LXXX - Hadrien (117-138)

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II - VOYAGES

Suivons maintenant Hadrien dans ses voyages à travers les provinces. En 118 ou 119, il avait été rappelé des bords du Danube dans sa capitale par la conspiration des consulaires ; après un séjour de quelques mois à Rome et en Italie, il commença, par la Gaule et les bords du Rhin, la visite des provinces occidentales (121).

Arrivée d'Hadrien en Gaule

Hadrien restaurateur des Gaules

On ignore ce qu'il fit en Gaule. Il réunit sans doute à Lyon, comme nous savons qu'il le fit en Espagne, les députés des trois provinces, car un fragment d'inscription indique un vote de gratitude émis par l'assemblée des trois Gaules. Il nous reste, de son passage en ce pays, d'autres preuves officielles de la reconnaissance des peuples. Ces témoignages sont à bon droit suspects. Cependant on en peut accepter quelque chose, parce qu'il était dans le plan de la politique d'Hadrien de réprimer les abus et d'attacher les provinciaux à l'empire par la sagesse de son gouvernement. Or nous avons des monnaies frappées pour lui, avec la légende : Au restaurateur des Gaules, et l'image d'une femme tombée à terre que l'empereur relève. Nous savons qu'il secourut en Gaule, comme il l'avait fait sans doute ailleurs, tous les soldats invalides et indigents. Il construisit des routes, il éleva dans Nîmes, en l'honneur de Plotine, une basilique, ouvrage admirable, dont les ruines mêmes ont disparu ; peut-être commença-t-il les Arènes et le pont du Gard qui furent achevés, comme la basilique, par Antonin.

Les arènes de Nîmes

Lorsqu'il entra dans Cologne, il put se rappeler que, vingt-trois années auparavant, il avait le premier apporté dans cette ville, à Trajan, la nouvelle de son adoption ; il connaissait donc aussi ces quartiers ; mais nous ignorons ce qu'il y fit. Son biographe parle seulement d'un roi donné à un peuple germain, de réformes accomplies dans les camps, de travaux exécutés sur la frontière. Nous n'en demandons pas davantage pour affirmer qu'Hadrien continua, de ce côté, l'oeuvre de Trajan ; qu'il pratiqua sur le Rhin, comme sur le Danube, le régime des subsides, et qu'il contint l'ardeur guerroyante des Barbares, en leur montrant que si l'empire ne voulait pas faire avancer à leurs dépens sa frontière, il entendait garder celle qu'il s'était donnée.

Ces soins militaires ne lui faisaient pas négliger les intérêts civils ; même dans les provinces frontières, il voulait qu'on lui rendît compte des travaux à exécuter par les villes, des ressources qui devaient y pourvoir ; et, lorsqu'il en était besoin, il ajoutait le nécessaire. Les médailles frappées en commémoration de son séjour dans les provinces le représentent souvent avec un livre, symbole de sa vigilance administrative.

Si le Forum Hadriani marqué, sur la carte de Peutinger, près de Lugdunum Batavorum est une fondation d'Hadrien, on pourrait en conclure qu'après l'inspection des deux Germanies il aura pris par le pays des Bataves pour gagner la mer et la Bretagne (122).

La Bretagne tenant un sceptre

Il était appelé dans cette grande île par de récentes incursions des Calédoniens. Lorsque Agricola avait porté au delà des monts Cheviots, jusqu'aux golfes de la Clyde et du Forth, sa ligne de défense, il avait devancé, dans le nord de l'île, la civilisation romaine, qui n'avait point osé le suivre jusque-là et ne dépassait guère les environs d'Eboracum (York). De hardis planteurs étaient allés plus loin, mais leurs fermes disséminées étaient exposées aux courses rapides des montagnards, qui, passant entre les postes, pillaient, tuaient, et avaient disparu quand les cohortes arrivaient. Celles-ci cependant les atteignirent un jour, mais perdirent beaucoup de monde en cette rencontre, ce qui confirma Hadrien dans la pensée de ne rien laisser au hasard à une telle distance de l'Italie. Après avoir, par quelques combats heureux, inspiré aux Calédoniens un juste effroi, il se résolut à faire en Bretagne le mouvement de concentration qu'il avait exécuté sur l'Euphrate. Nous avons dit comment il l'opéra. Mais en établissant sur la Tyne sa principale défense, il abandonnait réellement tout le pays qui s'étend de ce fleuve au Forth, c'est-à-dire de Newcastle à Edimbourg, et l'on pourrait s'étonner qu'il ait consenti à n'occuper que les deux tiers de l'île, au lieu d'en achever la conquête par un effort qui n'était certainement pas au-dessus de sa puissance. Un Anglais, Gibbon, nous en donne la raison : «Les maîtres d'un empire qui renfermait les climats les plus riants de la terre et les provinces les plus fertiles ne regardaient qu'avec mépris des montagnes battues de continuels orages, des lacs cachés sous d'épais brouillards, et des vallées incultes où le cerf et le daim étaient chassés par des Barbares hideux et nus. Un Grec est encore plus dédaigneux pour cette vieille Angleterre qui, de nos jours, a tenu quelque temps le sceptre du monde : Les Romains ne se sont pas souciés de soumettre le reste de la Bretagne, la partie qu'ils occupent leur étant déjà à peu près inutile». D'ailleurs, si l'on se rappelle l'opiniâtre résistance opposée, jusque dans les temps modernes, par les Highlanders aux rois d'Ecosse et par ceux-ci aux Anglais, on estimera peut-être qu'Hadrien eut doublement raison de ne point se jeter dans cette aventure.

Après avoir corrigé dans la Bretagne beaucoup d'abus, il regagna la Gaule et la traversa une seconde fois jusqu'aux Pyrénées pour se rendre en Espagne, où il demeura un hiver entier (122).

Hadrien et l'Espagne

Il dut y montrer son activité ordinaire ; mais de tout ce travail il ne subsiste pas d'autres témoignages que des fragments d'inscriptions attestant qu'il améliora des routes, et un mot gravé sur des monnaies : Au restaurateur de l'Espagne. Nous serions particulièrement curieux de savoir ce qui se passa dans l'assemblée des représentants de toutes les cités ibériennes, qu'il convoqua à Tarragone pour la dédicace du temple d'Auguste reconstruit à ses frais. Spartien ne parle que des vifs reproches adressés par l'empereur aux citoyens d'Italica, ses compatriotes, qui, par de coupables manoeuvres, cherchaient à se soustraire à l'enrôlement. On a vu que la ruine de l'esprit militaire dans les provinces était l'inévitable conséquence de l'organisation donnée par Auguste à son armée permanente. Nous savions par Tacite que les Gaulois avaient depuis longtemps perdu le goût des armes ; voici que la preuve du même changement nous est fournie par les Espagnols.

Spartien raconte un péril qu'Hadrien courut à Tarragone et dont il se tira non sans gloire. Un jour qu'il se promenait seul dans un parc voisin de la ville, un esclave de son hôte se jeta sur lui, comme un furieux, l'épée à la main. Très vigoureux et leste, il esquiva le coup et saisit le malheureux que les gardes accourus voulaient mettre en pièces : c'était un fou. Le prince chargea les médecins de le guérir et ne se plaignit même pas au maître qui avait de si dangereux serviteurs. Ce récit, qui montre avec une certaine complaisance la modération d'Hadrien, est sans doute emprunté à ses Mémoires. Les choses ont donc pu se passer autrement ; du moins apprenons-nous par là qu'il tenait à ce qu'on lui reconnût cette possession de soi-même qui est la force du sage, et l'esprit de justice qui l'empêchait de prendre un fou pour un coupable.

Monnaie à l'effigie d'Hercule
le grand dieu de Gadès

Il est singulier que, durant ce séjour en Espagne, Hadrien n'ait visité ni son lieu d'origine, Italica, ni Gadès, la patrie de sa mère. Pour qu'il ait résisté au désir si naturel de montrer le maître du monde à ceux qui l'avaient vu naître dans une maison à peine consulaire, quelque nécessité urgente a dû précipiter son départ. Est-ce que les Maures remuaient encore ? Spartien le dit, sans qu'on puisse conclure de ses paroles que l'empereur se soit directement rendu d'Espagne en Afrique, où d'ailleurs il semble être allé deux fois au moins, car son allocution aux troupes de Lambèse est de l'année 128.

La Maurétanie

Nous ne savons rien du premier voyage ; mais il nous reste au sujet du second quelques détails que nous placerons ici pour n'avoir pas à revenir en Afrique. Depuis cinq ans, il n'était pas tombé une goutte d'eau dans les oasis. Ce fait, qui n'a rien d'extraordinaire, est toujours une calamité ; et comme à son arrivée une pluie abondante survint, on y vit un miracle et on lui attribua ce bienfait, qui le rendit cher aux Africains. Il les gagna par de plus réels services : il mit fin aux désordres de la Maurétanie, fonda plusieurs colonies ou donna ce titre à d'anciens municipes, comme à Thenae dans la Byzacène, à Zama dans la Numidie ; il répara le grand aqueduc qui menait à Carthage les eaux du mont Zaghouan, et il fit achever par la légion cantonnée à Lambèse les travaux de l'Aurès : une voie longeant les hauteurs, et, à l'entrée de chaque gorge, un fortin pour défendre le passage. C'était le système du Vallum Hadriani, avec cette différence que la montagne tenait lieu de muraille.

Les villes suivirent l'exemple qui leur était donné, et il se produisit partout de grands efforts pour embellir les cités ou faciliter entre elles les communications. Ainsi une inscription nous apprend qu'à cette époque Cirta construisit à ses frais tous les ponts sur la voie qui menait de ses murs à Rusicade (Philippeville), c'est-à-dire de Constantine à la mer. Qu'on ne s'étonne pas de nous voir recueillir des faits qui semblent n'avoir aucune importance ; alors qu'on est réduit à tirer l'histoire d'un règne considérable de monuments aussi rares, on se trouve dans la condition du naturaliste qui n'a pas le droit de négliger le moindre débris d'un animal disparu, parce que ce débris lui révélera peut-être ce qu'était l'animal en son entier, sa forme, ses organes, sa vie même. A défaut de renseignements plus nombreux, relevons encore le mot de Spartien : «Il combla de bienfaits les provinces africaines», et cette légende de plusieurs monnaies : Au Restaurateur de l'Afrique. On verra plus loin ce qu'il faut entendre par ces mots.

Hadrien restaurateur de l'Afrique

Monnaie commémorative de l'anniversaire
de la fondation de Rome

L'empereur revint d'Afrique dans sa capitale, et l'on conjecture d'après une monnaie qu'il s'y trouva en 120 pour l'anniversaire de la fondation de Rome. Vers la fin de cette année, il était déjà en route vers l'Orient, que les Parthes menaçaient. Hadrien invita Chosroës à une entrevue, et tout s'apaisa (122 ou 123). Il lui renvoya sa fille, faite prisonnière par un des généraux de Trajan, mais refusa de lui rendre le trône d'or massif des Arsacides, trophée qui était pour les Romains ce que les drapeaux de Crassus avaient été pour les Parthes. En pareille circonstance, Trajan avait rejeté avec hauteur les avances et les explications, forcé les Parthes à une guerre dont ils ne voulaient pas, et après beaucoup de sang répandu et de villes détruites, il avait reculé, vaincu par une nature plus forte que son génie. Hadrien pacifiait l'Orient sans l'ébranler par le choc des armes et sans y faire de ruines. De quel côté est la bonne politique ?

Il paraît avoir séjourné trois ou quatre ans (122-125) dans les provinces orientales, où il retourna en 129. Dans l'impossibilité de distinguer ce qu'il fit en ces contrées durant chacun de ces voyages, nous reporterons au second le petit nombre de faits dont nous aurons à parler.

Hadrien restaurateur de la Grèce

Vers la fin de l'année 125, il reprit le chemin de la Grèce, en traversant cette mer brillante des Cyclades où le navigateur a toujours en vue quelque île au nom sonore, pleine de souvenirs et de poésie. Il passait lentement, s'arrêtant aux lieux que l'histoire avait marqués d'une trace ineffaçable, ou que la nature et l'art avaient décorés d'un site renommé ou d'un chef-d'oeuvre. Temples fameux, tableaux et statues célèbres, théâtres des exploits antiques, il voulait tout voir, et charmait des peuples artistes par cet hommage rendu aux objets de l'orgueil national. Athènes, où l'on sentait un souffle éternel de jeunesse et de beauté, n'eut pas un citoyen qui montât plus souvent au Pnyx, pour s'asseoir au pied du roc équarri qui avait été la tribune de Démosthène, et d'où l'oeil contemple avec ravissement la ville entière, la moitié de l'Attique, la mer qui scintille en fuyant vers Salamine et Epidaure, tandis que, à deux jets de pierre, les Propylées et le Parthénon dominent de leur souveraine beauté ce merveilleux ensemble.

Il rentra en Italie après l'hiver, par la Sicile (126). A Antioche, il était monté de nuit sur le mont Casios, pour y voir le soleil sortir, à l'orient, des brumes matinales ; il fit de même à l'Etna. Ne dirait-on pas un de nos contemporains gravissant le Righi pour contempler une de ces grandes harmonies de la terre et du ciel, dont le spectacle est devenu un besoin pour des âmes fatiguées par les soucis d'une existence trop enfermée et trop laborieuse ? Les anciens n'avaient pas ce goût de la beauté pittoresque. Les Grecs la sentaient par instinct de poètes ; mais beaucoup de Romains auraient volontiers supprimé la mer, les lacs et les montagnes qui arrêtaient leurs cultures ou gênaient leurs voies militaires. Hadrien, dont les bustes ont une physionomie si peu romaine, n'était pas plus de son temps par ce trait de son caractère, qu'il ne l'était par sa façon de régner.

Ces éternels voyages, ces courses de l'Euphrate à la Tamise et du Danube à l'Atlas, étonnaient la mollesse des Romains et blessaient leur orgueil de maîtres du monde. Il ne leur paraissait pas que le prince dût tant de sollicitude à des vaincus. Les poètes s'en moquaient : «Non, disait l'un d'eux, Florus, non je ne voudrais pas être César pour avoir à courir au travers du pays des Bretons, pour avoir à souffrir les frimas de la Scythie». Et Hadrien lui répondait : «Et moi, je ne voudrais pas être Florus pour courir les tavernes de la ville, pour m'enterrer dans les cabarets et y souffrir la morsure des cousins». Rome reçut froidement un prince qui la négligeait et ne voulait ni de ses fêtes ni de ses honneurs, pas même de son consulat. De 119 jusqu'à sa mort, en 138, il ne prit pas une seule fois les faisceaux ; presque toujours il dédaigna de faire mettre sur les monnaies son titre de tribun, signe pourtant de sa souveraine puissance ; il n'accepta qu'après onze ans de règne celui de Père de la patrie, et ne fut proclamé qu'une seule fois imperator.

Quel motif le décida à partir encore ? Fut-ce cette froideur ou la crainte des complots dont sa capitale était le foyer habituel, ou le parti bien arrêté par cet empereur provincial de vivre pour les provinces et de contenter ses goûts en même temps qu'il remplissait ses devoirs ? On ne saurait le deviner à l'aide des rares monuments qui nous restent ; mais, après un séjour à Rome dont on ne peut fixer la durée, il quitta cette ville pour visiter ou revoir l'Afrique (128) ; puis il retourna en Orient et s'arrêta de nouveau en Grèce (129). Comme nous avons le livre d'un autre grand voyageur, presque contemporain, qui parcourut ce pays quand le souvenir d'Hadrien y était encore vivant, nous allons savoir par lui, ce qu'il faut mettre sous ces paroles que Spartien répète à propos de chaque province où l'empereur s'arrêtait : «Il la combla de ses libéralités». En nous disant ce que le prince fit dans la Grèce, Pausanias nous apprendra ce qu'il a dû faire ailleurs. Cependant nous ne devons pas nous attendre à trouver là ni travaux de fortifications, ni constructions de voies militaires, inutiles en un pays situé au coeur de l'empire, où ne résidait aucune légion.

A Corinthe, il construisit des bains dans plusieurs quartiers de la ville et un aqueduc qui amena l'eau du lac Stymphale ; à Némée, un hippodrome. Il rendit à Mantinée son glorieux nom, lui bâtit un temple de Neptune, et grava sur le tombeau d'Epaminondas une inscription qu'il composa lui-même. Dans la Phocide, il dota Hyampolis d'un portique et Abès d'un sanctuaire d'Apollon pour remplacer le grand temple, qui, brûlé par les Thébains dans la guerre Sacrée, attendait depuis cinq siècles qu'on relevât ses ruines. Aux Argiens, il donna comme offrande pour leur temple de Junon l'oiseau favori de la déesse, un paon d'or dont la queue étincelait de pierres précieuses, et il leur permit de rétablir la course équestre des jeux Néméens qui était tombée en désuétude. Enfin, entre Corinthe et Mégare, il élargit la voie Scironienne, sentier de piétons où, après lui, deux chars purent marcher de front, et, sur la route d'Eleusis à Athènes, il rétablit un pont que le Céphise avait emporté. Nous en saurions bien davantage si nous possédions l'inscription placée dans le Panthéon d'Athènes, qui énumérait les temples élevés par lui ou enrichis de ses offrandes, tous les actes de sa munificence dans le pays de ses prédilections, et jusqu'à ses libéralités aux cités barbares.

Mais il y avait en Grèce un lieu qu'il préférait à la Grèce entière, la cité de Minerve, dont il voulait faire la capitale de la Hellade et de tout l'Orient hellénique. Les Athéniens se crurent revenus aux meilleurs jours de leur histoire, lorsqu'ils virent le maître du monde prendre l'habit grec et se faire leur concitoyen ; remplir sérieusement ses fonctions d'archonte et d'agonothète ; présider à leurs jeux, à leurs mystères d'Eleusis, et placer sur le tombeau de Miltiade la statue qu'ils avaient oublié d'y mettre. A en croire Eusèbe en sa Chronique, ils lui auraient demandé une constitution qui conserva l'assemblée et les tribunaux populaires, mais précisa les attributions du sénat comme juge des affaires contentieuses. Il vivait en riche particulier, accessible à tous, discutant avec les artistes des plans d'édifices, avec les philosophes des questions de doctrine ; parfois il coupait ces plaisirs tranquilles par des exercices violents, fût-ce une chasse à courre ; et le soir venu, il célébrait en des vers grecs que nous avons encore sa victoire périlleuse sur une ourse des montagnes de Thespies.

Athènes redevenait ce qu'elle avait été autrefois, la grande école de la Grèce. On recommençait à lui demander des leçons pour parler et écrire ; et les rhéteurs, les sophistes, accouraient y chercher un renom qui leur valait la richesse, les honneurs, même de lucratifs sacerdoces qu'on donnait volontiers à ces beaux diseurs, au risque de confier le soin des intérêts religieux à ceux qui allaient faire la solitude dans les temples.

Porte d'Hadrien à Athènes

L'empereur se plaisait à leurs discours, mais s'occupait surtout de grandes constructions dans la plaine de l'Ilissus. Comme il voyageait entouré d'architectes et d'ouvriers habiles, organisés à l'instar d'une légion et répartis en cohortes sous des chefs expérimentés, l'ouvrage allait vite : en peu de temps une ville nouvelle s'éleva près de l'ancienne cité, et un arc de triomphe, qui subsiste encore au-dessous de la pointe orientale de l'Acropole, porte ces mots gravés sur une de ses faces : Ici est la ville de Thésée, et sur l'autre : De ce côté est la ville d'Hadrien. Hadrianopolis fut, dès son origine, décorée de nombreux monuments qui, ne pouvant avoir la sévère grandeur du temple de la déesse vierge, réunissaient du moins toutes les élégances architecturales d'un temps où l'art cherchait le beau dans la magnificence.

Il fut aidé dans ce travail par le célèbre rhéteur Hérode Atticus, maître d'Aulu-Gelle et de Pausanias que, fort heureusement pour nous, sa rhétorique n'a point séduit, mais que son érudition a gagnés. Hérode bâtit ou acheva, dans la nouvelle ville, un pont sur l'Ilissus, le Stade, qu'il couvrit de marbre pentélique, et, sur une des collines qui le dominent, un temple de la Fortune.

Portique d'Hadrien à Athènes

Il avait fondé une riche bibliothèque : Hadrien l'entoura de portiques soutenus par cent vingt colonnes en marbre de Phrygie ; les murs étaient faits du même marbre ; les plafonds, cachés sous l'albâtre ou l'or ; les salles, décorées de statues et de tableaux précieux. Près de là il construisit un gymnase où l'on comptait cent colonnes en marbre de Libye ; plus loin, c'était un temple de Junon. Aussi les Grecs, ravis de ces faveurs faites à leur race, même de celles qui semblaient ne s'adresser qu'aux seuls Athéniens, placèrent une statue d'Hadrien dans le temple d'Olympie, à côté de celle qu'ils avaient élevée à Trajan, et bâtirent, dans la nouvelle cité d'Athènes, le Panhellénion, temple de Jupiter et d'Hadrien, près duquel devaient se célébrer des jeux annuels en présence des députés de la Grèce entière.

Le Panhellenion (reconstitution de Charles Garnier)

Durant quelque temps ce Panhellénion parut être le sanctuaire politique de la Hellade, comme les temples de Rome et d'Auguste l'étaient à Tarragone et à Lyon pour les provinces occidentales. Des inscriptions de la fin du règne d'Antonin montrent les Panhellènes en correspondance avec des peuples lointains, même avec l'empereur. Mais les Grecs de ce temps n'étaient plus capables de mettre en commun autre chose que leurs plaisirs. A Lyon, nos pères montrèrent parfois de l'esprit politique ; je crains qu'il ne se soit agité dans Athènes que de mesquines passions et qu'on n'y ait entendu que de basses flatteries. L'abaissement devant le maître y fut certainement plus grand. Autour de l'autel de Rome et d'Auguste, les Gaulois avaient du moins dressé les statues de leurs soixante cités, pour représenter, en face des nouveaux dieux, la nationalité gauloise. Cette idée, qui ne manquait pas de grandeur, ne vint pas aux Grecs. Il y eut bien, au Panhellénion, d'innombrables statues envoyées par les cités helléniques du continent, des îles, de la côte d'Asie et du Pont ; mais toutes étaient l'image du prince, comme s'il devait seul remplir la terre et le ciel. N'était-il pas le vrai Zeus Panhellénien, l'Olympien par excellence ? On lit encore, à Athènes, sur le piédestal de la statue érigée à cette occasion par les Dienses, ce surnom que les Grecs lui avaient donné et que tout l'Orient répéta : Olympio.

Toutes ces constructions et Hadrianopolis elle-même ont disparu ; cependant, lorsque, en descendant des Propylées, on laisse derrière soi le temple de Thésée et que l'on contourne par le sud le roc gigantesque si noblement couronné de ruines majestueuses, on voit d'abord sur la pente de l'Acropole le théâtre de Bacchus qui garde les sièges de marbre blanc où s'asseyait Périclès et d'où Hadrien a entendu quelque comédie de Ménandre ; plus loin, dans la plaine de l'Ilissus, quinze colonnes, les unes isolées, les autres encore réunies par leur architrave et dont les proportions colossales, la riche ordonnance, les teintes chaudes et dorées, qui s'enlèvent sur l'azur du ciel, frappent l'esprit d'étonnement et d'admiration, même à deux pas du Parthénon. Ces colonnes sont tout ce qui reste du temple le plus vaste de l'univers gréco-romain, l'Olympiéion, commencé par Pisistrate, continué par Auguste et achevé, au bout de sept siècles, par Hadrien.

L'Acropole d'Athènes

Pourquoi tous ces temples relevés ou construits ? Est-ce par zèle religieux ? Hadrien était de cet âge où les religions, lentement mais de continu,

baissent comme la mer,

aux heures des marées descendantes ; il voyait venir

Le vieux prêtre courbé,

offrant

Sur le dernier autel la dernière hécatombe ;

et il avait entendu retentir le cri funèbre : Pan o megas tethnêke. Mais il s'inquiétait peu des grands Olympiens qui allaient mourir ; il était artiste, et l'art n'ayant pas de plus belle expression que des temples, il en bâtissait ; et il appelait les sculpteurs et les peintres à les décorer, les rhéteurs à discourir, les philosophes à rêver sous leurs portiques. Si la divinité n'y était plus, la pensée humaine les remplissait ; et cette civilisation de la Grèce était si belle, cette paix romaine de l'empire était si grande, qu'il ne lui semblait pas que l'âme eut besoin d'autre chose.

D'Athènes il gagna l'Asie proconsulaire, qui paraissait, au milieu de l'immense jardin de l'empire, la région la plus favorisée. C'était la patrie des artistes qui élevaient tous ces monuments, et des sophistes dont l'habile faconde contenait en Orient l'invasion de l'idiome des conquérants, et allait bientôt éteindre, jusqu'en Italie, le clair et simple génie du Latium. Au retour du voyage d'Athènes, ces hommes ouvraient école dans quelqu'une des cinq cents villes d'Asie, et arrivaient bien vite à la fortune, même à la puissance. Favorinus, à Ephèse, Aristoclès, à Pergame, étaient d'importants personnages, et Polémon régnait véritablement à Smyrne : le sénat écoutait ses avis avec déférence ; la foule applaudissait ses discours ; quand il voyageait, ses chevaux avaient des rênes d'argent, et derrière son char marchait une armée d'esclaves. Il obligeait les gouverneurs à compter avec lui ; nous verrons au règne suivant de quelle façon il traita celui qui allait devenir l'empereur Antonin.

Hérode Atticus
Camée du Cabinet de France

Mais comment un proconsul de ce temps aurait-il résisté au favori de tout l'Orient grec et du prince, à l'homme dont un autre rhéteur fameux, Hérode Atticus, disait : J'ai eu Polémon pour maître, quand j'étais moi-même un maître d'éloquence ? Et il raconte que, arrivé à Smyrne, sa première visite fut pour Polémon : Quand, mon père, t'entendrons-nous ? Connu pour être un auditeur redoutable, Hérode fut étonné de la réponse du maître : Aujourd'hui même ; allons et écoute. Après tant de siècles de guerre, le monde, fatigué d'agir, ne voulait plus connaître que l'ivresse de la parole sonore, harmonieuse et vide ; tous les Grecs d'Egypte se réunirent, sous Antonin, pour dresser dans Alexandrie une statue au rhéteur Aristide, en témoignage de leur admiration. De Rome à Athènes, d'Athènes à Smyrne, de Smyrne à Alexandrie, à Carthage, régnait ainsi l'improvisation, don charmant qui étonne les foules et gagne les causes d'un moment, mais souvent funeste à l'art véritable et à la pensée. Ces habiles arrangeurs de mots, qu'auront-ils fait avant un siècle de la civilisation ancienne ? Qu'en font-ils déjà dans Athènes et Alexandrie ?

Dans ces provinces d'Asie, on trouve en mille lieux les traces du passage d'Hadrien ou son souvenir : villes détruites par des tremblements de terre qu'il aida à sortir de leurs ruines ; cités secourues et embellies qui, en reconnaissance, prirent son nom, instituèrent des jeux ou frappèrent des médailles pour le dieu sauveur et le restaurateur des provinces ; temples et statues élevés en sou honneur ; ports et chemins construits à ses frais. Il n'est pas une région de la grande presqu'île où il semble que n'ait passé le voyageur impérial qui, par ses dons, ses conseils, son exemple, suscitait une noble activité, une émulation généreuse pour tous les travaux de la vie civilisée. Ainsi le grand gymnase de Smyrne fut construit à l'aide d'une souscription publique qu'Hadrien provoqua ou soutint en donnant lui-même une très grosse somme, et nous avons encore la liste des souscripteurs. C'était déjà notre système d'encouragement aux oeuvres d'utilité publique par une subvention de l'Etat. Il en fut de même partout et dans toute la période Antonine ; par là s'explique que l'empire apparaisse alors comme un immense atelier de constructions.

Citons quelques faits au hasard, puisqu'il n'est possible d'arriver à l'exactitude ni pour les dates ni pour l'itinéraire.

Hadrien prit terre sans doute à Smyrne, la perle de l'orient et la vraie capitale de la riante Ionie. Assise au fond d'un golfe qui rivalise avec les plus beaux du monde, sur les pentes d'une montagne que couronnent aujourd'hui les ruines d'une immense forteresse génoise, mais où les Grecs avaient certainement mis un temple, entourée de fertiles campagnes que traverse le fleuve d'Homère, Smyrne était un magnifique vestibule pour pénétrer en Asie, et les gouverneurs romains entraient toujours par là dans leur province. Hadrien y avait un grand ami, Polémon, qui venait de prononcer à Athènes le discours pour la dédicace de l'Olympiéion, et qui avait inspiré au prince une bienveillance particulière pour la ville qu'on appelait, dans la Grèce orientale, le sanctuaire des Muses. Cette bienveillance se montra par de nombreuses libéralités qui servirent à la construction de plusieurs édifices, entre autres d'un temple, et à celle d'un gymnase que Philostrate déclare le plus beau de l'Asie. Les Smyrniotes lui donnèrent en échange les titres d'olympien, de sauveur, de fondateur, et décrétèrent en son honneur des fêtes perpétuelles ou Jeux hadrianiens. Milet fit de même, et toutes les autres. Le prince sceptique savait bien que penser de cette emphase orientale que nous avons le tort de prendre au mot : c'était la politesse du temps, et il ne s'arrêtait pas plus à ces formules qu'aux notes d'une musique mélodieuse que le vent emporte. Fut-il plus sensible aux médailles qu'ils frappèrent à l'effigie d'Antinoüs ? Je le crains.

Le Nymphaeum près de Smyrne

Aux environs de Smyrne se trouvaient deux curiosités archéologiques qu'Hadrien ne manqua certainement pas d'aller voir : le tombeau dit de Tantale, à mi-côte du Sipylus qui domine le golfe, et, à une journée de chemin de la ville, sur la route de Sardes à Ephèse, le Nymphaeum, où se voyait un bas-relief dont parle Hérodote et que Sésostris y aurait fait sculpter quinze siècles avant notre ère.

Il visita Milet, qui vient de nous rendre quelques débris d'une construction colossale trouvés au milieu des alluvions du Méandre, et la riche cité d'Ephèse, alors si prospère qu'il faut quatre heures pour traverser l'espace couvert par ses ruines ; cependant elle avait mis deux cent vingt ans à rebâtir son sanctuaire de Diane. Hadrien y éleva un temple à la Fortune romaine, que tous les peuples adoraient, là même où elle n'avait point d'autel.

Diane d'Ephese

Il parcourut Lesbos et la Troade. Pour plaire aux dévots de l'Iliade, quoiqu'il ne l'admirât pas, il rétablit le tombeau d'Ajax et rendit de grands honneurs au moins aimable des héros d'Homère ; pour gagner les habitants d'Alexandrie-Troas, il leur donna un aqueduc, qu'on voit encore près d'Eski-Stamboul, et dont il chargea un des beaux parleurs du temps, Hérode Atticus, de surveiller la construction. C'était déjà la coutume de ne pas s'en tenir aux devis. Atticus dépensa beaucoup plus qu'Hadrien n'avait promis. Mais le prince, libéral et non prodigue, amoureux de l'ordre en tout, même aux dépens de ses amis, approuva ses procurateurs qui se plaignaient, et l'excédant des frais resta au compte du rhéteur.

Il laissa aux habitants d'Ilion quelque chose dont leur vanité fut, pour un moment, plus satisfaite que de l'aqueduc d'Aristide : six vers grecs célébrant la gloire de leur cité et leur courage : «Hector, fils de Mars, si tu m'entends sous terre, salut à toi. Sois fier de ta patrie. Ilion, la fameuse cité, est toujours peuplée d'hommes ; ils ne te valent pas, et pourtant, eux aussi, ils aiment les combats. Les Myrmidons ne sont plus. Va et dis à Achille : La Thessalie entière est aux pieds des enfants d'Enée».

A Nicomédie on lui donna le nom de fondateur avec moins de flatterie qu'en d'autres lieux, et Cyzique lui bâtit un temple dont, au dire du rhéteur Aristide, la masse imposante était vue de si loin, que, dans la Propontide, il remplaçait les signaux qui guidaient la marche des navires. Il s'arrêta longtemps dans cette région de la Bithynie que les Turcs nomment la mer d'arbres, et qui rappelle à nos voyageurs les plus doux paysages de la Suisse : eaux courantes, prairies encore vertes sous le soleil de juillet, nombreux troupeaux ; et, çà et là, des chalets en troncs d'arbres non équarris. Hadrien, grand chasseur, se plut dans ce pays giboyeux et y fonda deux villes, dont l'une, nommée les Chasses d'Hadrien, Hadrianothères, consacrait le souvenir d'un de ses exploits : il y avait abattu une ourse énorme, telle qu'on en trouve encore sur les pentes de l'Olympe.

En Cappadoce, il acheta beaucoup d'esclaves pour le service des camps, mesure qu'on s'explique mal, car les légions pouvaient s'approvisionner partout de la marchandise humaine. Mais les Cappadociens étaient déjà fameux, aux beaux jours d'Athènes, pour leur cervelle épaisse aussi bien que pour leurs larges épaules, et le pays n'était qu'un grand marché d'esclaves. Est-ce alors, ou dans son précédent voyage, qu'il visita le Pont et qu'il eut avec les rois des pays voisins les rapports dont nous avons parlé ? On n'en saurait rien dire. Contentons-nous de ce que raconte Arrien, qu'à Trapézonte (Trébizonde) l'empereur voulut contempler la mer du même lieu où les Dix-Mille avaient jeté leur cri de joie, en reconnaissant l'Euxin et le terme de leurs travaux. Sur ce site admirable et pour rappeler ce double souvenir, on éleva une statue du prince qui, le doigt étendu, montrait la mer, mais peut-être aussi le temple de Mercure qu'il avait donné à cette cité marchande, et le port qu'il avait construit pour ses navires, jusqu'alors sans abri dans la mauvaise saison.

Nous ignorons ce qui lui arriva dans la capitale de la Syrie, grande cité, riche et dissolue, qui avait bien vite relevé les ruines du récent tremblement de terre, et où l'on ne pouvait tenir un soldat trois mois sans faire de lui un efféminé ou un séditieux. Antioche l'irrita probablement, comme Julien plus tard, par les sarcasmes d'une population vaniteuse et insolente, également incapable de rester sans maître et d'en garder un. Hadrien, qui avait élevé ou aidé à construire des monuments d'utilité publique dans la ville où il avait pris la pourpre, voulut restreindre l'étendue de la circonscription dont elle était la métropole, en créant une seconde province de Syrie, projet qui semble n'avoir été exécuté que sous Septime Sévère. Il avait lu sa fortune dans la fontaine sacrée de Castalie à Daphné : il ferma cet oracle dangereux.

D'Antioche il se rendit à Héliopolis ou à Damas, limite de la langue et de la nationalité syriennes ; au delà c'était le désert, la race arabe, la vie sous la tente et les longues troupes de chameliers allant chercher, à Ctésiphon et sur le golfe Persique, les denrées de la Perse et de l'Inde. Le monde romain communiquait avec l'empire des Parthes par trois routes : l'une, au nord, avec divers embranchements, que suivaient les armées, le commerce timide et les voyageurs isolés s'acheminant vers la Haute Mésopotamie ; deux, au sud, à travers le désert et aboutissant à peu près au même point, vers la région où l'Euphrate et le Tigre se réunissent pour tomber ensemble à la mer : c'était le chemin des caravanes. Lorsqu'elles revenaient du bas Euphrate, celles-ci, selon qu'elles voulaient atteindre la Méditerranée à Alep, pour gagner l'Asie-Mineure, ou à Gaza, pour descendre en Egypte, prenaient au nord-ouest vers la Coelésyrie, ou à l'ouest par le pays des Nabatéens. En abordant la frontière romaine, ces deux routes se reliaient à une autre qui, de Damas à Pétra, suivait la limite des terres cultivées et du désert, de sorte que, à elles trois, ces routes formaient un immense triangle ayant son sommet vers la Characène, sur le Pasitigre, sa base le long des dernières pentes de l'Anti-Liban, et ses deux côtés à travers le grand désert.

Dans le pays de la soif, les marchands n'avaient semé ni villes ni villages ; ils y passaient vite, ne s'arrêtant qu'aux puits qui jalonnaient le chemin ; mais ils avaient, de temps immémorial, établi leurs entrepôts autour des sources de Palmyre et dans l'enceinte inexpugnable des rochers de Pétra. C'est là que se signaient les sauf-conduits achetés aux Arabes et qu'on déposait les marchandises, là qu'étaient réunis les provisions, les montures et les guides. La conduite d'une caravane était une expédition difficile qui rapportait toujours de l'honneur, souvent du profit, et les premiers magistrats de ces villes en acceptaient la charge. Des inscriptions célèbrent encore leur habileté ou leur courage, et des statues leur étaient élevées par ceux dont ils avaient sauvé la fortune ou la vie.

Temple de Jupiter à Gérasa

Au delà de ces deux oasis, du côté de l'Euphrate, rien que le vide ; mais, derrière elles, de grandes cités : Baalbek, Damas, Bostra, Gérasa, Philadelphie, dont les ruines comptent parmi les plus belles que nous connaissions.

Comment se produisit ce phénomène de grandes cités florissant à l'extrême frontière de l'empire et au bord du désert ?

Les malheurs de ses voisins avaient fait la fortuite de cette région. Beaucoup de familles grecques qu'Alexandre et ses successeurs avaient entraînées sur leurs pas, au fond de l'Asie, reculant devant la réaction des races indigènes, s'étaient repliées sur la Syrie, la première terre où elles avaient retrouvé quelque chose de leur langue, de leurs coutumes et de leur religion. Un autre flot d'hommes lui arriva du côté opposé. Au temps des Hérode, la Palestine était fort riche et la Galilée couverte d'une population exubérante. Durant la guerre d'extermination conduite par Titus, une foule d'habitants de la rive droite du Jourdain passèrent sur la rive gauche, qui appartenait alors au roi des Nabatéens, et montèrent jusqu'à Damas, Héliopolis, Palmyre, où l'on a la preuve de l'existence d'une communauté hébraïque. A une époque incertaine, des Arabes Himyarites, émigrés du Yémen, s'étaient établis dans le Haouran et le Belkâ ; sédentaires et cultivateurs, ils protégèrent le pays contre les Arabes des tentes, et Bostra leur capitale devint le grenier de ces régions. Ce qu'on appelle le désert, du moins de ce côté, n'est en effet qu'une terre en friche. Que l'homme y vienne, et qu'une police habile à contenir les montagnards et les nomades lui donne la sécurité, et il utilisera, dans ces cantons facilement arrosables jusque vers la mer Morte, les eaux abondantes des montagnes qui, sous un soleil brûlant, feront produire à la terre de riches moissons. Après les coups frappés par Corbulon et Trajan sur les Parthes, après l'ordre sévère mis en Judée par Titus, dans la province d'Arabie par Cornelius Palma, de nombreuses populations étaient accourues en ces régions ; et la bonne police établie par Rome et Hadrien y développait une prospérité jusqu'alors inconnue.

En outre, ces hommes, qui plus tard se montrèrent dans leurs colonies d'Espagne les plus habiles irrigateurs du monde, ont eu dans tous les temps le génie du trafic. Arabes, Grecs, Syriens, Juifs s'adonnèrent avec ardeur à un commerce que le goût croissant des denrées orientales rendait chaque jour plus actif et qui se fit en toute sécurité au milieu de la paix romaine. La vitalité de l'empire se montra énergiquement dans cette province, où affluaient les hommes et les choses, les exilés de la Grèce asiatique et les proscrits de la Palestine pour la peupler, les laboureurs et les marchands pour l'enrichir, les soldats pour la défendre. L'art suivit la fortune qui l'appelait et enfanta les merveilles de Baalbek et de Tadmor, où un seul portique, soutenu par des colonnes de marbre, avait 4000 pas de longueur. Ainsi s'explique que la mer de sable ait donné à ces villes la richesse que l'Océan donne à tant de cités maritimes : c'étaient les ports du désert.

Temple du Soleil à Baalbek

Cette prospérité datait de loin, puisque quelques-unes de ces villes remontaient aux temps bibliques et que les architectes romains ont élevé leurs monuments sur des substructions colossales. A Baalbek du moins, l'enceinte des temples du Soleil, qu'Hadrien commença, et de Jupiter, que Sévère construisit, a pour assises des pierres d'un calcaire fort dur, dont trois sont longues chacune de 20 mètres, hautes de 5 et larges d'autant ; une quatrième, plus grande encore, est restée dans la carrière, à 1000 pas de là.

Demeurée longtemps comme Damas dans une dépendance incertaine de l'empire, Palmyre avait enfin reconnu, après la soumission de Pétra (105), l'autorité directe de Rome. Hadrien y arriva en l'année 130 avec sa légion d'ouvriers. Nous ignorons ce qu'il y fit, mais il doit avoir laissé des preuves de sa libéralité dans une ville qui avait, pour sa politique générale, une extrême importance, puisqu'elle se trouvait au point de contact des deux empires, et que, en lui donnant les moyens de développer son commerce, il se donnait a lui-même de nouvelles garanties pour la paix. Sur la route qui va de Damas à Palmyre, et de cette ville à l'Euphrate, on a trouvé les traces d'environ quarante-deux postes ou châteaux forts, à trois heures de distance les uns des autres. Les soldats romains ne peuvent avoir occupé tous ces postes ; mais on a la preuve qu'ils tenaient garnison dans quelques-uns de ceux qui jalonnaient la première partie de cette route ; et comme Trajan, venu sur la fin de sa vie en Orient pour une grande guerre, n'a pas eu le loisir de songer à ces précautions de la paix, c'est qu'Hadrien les a prises lorsqu'il parcourait lui-même ces étapes. Une part doit aussi lui revenir dans les magnifiques constructions que Palmyre commençait à élever. Il lui donna les privilèges du jus Italicum, avec le titre le plus envié par les cités provinciales, celui de colonie ; et de grandes largesses ont certainement accompagné ces faveurs, car la ville voulut s'appeler Hadrianopolis.

Palmyre - Restes de la Colonnade

La province d'Arabie était de formation récente. Palma, qui l'avait conquise en 105, Trajan, qui l'avait organisée en 106, n'avaient pas eu le temps de pourvoir à tout. Ce qu'il restait d'essentiel à y faire, Hadrien l'exécuta, puisque la province consacra des médailles Restitutori Arabiae ; Gérasa fit commencer à lui la suite de ses monnaies impériales, et Damas en frappa avec la légende : Au dieu Hadrien, ou avec la double effigie de l'empereur et de l'impératrice. Trajan avait fait la fortune de Bostra en y établissant une légion. Pour reconnaître quelque libéralité d'Hadrien, sans montrer une trop vive ingratitude envers son prédécesseur, la ville cessa momentanément de mettre sur ses monnaies le nom de son second fondateur, mais ne le remplaça point par celui du nouveau prince. Au milieu de tant de basses adulations, cette flatterie contenue était presque de la dignité. Hadrien s'occupa certainement de l'ancienne route de chameliers qui allait de Damas à Pétra. Ses soldats, qu'il savait faire travailler, construisirent, en diverses directions, des voies militaires dont on voit les restes, même sur le plateau de Moab, et la capitale du Haouran devint le centre d'un grand commerce qui portait à Damas les dattes du Hedjaz et les parfums de l'Yémen ; dans l'Arabie, les blés, les raisins secs de la vallée du Jourdain, et les étoffes de l'Asie Mineure ; aux ports de la Méditerranée, les denrées de l'Orient que ses caravanes allaient chercher directement aux entrepôts du bas Euphrate. Vers la mer Morte, l'attention du voyageur impérial, qui ne voulait négliger aucune curiosité de la nature et de l'art, dut être éveillée par les sombres récits qui couraient sur ce lac étrange aux eaux pesantes et amères qui ne peuvent nourrir un être vivant, et où Vespasien avait fait jeter des criminels garrottés pour s'assurer que les corps humains y surnagent. Mais il n'était pas donné, même au plus intelligent des empereurs, de trouver, en parcourant ces lieux, l'intérêt qu'y rencontre aujourd'hui le dernier de nos voyageurs, lorsque, au flambeau de la science moderne, celui-ci voit les hautes cimes du Liban couvertes de neiges éternelles et, de ses glaciers, sortir de puissants cours d'eau ; dans le Haouran, les montagnes qui s'agitent sous l'effort des feux souterrains, et la plaine, fouettée par une tempête intérieure, qui se soulève comme une mer orageuse ; enfin sur une ligne de 800 lieues, du Bab-el-Mandeb aux sources du Jourdain, la terre qui se déchire, et, au sud de l'immense fissure, l'océan Indien se précipitant entre l'Afrique et l'Asie, tandis que les eaux du nord, arrêtées par un ressaut du sol, s'accumulent dans le gouffre du lac Asphaltite, la dépression la plus profonde des trois continents. On n'avait pas encore écrit cette terrible page de l'histoire de la terre, et Hadrien, en ces mêmes lieux, n'entendait parler que de quelques villes misérables, détruites par la colère du ciel. La légende, comme il arrive souvent, était moins grande que l'histoire.

De la pointe méridionale de la mer Morte, Hadrien gagna le Wadi-el-Arabah, le fleuve sans eau, qui s'étend jusqu'au golfe Elanitique. Après une marche de trente heures, il arriva au voisinage du mont Hor, dont le sommet, suivant une tradition biblique que les musulmans ont gardée, porte le tombeau d'Aaron, et, par une gorge étroite où le soleil ne descend jamais, il entra dans la capitale des Nabatéens. Dès le temps de Strabon, on comptait à Pétra beaucoup de Romains qui étaient venus s'établir chez ce peuple entre les mains duquel se trouvait, pour une bonne partie, le commerce du bas Euphrate et de l'Inde avec l'Egypte. On rencontre encore çà et là les restes d'une voie romaine qui reliait la Palestine à cette ville, et l'un de ses monuments rappelle une élégante peinture de Pompéi. Quelques-uns doivent dater du passage d'Hadrien, car, en signe de sa reconnaissance intéressée, Pétra prit le nom de ce prince et commença par lui la série de ses monnaies impériales.

Dans la Palestine, Hadrien donna une plus grande activité aux travaux de la colonie romaine et des temples qu'il avait fondés à Jérusalem, ce qui fera éclater bientôt une formidable insurrection.

Il entra en Egypte par Péluse, où il honora la mémoire de Pompée en élevant un monument funéraire à celui qui avait eu des temples et n'avait pas un tombeau. Naguère toute la vallée du Nil avait été en grande agitation : Apis s'y était manifesté après de longues années d'absence. L'étrange dieu n'était pas facile à trouver, car ses adorateurs voulaient qu'il prouvât sa divinité, en laissant voir sur son front une tache blanche en forme de croissant, sur son dos la figure d'un aigle, au-dessous de sa langue l'image d'un scarabée : exigences auxquelles il ne pouvait satisfaire sans un peu d'assistance sacerdotale et beaucoup de crédulité populaire. Il y avait d'autres conditions d'ordre surnaturel qu'il était plus difficile de vérifier : Apis devait être né d'une génisse vierge fécondée par un éclair descendu du ciel. Grâce à ces merveilles, le dieu était en grand honneur dans toute l'Egypte. Les villes s'en étaient disputées la garde à main armée ; Alexandrie même, la ville grecque, avait prétendu à cet honneur. Hadrien était en Gaule au moment de ces désordres ; il évita sagement d'y mêler l'autorité impériale et les laissa s'apaiser d'eux-mêmes ; lorsqu'il arriva, depuis longtemps le calme était rétabli, le dieu enfermé dans son temple, et les ouvriers occupés à tailler son tombeau, qu'un Français a retrouvé au Serapeum, sous la colline de Sakkara.

L'Egypte semble avoir plu médiocrement à ce grand curieux. Elle avait perdu sa forte vie religieuse et nationale ; l'art même y était arrivé au dernier terme de la décadence, ainsi qu'en témoigne le petit temple élevé pour Nerva près des cataractes de Syène. Une image d'Hathor qu'on date du temps d'Hadrien n'est ni grecque ni égyptienne, elle n'a ni la grâce des statues de l'Ionie ni la majesté imposante des oeuvres pharaoniques. Cependant, comme les momies de ses prêtres avec leur masque d'or, l'Egypte brillait d'un éclat étrange fait des gloires du passé et de la richesse du présent. Aucune invasion n'avait violé ses temples ni renversé les monuments de ses rois ; les Ptolémées avaient ajouté les oeuvres de l'art grec à celles des Pharaons, et elle était le centre d'un immense commerce, le foyer d'une activité bruyante. Les esprits y travaillaient comme les bras ; toutes les denrées de l'Orient passaient par Alexandrie, toutes les idées philosophiques et religieuses du monde venaient y retentir. Ce bruit fatigua le prince que charmait la calme sérénité de la vie athénienne, s'écoutant au milieu de ces chefs-d'oeuvre de l'art et de la pensée qui, par leur beauté seule, élevaient doucement l'esprit vers les sphères supérieures. Alexandrie, fournaise ardente où tout roulait et se mêlait, scories informes et métal, précieux, faisait regretter à Hadrien les templa serena de la Grèce, d'où le sage regardait le monde avec tranquillité.

Autre crime aux yeux du prince artiste : Alexandrie était laide. Tristement assise sur une grève désolée, entre un lac salé et la mer, au point où le désert finit, Alexandrie n'avait ni la grâce des cités grecques, où la nature était toujours pour moitié dans la grandeur des oeuvres de l'homme, ni le charme des villes d'Orient, qui sont parfois, comme le Caire aujourd'hui, d'incomparables guenilles. En partie détruite durant la grande insurrection juive des derniers jours de Trajan, elle n'avait sans doute pas encore relevé toutes ses ruines, quoique Hadrien eût largement pris part à la dépense ; et la grande rue de Canope, malgré ou à cause de sa régularité, le palais des rois, avec son immense étendue, le Phare, qui n'avait de beauté que pour les navigateurs, ne suffisaient pas à réveiller une admiration lassée par les merveilles de l'art grec.

L'ami des philosophes prit d'abord plaisir à visiter la Bibliothèque, le Musée, et à s'entretenir avec les savants hommes attirés par ces écoles fameuses. Il leur proposa des questions et les discuta avec eux ; mais ne leur trouvant qu'une science troublée et vaine, il prépara la ruine de la vieille institution, eu y créant des sinécures par le don à des absents de la pension égyptienne, tandis qu'il avait doté les écoles d'Athènes et de l'Asie Mineure de chaires qui y entretenaient la vie. Ce n'est point qu'il s'inquiétât de la liberté dont on y jouissait. Les empereurs avaient gardé un fonctionnaire que les Ptolémées chargeaient de contenir toute exubérance, l'épistolographe, sorte de ministre des cultes et de la littérature. Aussi Timon appelait-il le Musée la cage des Muses, faisant entendre que les oiseaux de prix nourris dans cette royale volière n'avaient pas la licence de chanter sur tous les tons. Cette littérature, en effet, et ces philosophies étaient fort inoffensives. Les subtilités de la grammaire et de l'étymologie en faisaient surtout les frais. On discutait les textes anciens, non l'autorité du prince ; on dissertait sur les entités métaphysiques, mais point sur le meilleur des gouvernements ; on vivait dans les temps mythologiques, beaucoup plus qu'à l'époque présente ; et les plus hardis bornaient leur audace à essayer de sauver le paganisme en l'expliquant par des allégories. La magie, la théosophie, avaient là leur foyer ; le gnosticisme y florissait ; les doctrines y étaient comme ces fleuves aux rives incertaines qui s'étendent au loin et confondent leurs eaux limoneuses.

Hadrien dut se plaire moins encore à Memphis, car les rois grecs n'avaient point respecté la capitale des Pharaons, et depuis longtemps ses palais servaient à bâtir ceux d'Alexandrie. En voyant naguère, sur l'emplacement de cette ville, quelques amas de briques décomposées et uni forêt de palmiers balançant leur tête élégante au-dessus des lieux où s'élevaient les palais des rois, je me demandais si Memphis avait jamais employé, pour les édifices particuliers, autre chose que des briques séchées au soleil. Ce peuple habitait, comme à présent, des maisons de boue, mais construisait pour l'éternité ses temples et ses tombeaux. Il ne semble pas qu'Hadrien ait été frappé de la majesté sombre et religieuse des grands édifices de la haute Egypte. Dans sa villa de Tibur, où il voulut avoir une représentation des plus beaux monuments qu'il eût remarqués durant ses voyages, on signale à peine un souvenir d'Egypte, le Canope, long bassin destiné à des jeux nautiques, et qui n'avait d'égyptien qu'un petit temple de Sérapis bâti à son extrémité et quelques statues apportées des bords du Nil ou copiées sur celles des Pharaons.

Antinoüs déifié

Tête d'Antinoüs

Antinoüus en Bacchus - Musée du Vatican

Tandis qu'Hadrien remontait ce fleuve, Antinoüs s'y noya par accident, ou en se dévouant pour son maître, un dieu ayant déclaré ce sacrifice nécessaire au salut de l'empereur. Si la dernière version est vraie, ce dieu voulait des moeurs honnêtes ; l'affection d'Hadrien était un scandale et sa douleur fut une honte. Il fit d'Antinoüs un dieu dont l'image se dressa dans les villes d'Asie, et la divinité homicide rendit des oracles qu'Hadrien se plaisait à composer : satire du paganisme plus sanglante que celle de Lucien, qui pourtant fera bientôt si rude guerre aux dieux. Il est à noter que ce culte de la beauté masculine appartient exclusivement à l'Orient hellénique. Si l'on a trouvé à Rome et dans ses environs beaucoup de bustes et de statues d'Antinoüs, nous n'avons qu'une seule inscription latine en son honneur, et aucune monnaie de fabrication romaine ne porte son nom.

Cette apothéose du vice grec, quelques belles statues du nouveau dieu qui servirent à renouveler les types de Bacchus et d'Apollon, des inscriptions sur le colosse de Memnon et la fondation d'Antinopolis, qu'une route garnie d'aiguades, de stations et de postes fortifiés reliait aux ports de la mer Rouge, voilà tous les souvenirs qui nous restent du séjour d'Hadrien en Egypte. Il y en aurait un autre, si la mosaïque de Palestrina représentait son voyage en ce pays. On doit renoncer à cette attribution. Je crois au contraire à l'authenticité de la lettre du prince à Servianus. L'allure, il est vrai, n'en est pas impériale, mais Hadrien aimait à rire et à se gausser des gens.

«Très cher Servianus, je connais bien cette Egypte dont tu me faisais l'éloge, ce peuple inconstant et léger qui, au moindre bruit, s'agite et court, cette race séditieuse, insolente et vaine. Leur capitale est riche ; tout y abonde, et personne n'y est oisif. Les uns soufflent le verre ; les autres fabriquent le papier ou tissent le lin ; chacun a un métier et s'y applique, même les goutteux, même les aveugles. Leur dieu à tous, chrétiens, juifs et le reste, c'est le gain. Il faudrait aussi d'autres moeurs à cette cité qui, par sa grandeur, mérite de tenir le premier rang en Egypte. J'ai fait pour elle tout ce qu'elle a souhaité ; je lui ai rendu ses anciens privilèges ; je lui en ai donné de nouveaux. Moi présent, ce n'étaient qu'actions de grâces ; à peine fusse je éloigné qu'ils ont outragé mon fils Verus, et tu sais, je pense, tout ce qu'ils ont débité sur Antinoüs».

Cette lettre est d'un artiste que le bruit des métiers ennuie ou d'un prince que la liberté de parole irrite : probablement les deux à la fois ; dans tous les cas, il semble qu'Hadrien n'ait été frappé en Egypte que de la turbulence des Alexandrins ; mais nous retiendrons, à l'honneur de sa mémoire, qu'insulté par des gens d'Antioche et bafoué par ceux d'Alexandrie, il se contenta de répondre aux uns en leur retirant un titre, aux autres en nous laissant d'eux un portrait dont tous les témoignages attestent la ressemblance. Théodose sera moins patient à Thessalonique.

L'impératrice Sabine, qui semble avoir accompagné Hadrien dans beaucoup de ses voyages, le suivit certainement en Egypte et remonta le Nil au moins jusqu'à Thèbes, pour y voir la statue de Memnon, ce fils de l'Aurore qui, chaque matin, saluait l'apparition de sa mère par un bruit mélodieux. Nous apprenons par un bas-bleu du temps, la poétesse Balbilla, que le dieu, mauvais courtisan, parut d'abord ne pas sentir l'honneur qui lui était fait et se soucia peu du visage courroucé de l'impératrice ; Sabine dut lui faire deux visites avant qu'il daignât lui répondre. On le lui a bien rendu. La science, brutale avec les dieux, a tué le Fils de l'Aurore et remplacé la gracieuse mythologie par un phénomène tout physique : le bruit résultait de l'ébranlement vibratoire que causaient les premiers rayons du soleil en chassant énergiquement l'humidité dont la roche s'était imprégnée durant la nuit. Il se produit dans les granits de Karnac ; de Humboldt l'a entendu dans ceux de l'Amérique méridionale, et, dans certaines conditions atmosphériques qui provoquent une évaporation rapide de l'humidité, on peut entendre partout, au bord de l'océan on au voisinage des grands bois, ces bruits singuliers que les paysans appellent le chant de la forêt.

Nous voici arrivés à la fin de ces longs voyages, sans avoir pu en préciser rigoureusement ni l'ordre ni la date ; mais c'est leur caractère qu'il importait surtout de montrer, et ce caractère se marque par les faits que nous avons recueillis. A présent, nous avons le droit de dire que la sollicitude d'Hadrien, ses réformes, ses constructions, ses libéralités, s'étendirent à tout l'empire, car nous avons des monnaies qui prouvent son passage dans vingt-cinq provinces et ses bienfaits dans douze d'entre elles : Restitutori orbis terrarum.

Hadrien restaurateur du monde

Les charges qu'il se laissa donner dans plusieurs villes ont la même signification de condescendance pour les sujets. Ainsi, il fut préteur d'Etrurie, dictateur, édile et duumvir dans des cités italiennes, démarque à Naples, archonte à Athènes, quinquennal à Italica et à Hadria. On dira que ces charges n'étaient que des titres d'honneur décernés par la flatterie ; je le veux bien, quoique le prince les fît gérer par un représentant ; dans tous les cas, on n'aurait pas songé à les offrir à un empereur pour qui tout l'empire aurait été enfermé dans l'enceinte de Rome. Le régime municipal lui doit même une amélioration que nous avons gardée : le droit pour les cités de recevoir directement, et non plus, comme sous Trajan, par des legs et donations. C'était leur ouvrir, étant données les moeurs romaines, une source abondante de revenus.

En l'année 134, Hadrien rentra en Italie et n'en sortit plus. Il n'est pas besoin de dire que Rome et la péninsule profitèrent, comme les villes provinciales, de son goût pour les constructions.

Temple de Vénus et Rome - Restauration par Vaudoyer

Il répara une infinité d'édifices sans y effacer le nom des fondateurs, ce qui, pour les Romains, était le comble de la modestie ; il éleva un temple à Trajan, un autre à Vénus et à Rome, dont il fut l'architecte ; il se construisit sur la rive droite du Tibre un immense tombeau qui est devenu le Château Saint-Ange, et le pont qui réunit encore cette forteresse à la ville est son ouvrage.

Mausolée d'Hadrien - Restauration par Vaudremu

Enfin il voulut que sa villa de Tibur lui rappelât les monuments et les sites qui l'avaient le plus frappé dans ses voyages : le Lycée, l'Académie, le Prytanée, le Pécile, des temples, des bibliothèques, un théâtre, même des champs Elysées et un Tartare.

Restauration de la villa Hadriana par Daumet

C'était comme un musée du monde : idée heureuse qui pourtant venait d'un curieux plutôt que d'un artiste, car bien des choses y étaient nécessairement mesquines. Cette vallée de Tempé, avec des montagnes faites de main d'homme, ces monuments réduits à d'humbles proportions et reconstruits loin du milieu matériel et historique pour lequel ils avaient été faits, auraient été une erreur de goût, si Hadrien, vieilli et fatigué, avait cherché dans sa villa autre chose que le plaisir légitime d'y retrouver à chaque pas un objet qui réveilla en lui quelque souvenir de ses bonnes années. Les Romains faisaient de grandes choses et avaient souvent le goût des petites. Lisez la description que Pline le Jeune nous donne des jardins d'une de ses maisons de plaisance. Que d'enfantillages ! Et à Pompéi, combien de petites fontaines et de petites grottes en rocaille ou en coquillages, de petits jardins et de petits ruisseaux qui portent le nom pompeux d'Euripes !

A cet égard, Hadrien fut plus Romain qu'un autre, et je ne doute pas qu'il n'y ait eu dans sa villa de très puériles imitations de monuments fameux, et quelques arrangements de terrain pour faire des sites et des fleuves célèbres, où le Pénée dû être représenté par un filet d'eau. N'en soyons pas moins reconnaissants pour une fantaisie qui nous a valu les statues, les bas-reliefs, les mosaïques découverts dans les fouilles que, depuis deux cents ans, on pratique dans cette villa dont les ruines couvrent un espace long de 3 milles. Beaucoup d'objets précieux des musées de Rome, l'obélisque des Barberini qui décore aujourd'hui la promenade du Pincio, ont été tirés de cette mine féconde ; et la flore de l'Europe s'est enrichie de quantité de plantes exotiques qu'il avait semées dans ses jardins de Tibur.

Centaure ivre - Musée du Capitole

Tant d'années passées par le prince loin de sa capitale, tant de travaux accomplis en Italie et dans les provinces, à ses frais ou à son exemple, prouvent trois choses qu'il importe de noter : la richesse des cités qui pouvaient exécuter de si nombreuses constructions d'embellissement ou d'utilité ; le bon état des finances publiques, puisque le prince prenait une large part à ces dépenses ; enfin la tranquillité de l'empire, où tout allait de soi, sans arrêt dangereux, ni secousse violente, qu'Hadrien navigua sur le Nil, ou qu'il chassa dans les montagnes de la Calédonie.

Cet ordre tenait à la forte discipline des légions, à l'esprit de justice qui animait, comme on le verra tout à l'heure, l'administration générale, mais aussi à l'activité des travaux publics qui, occupant quantité de bras, chassaient la faim, mauvaise conseillère, malesuada fames. De même que nous avons trouvé pour la politique extérieure d'Hadrien un principe de gouvernement, la paix armée, nous en trouvons un autre pour sa politique intérieure, le développement des travaux publics. Par le premier, il était en désaccord avec son prédécesseur ; par le second, il l'imitait. Tous deux, en effet, ont été de grands bâtisseurs, non point uniquement par goût personnel, mais par une règle de conduite qu'ils s'étaient imposée, qu'ils appliquaient avec persévérance et dont les peuples se rendaient compte. Dans la dédicace d'un temple égyptien, on lit ces mots : Pour le salut de l'empereur Hadrien... et pour le succès des travaux ordonnés par lui. Il faut que le spectacle de cette activité laborieuse ait singulièrement frappé les esprits, puisque l'on en retrouve l'écho dans une formule de prière adressée aux dieux et jusque dans une inscription de l'hiérophante d'Eleusis : Moi, la grande Prêtresse, j'ai initié le maître du monde.... Celui qui a versé un flot d'or sur toutes les villes de l'univers. Lors donc qu'Eutrope disait de ces princes qu'ils couvraient la terre de leurs constructions, cet écrivain signalait une grande idée politique, et non pas une puérile satisfaction de vanité.

Inscription commémorative de l'initiation d'Hadrien aux mystères d'Eleusis - Musée du Louvre

«Mère de Marcianus, fille de Démétrius, je tairai mon nom. Séparée de la foule des mortels, depuis le moment où les enfants de Cécrops m'ont nommée grande prêtresse de Cérès, j'ai enseveli mon nom dans les ténèbres de l'abîme profond qui renferme les mystères impénétrables. Non, ce ne sont point les fils de la Spartiate Léda que j'ai initiés, ni l'inventeur de ces remèdes salutaires qui triomphent de la mort, ni ce vaillant Hercule qui s'est tiré avec tant de fatigues des douze travaux qu'Eurysthée lui avait imposés. Moi, j'ai initié le maître de la terre et de la mer, celui dont le vaste empire s'étend sur tant de nations, celui qui a versé un fleuve d'or sur toutes les villes de l'univers, et principalement sur la terre fameuse de Cécrops, l'empereur Hadrien.»