LVI - La guerre civile et la dictature de César jusqu'à la mort de Pompée

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II - PASSAGE DU RUBICON ; CESAR PREND POSSESSION DE ROME ET DE L'ITALIE (49)

Mais tout à coup la nouvelle arrive qu'il a franchi le Rubicon, limite de sa province, et pris Ariminum, où il a montré à ses soldats les tribuns fugitifs sous leurs habits d'esclave ; que toutes ses forces sont en mouvement, entraînant avec elles la Gaule qui lui promet dix mille fantassins et six mille chevaux ; que ses légionnaires, loin d'hésiter, sont pleins d'ardeur et lui font crédit de leur solde, tandis que chaque centurion lui donne un cavalier ; qu'enfin toutes les villes lui ouvrent leurs portes, et que de sa personne il avance rapidement par la voie Flaminienne, accueilli avec enthousiasme par les populations. Où est ton armée ? demande Volcatius à Pompée. Frappe donc du pied la terre, lui dit ironiquement Favonius, il est temps. Et le faux grand homme, coupé de ses légions d'Espagne, était réduit à avouer qu'il ne pouvait défendre Rome. Il essaya d'échapper à la première impétuosité de César, en l'arrêtant par une feinte négociation dont il chargea un des parents du proconsul et le préteur Roscius. César maintint les conditions contenues dans sa lettre au sénat et exprima le désir d'avoir une entrevue avec Pompée. Au retour les députés firent de sa modération le plus grand éloge. Sa demande d'un désarmement simultané paraissait juste à tout le monde ; elle l'était et il la faisait en toute sincérité, car il savait que si les deux généraux désarmaient en même temps, les élections devenant libres, il serait sûrement nommé consul. Pompée le savait comme lui, et c'est pour cela qu'il voulait la guerre. Il empêcha qu'il fût répondu à l'ultimatum de César et avertit les sénateurs et les magistrats qu'ils devaient se retirer sur Capoue. Ce n'était pas un simple avis qu'il donnait ; il déclara que quiconque resterait dans la ville serait traité en ennemi public. Ainsi, dès le début de la campagne, il laissait son adversaire en possession de la capitale, avantage immense dans un Etat où la capitale était encore tout.

L'ordre fut exécuté, et l'on vit ces sénateurs, hier menaçants, s'enfuir à la hâte devant une légion. En peu d'instants, la voie Appienne se couvrit d'une foule en désordre, moins irritée peut-être contre l'homme qui semblait la chasser que contre celui dont l'orgueilleuse incurie n'avait rien préparé pour la défendre. A Capoue, la confusion fut au comble. On manquait d'argent, quoiqu'on en eût exigé de toutes les villes et pris dans tous les temples ; on manquait même d'hommes, car la crainte était partout ; à Rome, on avait pris les vêtements de deuil et ordonné des prières publiques, comme dans les grandes calamités. En Italie, les levées étaient difficiles : les uns se refusaient au service ; les autres se présentaient mollement ; la plupart criaient qu'on s'accommodât, et Cicéron trouvait que son ancien héros était un bien mauvais général. Dans la précipitation de leur fuite, les consuls avaient laissé à Rome le trésor. Pompée voulait qu'ils retournassent le prendre ; mais il fallait une armée pour escorte, et c'est à peine si les deux légions de Capoue suffisaient à contenir les gladiateurs que César entretenait dans cette ville. D'ailleurs celui-ci approchait à grands pas, précédé de cette déclaration : Je viens délivrer le peuple romain d'une faction qui l'opprime et rétablir ses tribuns dans leur dignité. Pisaurum, Ancône, Iguvium, Asculum, furent pris ou plutôt ouvrirent leurs portes en chassant les garnisons pompéiennes.

Pour produire en temps opportun des défections dans son armée, on avait offert des congés aux soldats et fait de grandes promesses aux chefs. Un d'eux s'était laissé séduire, Labienus, le plus renommé de ses lieutenants. César avait mis en lui toute sa confiance. Durant l'année 50, il l'avait chargé du commandement de la Cisalpine, son poste avancé et sa forteresse. Mais Labienus, fier de sa gloire militaire et des richesses qu'il avait acquises, croyait avoir bien plus que son chef conquis la Gaule. A l'approche de la guerre civile, il supputa les chances des deux partis, s'imagina que Pompée serait le plus fort, et, dès le début des hostilités, passa de son côté : grande joie pour les pompéiens qui prirent cette fuite pour le signal des défections annoncées. Cicéron voyait déjà le nouvel Annibal abattu ; mais pas un soldat ne suivit Labienus ; César ne daigna même pas garder les bagages du traître. Cette générosité politique, sa douceur envers les prisonniers, qu'il laissait libres d'entrer dans ses troupes ou de retourner à leur parti, la discipline observée par ses soldats, ébranlèrent le zèle de plusieurs. Dès le début, il avait dit ce mot très politique : Qui n'est pas contre moi est pour moi, à la différence de Pompée qui déclarait ennemis tous ceux qui ne se prononceraient pas pour lui. César ralliait ainsi à sa cause les indifférents et les timides, qui sont toujours les plus nombreux ; il s'attachait même les esprits droits en adressant à toutes les cités d'Italie des messages dans lesquels il conjurait Pompée de soumettre leur différend à un arbitrage. On citait ses lettres à Oppius et Balbus : «Oui, j'userai de douceur, et je ferai tout pour ramener Pompée. Tentons ce moyen de gagner les coeurs et de consolider la victoire : la terreur n'a réussi qu'à faire détester mes devanciers et n'a soutenu personne. Sylla fait exception, mais je ne le prendrai jamais pour modèle. Cherchons le succès par d'autres voies, et recommandons notre cause par les bienfaits et la clémence». Il faut pardonner beaucoup à l'homme qui a écrit cette noble lettre, et renoncé aux moeurs politiques de son temps, en face d'un parti dont les chefs auraient autrement usé de la victoire.

Pompée, au contraire, prenait des airs de roi ; ils n'avaient, lui et ceux qui l'entouraient, que la menace à la bouche. On eût dit autant de Sylla. Cette royauté était depuis deux ans sa secrète pensée : «S'il a déserté Rome, écrit Cicéron, ce n'est pas qu'il n'eût pu la défendre ; s'il abandonne l'Italie, ce n'est pas la nécessité qui l'y force ; son seul dessein dès le commencement a été de bouleverser la terre et les mers, de soulever les rois barbares, de jeter sur l'Italie des flots armés de peuples sauvages, de réunir sous lui d'innombrables soldats. Un pouvoir à la Sylla, voilà ce qu'il envie, et tout ce que veulent ceux qui l'accompagnent». Aussi beaucoup s'échappaient à petit bruit et regagnaient la ville.

Deux grandes routes conduisaient de Rome vers la Cisalpine, en traversant, l'une le pays des Etrusques, l'autre celui des Ombriens ; César les ferma rapidement en s'emparant des fortes places d'Arretium sur la via Cassia, d'Iguvium, de Pisaurum et d'Ancône sur la voie Flaminienne. La désaffection contre le sénat et son général était si grande, que le Picenum, où Pompée avait ses domaines héréditaires et d'innombrables clients, ne fit aucune résistance. Les villes chassaient les garnisons sénatoriales et ouvraient leurs portes à César. Asculum le rendit maître de la via Salaria, le débouché de la Sabine sur Rome ; Cingulum, qui se donna à lui, malgré les bienfaits dont Labienus l'avait comblé, le mit en possession de la vallée du Velinus par où l'on descendait dans celles de l'Anio et du Tibre. Toutes les avenues de la capitale étaient donc dans ses mains, l'Apennin le couvrait contre les troupes qui sortiraient de la ville, et, sur le versant occidental de la chaîne il occupait deux points par où il pouvait prendre l'offensive, soit dans l'Etrurie, soit dans le Latium.

Mais Pompée n'avait point d'armée à Rome ; réfugié dans la Campanie, il ne s'y trouva bientôt plus en sûreté et recula jusqu'à Lucérie. Cette marche révélait le dessein de passer la mer et de porter la guerre dans les provinces orientales où les sénateurs verraient Pompée entouré d'un cortège de rois. Là, en effet, se trouvaient pour lui de grandes ressources. Il croyait pouvoir compter sur le dévouement des cités et des princes, depuis l'Adriatique jusqu'à l'Euphrate, et du Danube aux cataractes de Syène, de la Cyrénaïque au fond de l'Espagne, que gouvernaient ses lieutenants. Enfin l'immense flotte qu'il avait préparée durant son intendance des vivres reliait toutes ces provinces et lui donnait l'empire incontesté de la mer. Cicéron le blâme d'avoir abandonné l'Italie, et la postérité a fait comme Cicéron, qui n'était pas un grand général. Mais, ayant commis la faute de mépriser son adversaire, ce qui l'empêcha de former en Italie, avant l'ouverture des hostilités, une armée sérieuse, puis celle de croire à des défections dont une seule eut lieu, il ne pouvait, avec ses recrues, disputer Rome à de vieilles légions qui s'étaient habituées à vaincre durant neuf campagnes de la plus terrible guerre. La retraite au delà de l'Adriatique était une nécessité militaire et, peut-être, depuis longtemps prévue.

César comprit ce plan dès que Pompée s'éloigna de Capoue. Rejoint par deux légions, vingt-deux cohortes de Gaulois auxiliaires et trois cents cavaliers du Noricum, il s'avança à marches forcées sur le Midi, pour couper aux fugitifs la route de Brindes. La résistance de Domitius à Corfinium l'arrêta sept jours. Il y avait dans la place et aux environs trente et une cohortes, des sénateurs et des chevaliers ; mais en ce pays, ancien foyer de la guerre Sociale, les peuples avaient peu d'empressement à combattre pour les héritiers de Sylla contre le neveu de Marius. Les troupes de Domitius se mutinèrent, et la ville fut livrée avec les immenses magasins qu'elle contenait. On s'attendait aux cruautés habituelles ; pour les prévenir, Domitius voulut s'empoisonner. Le médecin ne lui donna qu'un narcotique, et il put, comme les autres, implorer le pardon de l'homme à qui lui et les siens n'auraient certainement point pardonné. Ils lui demandaient la vie. Mais, leur dit-il, j'ai quitté ma province pour me défendre, non pour me venger ; et il les garantit contre toute insulte de ses soldats ; il les laissa même emporter leurs richesses, sans exiger l'engagement de ne plus servir contre lui. Noble imprudence qui lui coûta beaucoup d'hommes, de temps et d'argent : quelques semaines plus tard, Domitius essayait de soulever contre lui la Narbonnaise et compromettait l'expédition de César au delà des Pyrénées, en retenant trois de ses légions sous les murs de Marseille révoltée.

Cette clémence inusitée produisit une sensation profonde. «Souvent, écrit Cicéron, je cause avec les habitants des municipes et des villages. Leur champ, leur toit, leur petit pécule, voilà leur unique souci. Ils redoutent celui en qui naguère ils se confiaient, ils aiment celui qui leur faisait peur», et ajoutons : qui à présent les rassure. Ces paysans de Cicéron s'inquiétant fort peu de la politique, mais beaucoup de leurs intérêts, sont de tous les temps. Ils tremblaient, en entendant gronder au-dessus de leurs têtes l'orage déchaîné par des passions qu'ils ne comprenaient pas, et ils faisaient des voeux pour celui qui semblait devoir ramener la sérénité. Le vieux consulaire finit par penser comme eux ; il en vint à souhaiter que César arrivât assez tôt à Brindes pour qu'il pût y prévenir Pompée et lui imposer la paix.

Cette paix était le voeu ardent et sincère de César : à chaque occasion il en répétait la demande, et nul doute que, sans l'immense orgueil de Pompée qui ne souffrait pas d'égal, sans la haine violente de l'oligarchie contre le proconsul populaire, la paix se serait aisément conclue. D'Ariminum, César avait envoyé à Pompée un message où, en rappelant ses justes griefs, il renouvelait les très acceptables propositions qu'il avait déjà faites et qu'il faut répéter comme lui. On avait voulu abréger la durée légale de son imperium et on lui avait refusé le bénéfice de la loi votée en sa faveur. A l'offre de licencier son armée si Pompée renvoyait la sienne, on avait répondu par l'ordre d'en lever une troisième en Italie, et on avait retenu à Capoue les deux légions qu'on lui avait prises sous prétexte de les expédier en Asie. Toutes ces mesures avaient été dirigées contre lui. Eh bien, que Pompée parte pour l'Espagne, et lui, César, congédiera ses troupes. Alors les élections consulaires se feront en toute liberté, et le sénat, le peuple, auront recouvré leurs droits. Si quelque malentendu empêche d'accepter sur l'heure ces ouvertures, que les deux généraux se rencontrent en conférence, et toutes les difficultés s'aplaniront. En apprenant ces conditions, la joie avait été grande parmi ceux que la guerre civile effrayait, mais elles avaient rempli Pompée de crainte, parce qu'il savait bien que si le peuple était pris pour juge, son rival l'emporterait. Aussi avait-il fait une réponse évasive où les paroles les plus claires étaient que le proconsul des Gaules devait retourner dans sa province et que, jusqu'à ce qu'il eût licencié ses troupes, les levées continueraient en Italie. César ne pouvait se fier à ces obscurités menaçantes ; il n'arrêta pas sa marche. Cependant, sur la route de Brindes, devant Brindes même, il demanda encore à deux reprises une entrevue. Les consuls sont loin, répondit Pompée, on ne peut traiter sans eux. Ces aveugles, à qui la perte de l'Italie aurait dû ouvrir les yeux, ne voulaient ni voir ni entendre ; même en fuyant, ils rêvaient de victoires, de meurtres et de proscriptions. Le plus pacifique, Cicéron, ne dit-il pas : L'assassinat de César serait une solution heureuse ; et Pompée ne doutait pas qu'il ne dût revenir de l'Orient, comme Sylla, maître du monde.

La résistance de Corfinium avait dérangé les calculs de César ; quand il parut sous les murs de Brindes, les consuls et leurs cinq légions étaient déjà de l'autre côté de l'Adriatique, à Dyrrachium. Pompée les avait fait partir, de peur qu'ils ne tentassent quelque chose en faveur de la paix. Lui-même, resté dans la ville avec vingt-deux cohortes, n'attendait que le retour de ses navires pour s'embarquer. César essaya, par de grands travaux, de l'envelopper dans la place, en fermant l'entrée du port. Avant qu'ils fussent achevés, la flotte consulaire revint et Pompée partit (17 mars - 25 janvier).

Durant ces opérations en Italie, trois légions gauloises commandées par Fabius Maximus étaient allées prendre position à Narbonne pour empêcher les pompéiens de sortir d'Espagne ; les trois autres, lentement rapprochées des Alpes, pouvaient se porter, suivant les circonstances, contre les Gaulois qui auraient remué, ou au secours soit de César en Italie, soit de Fabius dans la Narbonnaise. La ligne d'opération s'étendait donc de Brindes au pied des Pyrénées, et César n'avait plus à craindre d'être pris à revers. En même temps, Valerius s'était emparé sans coup férir de la Sardaigne, Curion de la Sicile, et les deux greniers de Rome étaient dans ses mains. Soixante jours avaient suffi pour chasser les sénatoriaux de l'Italie, soumettre la péninsule avec ses îles et garantir la sécurité des cieux Gaules.

Cette activité prodigieuse arrache, malgré lui, à Cicéron un cri d'admiration et d'effroi : Ah ! L'horrible célérité ! Cet homme est une merveille de vigilance ; et son ami Coelius, resté parmi les césariens, lui écrivait : Que pensez-vous de nos soldats ? Au plus fort de l'hiver, ils ont fini la guerre en se promenant. Elle allait au contraire se prolonger et s'étendre.

Faute de vaisseaux, César n'avait pu poursuivre son rival. Pour arrêter un retour offensif de Pompée, il fit occuper par des troupes Brindes, Sipontum et Tarente, puis il revint à Rome, qu'il n'avait point vue depuis dix ans et où tout avait repris son cours habituel : les préteurs donnant audience, les édiles préparant leurs jeux, et les gens du bon parti exploitant la circonstance pour placer leurs fonds à gros intérêts. Quand le vainqueur y rentra le 1er avril (7 février), il y trouva assez de sénateurs pour reconstituer un sénat qu'il opposa à celui que Pompée faisait siéger dans son camp. Deux tribuns, Marc Antoine et Cassius, le convoquèrent au Champ de Mars, où César se rendit. Il rappela qu'il avait, suivant la loi, attendu dix années pour solliciter un second consulat, et qu'il avait été légalement autorisé à briguer, quoique absent, cette magistrature ; puis il exposa ses efforts pour éviter la guerre, ses offres réitérées de licencier ses troupes, si Pompée renvoyait les siennes. Il pria les sénateurs de l'aider dans le gouvernement de la république, à moins qu'ils n'aimassent mieux lui laisser ce fardeau ; enfin il demanda qu'une ambassade fût désignée pour aller traiter de la paix avec les pompéiens.

Cette dernière proposition était sérieuse, puisque César ne perdait pas une occasion de la renouveler ; mais personne ne voulut s'en charger, tant on redoutait les menaces faites par Pompée contre ceux qui étaient restés à Rome. César n'insista pas : tout en poussant vivement la guerre, il voulait se donner l'avantage de la modération ; c'est pourquoi il parlait toujours de réconciliation et de concorde, sans persuader personne, car l'instinct populaire ne s'y trompait pas ; on sentait que la révolution était inévitable, et l'on se disait que César allait devenir le maître. Pour montrer que cette royauté n'oubliait pas son origine, il réunit le peuple et lui promit une gratification en blé et en argent. Mais déjà l'argent lui manquait ; il se fit autoriser par son sénat à prendre le trésor déposé dans le temple de Saturne. C'était l'or réservé pour les nécessités extrêmes, et une loi défendait d'y toucher, si ce n'est en cas d'invasion gauloise. Un tribun, L. Metellus, s'y opposa. J'ai vaincu la Gaule, dit César ; cette raison n'existe plus ; d'ailleurs le temps des armes n'est pas celui des lois ; et le tribun se plaçant devant la porte pour empêcher qu'on la forçât, César menaça de le faire tuer : Sache, jeune homme, qu'il m'est moins aisé de le dire que de le faire. César avait pris les armes pour défendre, disait-il, l'inviolabilité tribunitienne, et, à son tour, il la violait. Metellus, cédant à la violence, se retira. Nous ne savons rien de sa vie, si ce n'est cet acte de courage ; il lui a mérité que l'histoire conservât son nom.