LVII - De la mort de Pompée à celle de Caton (48-46)

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I - GUERRE D'ALEXANDRIE (OCT. 48 A JUIN 47), EXPEDITION CONTRE PHARNACE

César savait achever ses victoires. Laissant Cornificius en Illyrie pour veiller sur Caton et la flotte pompéienne, Calenus en Grèce pour en réduire les peuples, il partit avec deux légions qui formaient à peine une troupe de trois mille deux cents piétons et de huit cents cavaliers, et il suivit Pompée à la piste, afin de ne pas lui donner le temps de refaire une armée. D'après un récit peu vraisemblable, comme il traversait l'Hellespont sur une barque, il aurait rencontré Cassius à la tête de dix galères pompéiennes et lui aurait commandé de se rendre. Cassius, troublé, se serait soumis sans penser qu'il pouvait d'un coup finir la guerre. Une chose plus certaine, c'est que l'Asie, horriblement foulée par Scipion, apprit avec joie quel maître lui donnait le sort des armes. Le vainqueur déchargea la province du tiers des impôts, lui permit de lever elle-même le tribut et en changea le système : au régime désastreux des dîmes il substitua une redevance fixe ; de sorte qu'il ne resta aux publicains que la levée de quelques impôts indirects de peu d'importance ; il comptait bien trouver et prendre en Egypte l'argent qu'il ne voulait pas demander à l'Asie épuisée.

Peu de jours après la mort de Pompée, il arriva devant Alexandrie, avec trente-cinq vaisseaux et quatre mille hommes. Quand Théodote lui présenta la tête de son rival, il détourna les yeux avec horreur, et ordonna qu'on ensevelît pieusement ces tristes restes dans une chapelle de Némésis qu'il fit bâtir aux portes de la ville. Les ministres du roi se sentirent blessés de ces honneurs rendus à leur victime, et voyant César si mal accompagné, ils oublièrent qu'ils avaient devant eux le maître du monde. Les soldats égyptiens, excités sous main, s'écriaient, quand passaient les licteurs, que leur présence était un attentat à la majesté royale. Chaque jour il y avait des émeutes où l'on tuait quelques légionnaires. Lorsque, pour payer ses troupes, le consul réclama une vieille dette de Ptolémée Aulète, montant à dix millions de sesterces, Pothin répondit dédaigneusement que César avait encore sur les bras de bien grandes affaires ; qu'il lui serait utile de partir au plus vite pour les terminer, et qu'à son retour il recevrait certainement, avec les bonnes grâces du roi, tout l'argent qui lui était dû. Ce langage était trop clair ; mais César ne pouvait ni ne voulait partir. Les anciens disaient que de novembre en mars la mer était fermée. Les vents étésiens, ou vents du nord, qui soufflent avec violence dans l'Archipel, interrompaient la navigation d'Egypte en Grèce, et condamnaient le vainqueur de Pompée à rester dans Alexandrie.

Némésis - Musée du Louvre



Ptolémée Dionysos

Or il avait trop à coeur les intérêts de Rome pour ne pas utiliser son séjour forcé au bord du Nil en réglant les affaires égyptiennes selon les convenances de la république ; et l'intérêt de la république était que les assassins de Pompée, qui le prenaient de si haut avec César, cessassent d'être les maîtres de ce riche royaume, placé depuis longtemps dans la clientèle de Rome. Il manda secrètement à Cléopâtre de revenir. Elle partit avec le seul Apollodore, son confident, et arriva de nuit devant le palais. Comme elle ne pouvait en passer le seuil sans être reconnue, elle s'enveloppa dans un paquet de hardes qu'Apollodore lia avec une courroie, et qu'il porta chez César. Cette jeune femme, qui venait de lever une armée pour se faire elle-même justice et qui répondait si hardiment à son appel, lui parut être l'alliée dont il avait besoin. Au nom de Rome, qui avait revu la tutelle de cette race royale divisée, il força Dionysos à se réconcilier avec sa soeur. Plutarque ne voit dans cette aventure qu'une affaire d'amour ; j'y vois aussi et surtout une affaire de politique. Les ministres comprirent bien vite que leur ruine était le gage de cette réconciliation. Pour la rompre, ils persuadèrent au jeune Ptolémée de s'échapper du palais et d'appeler le peuple à son secours.

Les Romains ressaisirent le prince fugitif ; mais cette tentative d'évasion excita dans la ville un soulèvement que César essaya d'apaiser en lisant au peuple le testament du dernier roi, Aulète, et en déclarant qu'à titre de tuteur il ordonnait, conformément à cet acte, que Ptolémée et Cléopâtre régnassent ensemble. L'insurrection n'eut pas de suite ; Pothin parut même se résigner, mais en secret il rappela Achillas, qui commandait à Péluse vingt mille hommes d'assez bonnes troupes, grâce aux cadres romains que Gabinus avait laissés en Egypte. César leur fit défendre par Ptolémée de commettre aucune violence, pour réponse, ils mirent à mort les envoyés ; quatre mille Romains eurent alors à tenir tête à vingt mille soldats exercés et à un peuple irrité de trois cent mille âmes. Ils occupèrent, au nord de la rue Canopique, une partie des quartiers du Bruchium, où se trouvaient le palais des rois et le théâtre ; puis ils fermèrent toutes les avenues, de manière à faire de cet ensemble de constructions solides une vaste forteresse où Achillas perdit bientôt l'espoir de les forcer. Pour couper leurs communications avec la mer, il attaqua, dans le port, la flotte royale dont César s'était emparé ; les Romains ne pouvant la sauver y mirent le feu, qui gagna l'arsenal et détruisit la fameuse bibliothèque des Ptolémées ; elle renfermait, disait-on, quatre cent mille volumes.

De l'intérieur du palais, Pothin entretenait d'actives communications avec les assiégeants ; César le fit tuer, et resserra plus étroitement Ptolémée. L'eunuque Ganymède, confident de Pothin, parvint cependant à s'échapper avec la plus jeune soeur du roi, Arsinoé ; il la conduisit au camp, où elle fut saluée du nom de reine. Ganymède, homme actif et intelligent, profita pour lui-même de la faveur des soldats ; il leur fit tuer Achillas, prit sa place, et crut avoir trouvé un infaillible moyen de détruire l'armée romaine en coupant les aqueducs qui fournissaient de l'eau à leur quartier et en faisant arriver, à l'aide de machines, l'eau de la mer dans leurs citernes. Mais ils creusèrent des puits, et attendirent patiemment les secours demandés par César au gouverneur de l'Asie, Domitius Calvinus.

C'était un habile homme, ferme et juste, qui, nommé à ce poste après Pharsale, avait déjà tout réorganisé. Il put envoyer au dictateur une légion par terre et une autre par mer, qui fut jetée par les vents à l'ouest d'Alexandrie. César, avec quelques vaisseaux, alla chercher la seconde, et au retour battit Ganymède qui lui barrait le passage. L'eunuque répara ses galères, en construisit d'autres, et s'obstina à vouloir fermer la mer pour affamer les Romains. En face de la ville s'étendait l'île de Pharos, qu'un môle joignait au rivage ; César l'attaqua et réussit à s'en emparer. Mais les Alexandrins continuèrent bravement leurs efforts pour détruire sa flotte, et il se trouva un jour si pressé qu'il n'échappa qu'en se jetant à la mer, où l'on veut qu'il ait tenu d'une main, au-dessus de l'eau, ses Commentaires, en nageant de l'autre. Encore une légende à supprimer : César n'avait certainement pas emporté ses manuscrits pour un combat dans le port d'Alexandrie.

A la fin, cependant, il s'alarma de cette lutte qui lui faisait perdre un temps précieux et courir des dangers inutiles. Il rendit aux Alexandrins leur roi, dans l'espérance d'arriver à un accommodement ou de jeter la division parmi ses ennemis. Cette concession, prise comme un signe de faiblesse, ne fit que les animer davantage, et ils arrêtèrent encore un convoi qui arrivait de Cilicie. Heureusement Mithridate le Pergaméen, que l'on croyait fils du grand Mithridate et que César avait chargé de lever des troupes en Syrie, réunit dans cette province une armée qui se grossit en route de beaucoup de Juifs ; car ce peuple voyait dans le vainqueur de Pompée l'exécuteur des arrêts de Jéhovah contre celui qui avait violé le Saint des Saints. Le Pergaméen atteignit Péluse à la fin de janvier 47 ; la ville, quoique forte et bien gardée, fut enlevée par une vive attaque.

Il y a deux clefs de l'Egypte, dit l'auteur de la Guerre d'Alexandrie : l'une est au Phare, la porte de mer ; l'autre à Péluse, la porte de terre. César tenait l'une ; Mithridate venait de prendre l'autre, qui assurait ses communications ; il pouvait donc s'enfoncer sans crainte dans le pays. Il remonta la rive orientale de la branche pélusiaque, et dans une assez chaude affaire, dont le principal honneur resta au père d'Hérode, il jeta au fleuve une armée égyptienne qui voulait l'arrêter. Ce succès facilita le passage du Nil, qu'il opéra entre le sommet du Delta et Memphis. Beaucoup de Juifs habitaient cette ville. Des lettres du grand prêtre Hyrcan les avaient ralliés au parti de César ; ils fournirent à Mithridate des auxiliaires, des vivres et des renseignements. Tel était le nombre des circoncis dans cette armée que le lieu où se livra la bataille décisive en garda le nom de camp des Juifs.

En apprenant l'approche de l'armée de secours, César était sorti de sa forteresse alexandrine, et prenant à l'ouest, tandis que Ptolémée remontait avec sa flotte la branche canopique, il avait, bien que sa route fût plus longue, prévenu les Egyptiens, et fait sa jonction avec Mithridate. Le roi plaça son camp sur une colline de la chaîne Libyque qui vient mourir au Nil, vers Chom-Cherik, au lieu où Amasis, cinq siècles auparavant, avait conquis l'Egypte sur Apriès et où, sept siècles plus tard, Amrou la conquit sur les Alexandrins. Sa flotte, à l'ancre dans le fleuve et remplie d'archers et de frondeurs, pouvait couvrir de flèches et de balles de plomb l'étroit espace qui restait libre entre le Nil et le camp. Néanmoins les légionnaires, après avoir franchi de vive force un canal d'irrigation, se ruèrent sur le camp royal ; mais, pris entre les traits qui en partaient et ceux qui venaient de la flotte, ils se trouvèrent dans une situation dangereuse. Un mouvement tournant les dégagea ; des cohortes cheminèrent inaperçues sur les derrières du camp et l'assaillirent par les hauteurs. Il était mal gardé de ce côté, où les Egyptiens croyaient n'avoir rien à craindre, et fut pris. A la vue des enseignes romaines dans ses lignes, l'armée royale se précipita en désordre vers la flotte. Dans la bagarre, le roi se noya, et un riche butin récompensa les légionnaires de leur longue patience. L'Egypte accepta pour reine Cléopâtre, qui épousa le dernier de ses frères, Ptolémée Néotéros, tandis que sa soeur, Arsinoé, était envoyée captive à Rome.

Sorti glorieusement de cette rude épreuve, César demeura encore deux ou trois mois en Egypte. On lui reproche ce séjour : Cléopâtre, dit-on, l'enivrait de toutes les séductions de l'esprit et de la beauté ; molle et fastueuse comme une fille de l'Orient, vive et passionnée comme une enfant de l'Ionie, la voluptueuse sirène retenait le héros. - Si César aimait le plaisir, il aimait davantage sa gloire et sa fortune, qu'une passion sénile eût compromises. Après onze ans passés sous la tente, il avait droit, sans doute, à quelques jours de repos, mais le moment de se reposer n'était pas venu, alors que ses adversaires reconstituaient en Afrique une puissante armée et battaient les césariens en Illyrie, quand un nouveau Mithridate se montrait en Asie, des troubles en Espagne, des passions révolutionnaires à Rome et en Italie. Avec un tel homme, il faut voir les choses par leur côté sérieux : s'il n'a point quitté plus tôt l'Egypte, c'est d'abord qu'il lui avait été difficile d'en sortir, ensuite qu'il y était retenu par un intérêt romain, bien plus que par l'amour d'une femme. Amené dans ce pays par le désir de terminer la guerre en s'emparant de Pompée, il était tombé au milieu d'un peuple en révolte contre la tutelle de Rome. Chaque jour qu'il avait passé sur ce rivage avait été pour lui un jour de combat, et, comme l'opinion, même en ce temps-là, était une grande force, il n'avait pas voulu sortir d'Egypte en fugitif. Après la victoire, il fallut rester encore pour faire accepter à la turbulente Alexandrie la condition de cité vassale, garantir la sécurité des deux légions qu'il y laissa, affermir l'autorité des rois qu'il venait de lui donner, et apaiser les ressentiments populaires par des hommages aux dieux indigènes. Ce n'était point par simple complaisance pour Cléopâtre qu'il s'était arrêté à cette solution de la question égyptienne. Faire de ce riche pays une province eût été exposer à de dangereuses tentations le proconsul qu'on y enverrait : Auguste et les empereurs, durant deux siècles, ont pensé à ce sujet comme César.

Cléopâtre et César honorant les dieux d'Egypte
Bas-relief de Denderah

Mieux valaient des chefs indigènes, qui seraient utiles sans être jamais dangereux. Mais ces rois imposés par l'étranger, il fallait habituer le peuple à les craindre, et ce protectorat nécessaire exigeait que la main virile du dictateur prît et retînt quelque temps les rênes. La tranquillité rétablie et ce qui avait paru d'abord une aventure terminée par un triomphe, il put partir comme il était venu en dominateur, avec une auréole de plus au front.

De pressantes dépêches l'appelaient à Rome, mais l'Asie Mineure était menacée par le roi du Bosphore. Entre un intérêt personnel et l'intérêt de la république, il n'hésita pas ; au lieu de faire voile pour l'Italie, il se résolut à arrêter les progrès de Pharnace, dût-il l'aller chercher jusqu'au fond de son royaume.

Pharnace II roi du Pont

Ce fils de Mithridate, fait par Pompée roi du Bosphore, avait profité de la guerre civile pour reprendre le Pont, chasser Dejotarus et Ariobarzane de la petite Arménie et de la Cappadoce. Le gouverneur de la province d'Asie avait été battu en essayant de défendre ces deux princes, et Pharnace, maître de la plus grande partie de l'ancien royaume de son père, y exerçait d'affreuses cruautés, emmenant captifs les publicains et tuant ou émasculant les Romains qui trafiquaient dans ces régions. César traversa rapidement la Palestine et la Syrie. Dans la Judée, régnait de nom le faible Hyrcan II, le dernier des Maccabées ; en fait, le pouvoir appartenait à son ministre, l'Iduméen Antipater. César reconnut le premier comme chef politique et religieux de sa nation, mais il laissa le pouvoir réel au second, qu'il fit citoyen romain et procurateur de la Judée. Des deux fils d'Antipater, l'aîné, Phasaël, eut le gouvernement de Jérusalem ; le second, Hérode, celui de la Galilée. Ces Arabes judaïsants, sortis de l'Idumée, fondaient leur fortune sur les ruines de celle des Maccabées et la cimentaient avec l'amitié de César, que les premiers empereurs leur continuèrent.

Antioche avait été bien traitée par Pompée ; quand il avait fait de la Syrie une province romaine, il avait donné à cette ville l'autonomie. Mais les habitants de la voluptueuse cité portaient légèrement la reconnaissance : à la nouvelle du désastre de Pharsale, ils étaient passés du côté du plus fort. César leur en tint compte et renouvela en leur faveur le décret qui garantissait leur indépendance, puis il gagna rapidement Tarse, où il avait convoqué d'avance les députés de la Cilicie et des pays voisins. Il prit connaissance de toutes les contestations, récompensa et punit, donnant beaucoup en fait de privilèges, demandant peu, si ce n'est de l'argent que ces riches provinces étaient en état de fournir. Nous avons encore un décret qui rappelle ses faveurs à Aphrodisias de Carie, qu'il déclara libre et exempte d'impôt. Beaucoup de cités participèrent à ces largesses qui grevaient l'avenir, mais servaient le présent, parce qu'elles étaient achetées argent comptant. L'ordre promptement remis en ces pays troublés, il traversa à grandes journées la Cappadoce, s'arrêta deux jours à Mazaca, sa capitale, rétablit Ariobarzane, et donna à un descendant de la famille royale la grande prêtrise du temple de Bellone, à Comana. Dejotarus, qui possédait, avec le titre de tétrarque, presque toute la Galatie et, avec celui de roi, la petite Arménie, vint au-devant de César sans insignes et en suppliant. Il avait combattu à Pharsale pour Pompée et s'attendait à expier douloureusement la faute de n'avoir pas su deviner le vainqueur. Selon les usages anciens, cette imprudence devait lui coûter ses Etats, peut-être la vie ; il en fut quitte pour des reproches, une amende et la perte de quelques districts ; César lui rendit les ornements royaux.

Dans le Pont, Pharnace essaya de négocier pour traîner les choses en longueur. César n'était pas homme à se laisser tromper par cette duplicité de barbare : il marcha en avant, quoiqu'il eût bien peu de monde sous la main : une seule légion de vétérans réduite à mille hommes par les fatigues et les combats, les deux légions de la province d'Asie que Pharnace avait battues et quelques troupes de Dejotarus. Mais, avec lui, les recrues devenaient vite de vaillants soldats, et l'ennemi se sentait d'avance vaincu par ce capitaine que nul encore n'avait pu vaincre. Cette fois cependant, Pharnace, qui se vantait d'avoir gagné vingt-deux batailles, osa attendre l'armée romaine et l'attaqua le premier. César sourit à cette audace. Une seule action réduisit le fils de Mithridate à fuir avec quelques cavaliers jusque dans le Bosphore ; il y fut tué par Asander, qui avait épousé sa soeur Dynamis et qui prit sa place. En cinq jours cette guerre était terminée. Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu, écrivait César à un de ses amis de Rome. Il donna le royaume de Pharnace à Mithridate le Pergaméen, qui avait si bien conduit l'expédition d'Egypte ; et, comme il ne pouvait lui en assurer la possession immédiate, il ajouta à ce don éventuel les tétrarchies galates de Dejotarus. Heureux Pompée, s'écriait César en comparant ces guerres d'Asie avec sa lutte des Gaules, heureux Pompée d'avoir acquis à si peu de frais le surnom de grand ! Après avoir renversé la fortune de son rival, il ruinait sa gloire.