui-même en des travaux littéraires impuissants à le consoler.

Clodius mort, Milon en exil et leurs bandes dispersées, le calme revint, tant il suffisait d'un homme ayant la volonté de maintenir l'ordre pour que la paix régnât dans la cité. Mais Pompée, capable d'actes énergiques, était incapable de les soutenir longtemps, parce qu'en politique il allait à l'aventure, sans principe arrêté ni plan de conduite, se fiant, en vrai Romain, à la fortune du jour, c'est-à-dire aux circonstances ; aujourd'hui avec Sylla, demain avec César ; restaurateur des droits populaires, puis défenseur de l'oligarchie. Il ne se tenait même pas pour obligé par les lois qu'il avait faites. Il avait interdit les éloges que prononçaient au tribunal les amis puissants d'un accusé ; et quand Metellus Scipion, son beau-père, fut cité en justice, il vint le défendre, c'est-à-dire ordonner l'acquittement ; pour le même délit, Plautius Hypsoeus était condamné. Il avait fait décréter que les magistrats ne pourraient avoir une province que cinq années après leur sortie de charge ; la mesure était excellente, il l'annula en demandant que ses pouvoirs proconsulaires fussent prorogés pour cinq ans avec le droit de prendre chaque année 1000 talents dans le trésor. Il avait établi par la loi de jure magistratuum que nul ne pourrait, absent de Rome, briguer une charge, et il y introduisit presque aussitôt une exception qui la détruisait.

Ces contradictions prouvent que Rome n'aurait pas trouvé en Pompée l'homme résolu et ferme dont elle avait besoin, mais les grands ne s'en inquiétaient pas. Tout à leur haine, ils aidaient le consul à enlacer César dans un réseau de dispositions législatives qui devaient réduire le proconsul des Gaules à l'impuissance. La nouvelle loi judiciaire permettait, à un moment donné, d'incriminer tous ses actes, et le procès de Milon venait de montrer comment Pompée comprenait la liberté des tribunaux. L'interdiction de briguer absent une magistrature le forçait, s'il voulait un second consulat, d'abandonner ses provinces et de se mettre à la discrétion de ses ennemis. Echappait-il aux juges, c'est-à-dire à l'exil, et parvenait-il à obtenir du peuple les faisceaux consulaires, l'obligation d'attendre cinq ans, après sa sortie de charge, un gouvernement provincial, le laissait désarmé, durant ces cinq années, en face de Pompée, maître jusqu'en 46 du trésor et de grandes forces militaires.

Les nobles ne voulaient à aucun prix le laisser arriver à un nouveau consulat. Le premier avait révélé un plan de réformes qui serait certainement repris et développé, et ils croyaient que leur nouvel allié venait d'arrêter un ensemble de mesures qui devait les mettre à l'abri de ce danger. Mais, dans cette campagne législative si bien conduite, les habiles gens du sénat avaient tout calculé, sauf le degré de résignation auquel s'abaisserait, devant ces convoitises si claires et ces menaces si peu déguisées, l'homme dont les victoires permettaient d'oublier le désastre de Crassus. Contre la loi judiciaire, César s'était contenté des réclamations de ses amis, résolu qu'il était à ne pas s'exposer aux coups de la justice romaine tant que celui qui venait, par ses lois, de lui déclarer la guerre, garderait à Rome une dictature officielle ou à demi voilée. Au sujet de la disposition qui mettait un intervalle de cinq années entre l'exercice d'une grande charge et la gestion d'un proconsulat, il se dit sans doute que ce qui avait été fait par un consul pourrait être défait par un autre. Un consulat lui était donc nécessaire pour briser ces lacs si artificieusement tressés par son allié d'hier, son adversaire d'aujourd'hui ; et ce consulat, il fallait qu'il pût le briguer du fond de sa province, parce qu'il était perdu s'il reparaissait un seul jour dans la ville sans être couvert par l'imperium. Il exigea que la loi touchant l'absence fût modifiée, et il doit l'avoir fait de telle façon, que Pompée, qui n'était pas en mesure de rompre avec lui, fut contraint d'y consentir. Un refus aurait fait éclater probablement la guerre civile trois années plus tôt. Cicéron s'interposa. Il se rendit à Ravenne, où l'ancien associé du proconsul des Gaules l'avait envoyé, et, de retour à Rome, il agit auprès de son ami Caelius, alors investi de la puissance tribunitienne, pour faire accepter les conditions qu'il rapportait. Pompée pressa lui-même les autres tribuns de provoquer une loi qui consacrât le droit réclamé par César. Le plébiscite fut voté et dut l'être à l'unanimité, puisque le peuple, représenté par ses dix tribuns, l'acceptait, et que le parti sénatorial, entraîné malgré lui par Cicéron et Pompée, le subissait. Sur la table d'airain où la loi consulaire contre les absents était déjà gravée, Pompée ajouta l'exception qui venait d'être faite en faveur de César. Après la solennité de ce dernier vote, il ne pouvait plus avoir l'espérance de trouver des jurisconsultes pour rappeler que, selon la loi des Douze Tables, le privilegium était nul et de nul effet. Il avait menacé, et il était revenu sur sa menace : jeu double et dangereux qui révélait son caractère incertain.

César venait de gagner sa cause, non par la force, mais par une loi ; car, en lui accordant le bénéfice de l'absence, on lui assurait toutes les garanties que réclamaient son ambition et sa sécurité. Le plébiscite, en effet, lui reconnaissait implicitement le droit de rester à la tête de son armée jusqu'au jour où il pourrait briguer légalement le consulat, c'est-à-dire jusqu'au milieu de 49. Cicéron, redevenu son ennemi, sera forcé de le proclamer lui-même. En lui donnant le bénéfice de l'absence, on lui a donné le droit de garder son armée jusqu'aux comices consulaires.

Tout cela était fort peu républicain : mais est-ce qu'il y avait alors une république à Rome ? Bien habile serait celui qui pourrait dire où était le droit véritable. L'argent et l'intimidation ayant depuis longtemps décidé les votes, toute loi pouvait être abrogée, toute élection cassée pour vice de forme, corruption ou violence, à quelque faction qu'appartînt l'élu ou l'auteur de la loi. La république était morte depuis que Rome n'avait plus de libres comices, et l'on peut dire que, depuis le meurtre des Gracques, elle n'en avait pas eu.