La religion des dieux Lares, qui compte parmi les plus anciennes des peuples de l'Italie latine, fait partie du groupe très important des cultes domestiques où figurent, avec Vesta et Vulcain, les Pénates, les Manes et les Génies ; on la rencontre dès les débuts de l'histoire, chez les Latins, les Sabins et les Etrusques. Si les pratiques qui la distinguent sont rattachées de préférence à la nation sabine, le nom même de Lar est rapporté à la langue de l'Etrurie. Il y signifiait chef ou prince et correspondait à anax des Grecs ; les historiens le donnent à Porsenna et à Tolumnius, rois et guerriers ; à Rome même, on cite un consul des commencements de la République avec le cognomen de Lar. Pour en déterminer la signification religieuse qui importe seule ici, il convient de s'affranchir des interprétations dont la notion de Lare a été l'objet sous l'influence de l'hellénisme ; pour cela, il suffit de raconter l'origine du culte des Lares et son évolution, en suivant autant que possible l'ordre chronologique des témoignages et des faits.

I. ORIGINE ET SIGNIFICATION

Il est vraisemblable que le document le plus ancien où leur nom figure est le chant des Frères Arvales ; nous l'y rencontrons sous la forme Lases qui paraît en accentuer le caractère étrusque et qui nous est garanti par d'autres textes encore. Ce chant, qui, d'après l'interprétation commune qu'il n'y a pas lieu d'abandonner, est une prière pour la prospérité des récoltes au début du printemps, s'ouvre par l'invocation : E nos Lases juvate ; ces divinités y jouent, avec Mars et les Semones, le rôle de protecteurs des laboureurs, dont elles préservent le travail contre les fléaux. Elles ont la même signification aux yeux du vieux Caton ; dans le traité De l'Agriculture, il recommande à la fermière d'orner le foyer de couronnes, aux Calendes, aux Ides, aux Nones, aux jours de fêtes, et d'adresser, ces mêmes jours, des prières au Lare Familier pour que la récolte soit abondante. Ailleurs, il avertit le père de famille qui vient à sa villa, de saluer avant toute chose le Lare Familier et de ne faire le tour de sa propriété qu'après s'être acquitté de ce devoir. A peu près dans le même temps, nous voyons Plaute faire une place importante à la religion des Lares dans sa comédie où se traduit avec tant de fidélité l'opinion populaire. Dans l'Aulularia, le Lare de la maison d'Euclion prononce le prologue et définit pour les spectateurs ce qu'est son action divine : depuis plusieurs générations, il s'est constitué le gardien de la famille ; c'est lui qui a revu en dépôt un trésor et qui le tient caché jusqu'au jour où la piété de l'un des habitants le décidera à en révéler l'existence. Parce que la fille d'Euclion lui offre régulièrement de l'encens, du vin et d'autres dons, il va s'employer à son bonheur ; le père lui-même, d'abord négligent à l'égard du dieu, va déposer, une fois le mariage de sa fille décidé, ces mêmes offrandes sur le foyer pour que l'union soit heureuse. De même ailleurs, le mari invite sa femme à vénérer le Lare et à l'orner de guirlandes pour que dans la maison tout tourne à bien ; nous voyons des personnages, tantôt saluer les Lares avant d'entreprendre un voyage, tantôt leur rendre grâces pour quelque faveur reçue et les invoquer de concert avec les Pénates en décernant au Lare unique le titre de familiae Pater. Le vers d'un vieux poète, qui est peut-être Ennius, résume le rôle des Lares Familiers dans la maison romaine aux beaux temps de la République par cet hommage : Vous qui avez le souci profond de tout ce qui touche la maison ; Vosque Lares tectum nostrum qui funditus curant !

Ces témoignages de la piété populaire dans la plus ancienne littérature des Romains sont en harmonie avec les légendes primitives. Celle qui a embelli les origines du roi Servius Tullius, considéré comme le fondateur du culte public des Lares, veut qu'il ait été conçu par sa mère Ocrisia, tandis qu'elle offrait un sacrifice devant le foyer de la Regia. Le foyer est le symbole de la famille, celui de l'habitation permanente qui succède à la vie nomade ; rien de plus naturel que de considérer l'auteur d'une race, le fondateur d'une nationalité, comme issu de la flamme qui s'allume au foyer. On racontait la même chose de Caeculus, le fondateur de Préneste et, plus tard, sans doute par imitation littéraire, de Romulus. A ce point de vue, le Lar est identique au Genius generis, et il en précise la notion en la matérialisant. Le Genius est la force cachée qui engendre ; le Lare sera la divinité toujours présente qui protège et conserve. Si le roi Servius est le fils du Lare dont la divinité brille dans la flamme sur l'autel domestique de la Regia, c'est qu'il est devenu devant l'opinion le restaurateur, et par là même le conservateur de la puissance romaine à travers les âges. Les Grecs avaient des légendes analogues, quoique d'un caractère plus subtil. Ainsi Démarate, roi de Lacédémone, était considéré comme le fils du daemon familier Astrabakus. A côté de la légende de Servius Tullius, il faut placer celle de la gens Valeria ou Valesia, à laquelle on rattachait l'origine des Jeux séculaires. C'est en priant les Lares du foyer que le père de famille obtient la révélation des remèdes qui rendront la santé à ses enfants. Enfin Attus Navius, l'augure célèbre, lorsque enfant encore il a perdu le troupeau dont son père lui avait confié la garde, supplie les Lares, dans la chapelle qu'ils possèdent au fond du vignoble de la Sabine, de venir à son aide, ses offrandes les décident à lui rendre le bétail perdu et à lui enseigner la science augurale. Rapprochées des hommages dont les Lares sont l'objet dans la Comédie, image de la vie, ces fables s'accordent pour nous présenter les Lares comme les dieux qui président à l'existence familiale, qui veillent sur la prospérité et sur la santé des hommes groupés sous leur regard autour du foyer.

Cependant, tous ces témoignages sont muets sur l'origine généalogique des Lares ; il ne semble pas que la piété primitive s'en soit préoccupée ; un document postérieur, mais que l'on peut avec vraisemblance ramener au point de départ du culte, parle d'un sacrifice offert à la mère des Lares, qui n'y est pas autrement désignée. Ce sacrifice consistant en deux béliers est offert par les Frères Arvales ; des légendes, dont plusieurs n'ont guère que la valeur de subtilités mythologiques, ont nommé cette divinité ou Lara, ou Larunda, ou Acca Larentia ; la prosodie seule suffirait à nous avertir que Larunda et Larentia n'ont eu avec les Lares aucun rapport à l'origine et que seule une ressemblance tout extérieure les a plus tard associés. Alors la fête des Larentalia ou Larentinalia est absorbée par la fête propre des Lares ; et comme elle avait un caractère funèbre, analogue à celui des Feralia et des Parentalia, le culte des Lares, tout aussi bien que l'être propre de ces dieux, se sont compliqués d'un élément qui, du temps de Caton et de Plaute, y était encore totalement étranger. Nous aurons à montrer comment la notion des Manes, apparentée à celle des Lares, contribua à ce résultat.

Dès les débuts de la question des Lares, nous nous heurtons ainsi à des confusions qui démontrent que l'opinion religieuse, très nette en ce qui concerne leur action, est peu fixée sur leur véritable nature. Nous devinons seulement que les Lares ne sont ni des dieux au sens éminent du mot, ni des hommes divinisés, personnifications absentes de la vieille religion des Latins et qui, même chez les Grecs, furent d'introduction relativement tardive dans la piété populaire. Ils sont de vagues esprits qui agissent pour le salut et la prospérité des familles, les gardiens des hommes et de ce qui leur appartient, notamment des champs d'où les hommes tirent leur subsistance. Tibulle, un des poètes les plus fidèles à l'esprit des temps primitifs, les appelle custodes agri ; et l'auteur anonyme qui, avec les ressources de la langue de Plaute, a écrit la comédie du Querolus, fait dire au Lare d'une maison qu'il est : custos et cultor domus cui fuero adscriptus. Remarquons de plus, qu'en dehors du Chant des Frères Arvales, les plus anciens documents sur le culte des Lares nous donnent de préférence leur divinité au singulier et l'incarnent dans le Lar Familiaris, père unique, mais idéal d'une race : ce mot en effet signifie, non qu'il a procréé malériellement la race à l'origine en qualité d'ancêtre, mais qu'il est la raison divine de son existence et de sa durée.

Ce Lare, par exception seulement mis au pluriel, a l'allure rustique ; nous l'avons signalé avec ces traits dans les Actes des Frères Arvales et dans le traité de l'Agriculture de Caton. Dans une inscription archaïque de l'autel de Consus, vieille divinité agricole, il est en compagnie de ce dieu et de Mars dont la signification champêtre est connue. Malheureusement, le texte de cette inscription est corrompu en ce qui concerne les Lares et l'attribut spécial de leur puissance indéterminé. La légende qui a fait d'eux les fils d'Acca Larentia, identique à Dea Dia, protectrice de la floraison printanière, est, elle aussi, un témoignage en faveur de leur nature champêtre. Un poète dit que leurs premières images étaient taillées dans une souche grossière, tout comme celles de Silvanus, avec lequel ils ont d'ailleurs d'autres ressemblances ; le même constate que pour la première fois dans les champs ils furent l'objet d'humbles hommages et il les place parmi le cortège des divinités rustiques dont il célèbre les bienfaits. De son côté, Cicéron commentant toute une série de prescriptions religieuses dont le caractère archaïque est indéniable, dit qu'il faut honorer les Lares au milieu des champs, dans les bois sacrés dont ils ont fait leurs temples : c'est à la porte même des fermes, sous le regard des maîtres et des serviteurs, au centre de l'exploitation rurale, qu'ils font sentir leur action divine. Des inscriptions plus récentes, mais qui sont inspirées par la piété des anciens temps, leur donnent les vocables d'agrestes, de rurales, de casanici. Le Lar agrestis, qui ressemble à Silvanus, ressemble aussi à Priape et paraît avoir eu, comme lui, le phallus pour emblème ; il est le gardien des champs, comme Priape est celui des jardins, Silvanus celui des bois, Faunus celui des pâturages.

La preuve la plus évidente de la nature champêtre des Lares à l'origine est l'institution d'un culte en l'honneur des Lares Compitales. On peut voir à l'article Compitalia comment le partage de Rome en vici, transformé par Servius Tullius et subordonné à la grande division régionale [Regiones], fut alors sanctionné par ce culte et devint l'occasion d'une grande fête mobile, célébrée durant les jours qui suivent les Saturnales. En réalité, la religion des Lares Compitales fut importée des champs et simplement accommodée aux besoins de la vie urbaine. Avant d'être des carrefours formés par l'intersection de deux ou plusieurs rues, les compita des pagi, sous le régime agricole, étaient l'emplacement contigu à deux terroirs voisins : ubi plures viae competunt. Ils en formaient les limites, elles-mêmes consacrées par le droit primitif, et devenaient le rendez-vous forcé des travailleurs. Sur ces emplacements, il était d'usage d'élever des chapelles qui recevaient les images des divinités protectrices. Alors que dans chaque maison on ne vénérait qu'un seul Lare, comme le cas le plus fréquent des compita ruraux était celui de deux chemins se coupant à angle droit, les Lares y formaient une paire, ce qui fit que dans la pratique les Lares publics, par opposition avec les Lares privés, se présentent toujours, quel que soit d'ailleurs leur vocable spécial, au nombre de deux ; la pluralité de l'idée de Lares semble issue de la vénération des Lares de carrefours avant d'être consacrée par leur confusion avec les Pénates. Des textes nombreux en témoignent. Cicéron oppose les delubra des villes aux sanctuaires agrestes des Lares, aedes Larum, entourés de bois sacrés ; ces chapelles, placées aux carrefours et appelées carrefours elles-mêmes, formaient des passages (perfusa compita), semblables à des tours, dit un commentateur, où l'on installait les images des Lares. Là, une fois les travaux terminés, à l'entrée de l'hiver, les paysans, pour purifier les champs, immolaient des porcs engraissés ; là, en guise d'offrande symbolique, ils déposaient des jougs brisés pour rappeler la tâche heureusement accomplie. Limités d'abord dans Rome même aux habitants des pagi (pagani) en dehors du Septimontium où habitaient les montani, les compita et le culte dont ils étaient l'objet furent adaptés à la nouvelle organisation urbaine par Servius Tullius.

Et ce n'est pas au hasard que la légende reporte à ce roi l'honneur de cette institution : c'est parce que, sorti de la condition servile, il incarne devant l'opinion la classe des travailleurs obscurs. Une des particularités du culte des Lares, c'est que les esclaves y prennent une part prépondérante ; il est même le seul qui les ait pour ministres quelquefois, comme participants toujours, en souvenir des temps où ils n'étaient encore que les auxiliaires de l'agriculture : la fermière orne de guirlandes l'autel du Lare et le fermier remplit, pour les vénérer, un rôle qui, dans toute autre manifestation semblable, resterait dévolu au père de famille. Ajoutons que le soin de célébrer les compitalia incombait surtout aux esclaves, qu'à cette occasion ils étaient dispensés de tout travail et recevaient une ration supplémentaire de vin. L'origine et le caractère champêtres de la religion des Lares est donc indubitable ; même à l'époque d'Auguste, alors que la politique et la philosophie y ont introduit des idées et des pratiques inconnues aux beaux temps de la République, c'est dans les milieux rustiques qu'il faut chercher son expression véritable. Il suffira de citer Horace : aux yeux de ce poète, le Lare est le bon esprit qui préside aux repas sans apprêts, aux divertissements simples qui lui rendent chère sa ferme des Sabins ; ce qui surabonde dans l'être du Lare, c'est l'idée de gardien des hommes et de tout ce qui assure leur bien-être : nous retrouverons ce caractère en racontant les pratiques destinées à l'honorer et les offrandes qui concilient sa faveur.

Cependant, de très bonne heure chez les anciens et, avec une persistance assez surprenante chez les historiens modernes de la religion romaine, on a voulu voir dans le Lare unique de chaque foyer et dans les Lares en général des ancêtres déifiés devenus les protecteurs de leur race. Nous croyons qu'il y a là une erreur ; elle date des temps de Cicéron et de Varron et l'hellénisme religieux en a fait tous les frais ; elle n'a pas plus de valeur au fond que celle qui les faisait identifier par Nigidius Figulus avec les Curètes, les Corybantes et les Dactyles du mont Ida. Cicéron, qui n'a jamais nommé en latin le Genius, a traduit Lares par daimones, sans être bien sûr d'ailleurs de l'exactitude de sa traduction. Varron les confondait avec les Manes en leur donnant Mania pour mère : ailleurs, il les appelait esprits divins ou héros ; ailleurs encore, il les assimilait aux Larvae et les logeait, avec les Génies, dans les espaces célestes, entre les nuages et la voûte éthérée ; l'assimilation avec les héros grecs est celle qui, à partir de cette époque, devient de plus en plus fréquente. Si l'on veut se rendre compte comment la notion mal comprise des Lares fut, par les milieux instruits de Rome, introduite dans le cercle des idées générales d'où sont issus les Daemons des Grecs, puis confondue avec celles des Pénates, des Manes, des Génies, tous confondus entre eux, il faut le demander à un érudit des commencements du christianisme, Cornélius Labeo, qui a écrit un traité sur les dieux appelés animales : il donnait ce nom à toutes les personnifications divines issues de l'idée de l'âme, une fois qu'elle eut été conçue comme distincte du corps : quod de animis fiant. L'immortalité de l'âme admise avec ses conséquences, on disait des Lares, comme Verrius Flaccus, qu'ils étaient les âmes des hommes mises au nombre des dieux, ce qui signifie qu'ils étaient des héros à la façon des Grecs. «Les âmes des héros, dira un commentateur de l'Enéide, résident dans les bois sacrés», là où la piété rustique des Latins vénérait. les Lares des carrefours et des chemins : Manes piorum qui Lares viales sunt. Le même les opposait aux Larvae, esprits funestes qui troublent la maison et tourmentent les vivants, tandis que les Lares seraient les esprits secourables qui y répandent la prospérité et la joie ; un autre les confond avec les Lemures, ce qui revient au même ; d'autres enfin, pour mettre quelque ordre dans ces personnifications voisines mais distinctes, les disposent toutes dans une sorte de hiérarchie, sans réussir pour cela à sauver l'être propre des Lares. La classification la plus raisonnable est celle qui met d'un côté les esprits bons, Génies, Lares, Pénates et Manes, de l'autre les mauvais représentés par les Larvae, les Lemures restant d'un caractère indéterminé. Il faut la philosophie dualiste de Plotin pour donner à ce système une précision suffisante ; saint Augustin, y appliquant le vocabulaire latin, dit que ce philosophe appelait daemones les âmes des hommes affranchies par la mort et que les hommes qui ont pratiqué la vertu deviennept alors des Lares. Mais rien de tout cela n'est romain ni latin ; la notion d'ancêtre déifié est, avant l'Empire, étrangère à la religion romaine et c'est une transposition, oeuvre des philosophes et des antiquaires, qui l'a prise dans les spéculations récentes, ou pour la rapporter aux temps primitifs, ou pour la faire rentrer dans la piété populaire. Quoique les anciens Latins aient eu pour coutume d'ensevelir leurs morts, chacun dans sa demeure, rien ne prouve qu'ils aient jamais songé à les déifier : il est certain du moins qu'ils ne voyaient ces morts, ni dans les Lares, ni dans les Pénates, et que la confusion des Manes avec les uns et les autres n'est pas antérieure au déclin de la République. Mommsen a eu donc tort de dire, après beaucoup d'anciens et bon nombre de modernes, que chaque gens a eu son héros éponyme qui fut le fondateur de la gens et qu'on vénérait en qualité de Lar Familiaris. Ajoutons que s'il en avait été ainsi, il y aurait eu diversité dans la façon de concevoir ce Lare suivant les familles, tandis que partout existe la même indétermination d'un être vague par sa nature comme par ses origines, identique seulement dans son action protectrice et bienfaisante.

Si la confusion des Lares avec les daimones estiouchoi et les héros éponymes est due à l'influence des Grecs, en revanche celle des Lares et des Pénates est l'oeuvre de l'opinion romaine : elle est même générale dans la croyance des peuples latins et nous la voyons de bonne heure consacrée par la littérature et par l'art. C'est qu'au début Lares et Pénates sont très souvent nommés ensemble et que leur sphère d'action est la même, l'espace restreint du foyer domestique. En réalité, les Pénates rentrent dans la classe des Lares et sont des Lares avec la fonction déterminée de veiller sur le penus de la maison ; il semble que le mot lares soit un substantif et celui de penates un adjectif qui désigne les Lares du penus et du penetrale. La langue même établit entre eux une autre distinction caractéristique, du moins à l'origine ; le Lare est de préférence pris au singulier, les Pénates sont toujours au pluriel ; si les Lares deviennent plusieurs dans le langage, ce n'est pas seulement sous l'influence des idées qui ont fondé les Compitalia, mais aussi parce qu'ils sont habituellement associés dans une idée commune, celle de la maison familiale, et que les Pénates y interviennent au nombre de deux. Couramment et de très bonne heure, ils sont ainsi pris les uns pour les autres ; une inscription donne aux Lares le vocable de Penates. La triade des dieux du foyer, subordonnés à Vesta qui en incarne la flamme, est constituée par le groupe des deux Pénates encadrant le Lare unique ; les trois figures sont, par métonymie, appelées indifféremment ou Lares ou Pénates : ensemble ou séparément, elles expriment l'idée de la patrie, le plus souvent au sens restreint du mot. Les passages sont innombrables chez les auteurs où le mot Lare signifie simplement la maison paternelle ; être chassé de son héritage, c'est quitter le Lare Familier ; n'avoir point de demeure propre, point de foyer, c'est n'avoir de Lare nulle part ; une maison de pauvre apparence est un Lare modeste, etc. Les poètes transportent même l'expression à des animaux qui vivent en société, Virgile aux abeilles, Ovide aux oiseaux. Dans tous ces passages, les Pénates peuvent se substituer aux Lares, sans que l'idée soit différente.

II. PRATIQUES, CULTES, VOCABLES ET TEMPLES DIVERS

Dans tout ce qui est relatif à la religion des Lares, il importe de distinguer deux époques : l'une finit avec la République romaine, l'autre commence avec Auguste et la restauration de certains cultes par cet empereur ; parmi ces cultes, celui des Lares a tenu peut-être la place la plus importante. Durant la première période, les Lares conservent généralement, même dans les manifestations de la religion officielle, le caractère familial et rustique qui est celui de leurs origines ; à partir d'Auguste, la politique leur fait subir une transformation radicale, et le changement est consacré tant par les conditions générales de la vie plus raffinée que par le mouvement des idées sur l'âme : ils sont alors ou des personnalités de la religion philosophique (physicum genus), ou des figures de la religion politique (civile genus); seuls les poètes et avec eux la piété des milieux ruraux (poeticum genus) leur gardent leur antique physionomie.

A ce dernier point de vue, l'autel propre des Lares est le foyer, centre de la maison romaine, et leur temple l'atrium. C'est là que le Romain de vieille souche, en compagnie de ses enfants et de ses serviteurs assis sur de longs bancs de bois, adresse aux dieux domestiques la prière du matin, là qu'il prend ses repas en faisant une part de tous les mets aux Lares et aux Pénates. A ces dieux et à Vesta, qui les a dans sa dépendance, sont consacrées la table qui porte la nourriture et la salière sans laquelle il n'y a pas de repas et qui à ce titre devient leur symbole. A leur contact, les ustensiles les plus vulgaires, les patellae purae, plats d'argile grossier et sans ornements, sont comme sanctifiés ; les dieux eux-mêmes s'appelleront patellarii. Alors l'autel domestique et le foyer, la préparation de la nourriture par le feu et la vénération des esprits qui y président ne font qu'un ; la même intention les réunit ainsi que le même lieu. A la campagne, l'atrium reste le temple des Lares ; Horace, dans sa ferme, mange en face du Lare avec ses serviteurs, à qui il partage les plats dont le dieu a eu les prémices. A la ville, les progrès du luxe feront la scission entre la cuisine qui, même dans ce cas, reçoit encore en bien des endroits les images des divinités domestiques, et l'autel familial, destiné tant aux Lares qu'aux Pénates ; alors, dans la maison des riches, on leur installe un sacrarium spécial où ils sont honorés avec tous les dieux protecteurs de la maison.

On en rencontre, à Pompéi notamment, des exemples variés. Dans quelques-unes des habitations les plus élégantes, le laraire n'a pas quitté l'atrium ou bien il est dans une pièce séparée, mais voisine : c'est une des alae qui a été changée en chapelle dans la maison d'Epidius Rufus ; dans celle de Vettius, il se trouve dans un deuxième atrium plus petit attenant au premiers ; mais ailleurs il a été transporté dans un angle du péristyle ou jusqu'au fond du viridarium. Nous savons qu'il pouvait, dès ce temps, être placé dans les chambres ou auprès des chambres à coucher ; il en était ainsi dans le palais des empereurs. Les images des Lares sont peintes sur la muraille ; leurs statuettes abritées sous une niche plus ou moins profonde ou côte à côte avec d'autres à l'intérieur d'un édicule à fronton soutenu par des colonnes. Ces dispositions ne sont pas propres exclusivement à Pompéi ou à l'Italie : on les retrouve aussi bien en d'autres pays. Des autels de pierre ou de brique étaient quelquefois construits devant l'édicule des Lares ; dans la maison du centenaire, dont on voit le laraire fermé par un mur bas, on a trouvé un autel mobile fait d'une pierre carrée posée sur un pied cylindrique, mais souvent on n'en trouve aucune trace : on se contentait de petits autels portatifs d'argile ou de bronze.

Aux principaux jours de fête, sans compter les Calendes, les Nones et les Ides et le jour de la nouvelle lune, on offre aux Lares des sacrifices, on les orne de fraîches guirlandes ; un lexicographe nous apprend que ces guirlandes étaient si touffues que les petites images des dieux disparaissaient sous les fleurs. La jeune fille de l'Aululaire est redevable de la faveur du Lare à des offrandes journalières ; aux fleurs il était d'usage d'ajouter l'encens, au moins une fois par mois, et aussi des fruits ou des libations de vin. Par exception seulement on immolait aux Lares domestiques des animaux, des truies ou des agneaux ; dans la belle prière que Tibulle adresse aux Lares de son enfance, il cite comme leurs offrandes préférées des grappes de raisins, des couronnes d'épis, des rayons de miel, des gâteaux de froment. Et par-dessus tout, on leur destinait par la pensée la flamme même du foyer qui est leur symbole ; c'est ainsi que chez Virgile nous voyons Enée, après l'apparition d'Anchise en Sicile, ranimer la flamme assoupie de l'âtre, invoquer le Lare protecteur de la race avec Vesta et leur offrir un sacrifice de froment torréfié et d'encens. Lorsque, au nom du christianisme naissant, les empereurs s'attachèrent à détruire les manifestations de l'antique piété païenne, ils interdirent d'honorer le Lare par le feu, le Génie par le vin, les Pénates par l'encens, et défendirent qu'on leur allumât des lumières, qu'on les vénérât par des parfums ou des guirlandes de fleurs.

Ces témoignages périodiques devenaient plus expressifs dans les occasions où la vie familiale s'éclairait de quelque événement heureux, de quelque espérance de bonheur à venir ; le jour où les jeunes gens revêtaient la toge virile, la bulle passait de leur cou à celui du Lare familial ; on lui rendait grâces lorsque l'absent rentrait à la maison après un long voyage ; on l'implorait à la veille d'un mariage. La nouvelle mariée, en franchissant le seuil de son époux, saluait les Lares et leur offrait un sacrifice. Dans l'union célébrée sous la forme de la coemptio, la mariée arrivait dans la maison avec trois pièces de monnaie dissimulées, l'une dans sa main, l'autre dans sa chaussure, la troisième dans une bourse ; la première était pour l'époux, la seconde pour l'autel des Lares domestiques, la troisième pour l'autel du carrefour le plus proche : dans cette pratique, nous surprenons le lien qui unit la religion du Lar familiaris à celle du Lar compitalis. Après les funérailles, la maison ne redevenait pure que par le sacrifice aux Lares de deux béliers.

Au lendemain des Feralia, célébrés en l'honneur des morts et afin de resserrer les liens qui unissaient les survivants, les Lares avaient leur part dans la fête de Caristia ou Cara cognatio : «Offrez de l'encens aux dieux de la famille, s'écrie à cette occasion le poète, présentez-leur des mets, afin que le plat, tendu en signe de vénération, nourrisse les Lares à la tunique retroussée». On se recommandait à la protection des Lares quand on partait en voyage ou pour la guerre ; le culte des Lares viatorii, viales, semitales, attesté par un grand nombre d'inscriptions, celui des Lares mililares et permarini, qui prit place dans la religion publique, sont d'abord des manifestations de cet usage. A sa libération, le prisonnier vouait aux Lares sa chaîne ; le soldat après ses campagnes suspendait devant leur autel ou ses armes ou les dépouilles de l'ennemi. Toutes ces pratiques concordent pour nous présenter les Lares, non comme des ancêtres déifiés exerçant après la mort une action salutaire sur leurs descendants, mais comme les bons esprits, subordonnés à Vesta et compagnons des Pénates, qui embrassent de leur protection tous les intérêts domestiques.

De même que l'idée du Genius, très simple à l'origine, s'est morcelée en une variété indéfinie de conceptions particulières, ainsi la croyance au Lare unique et le même au fond pour tous, a revu, quoique à un degré moindre, des applications diverses en dehors du cercle intime où elle a pris naissance. Protecteur par essence de la maison où s'abrite la gens primitive, il se multiplie en devenant celui des individus isolés ; il varie ses aspects suivant les cas particuliers où peuvent se trouver placés soit les individus eux-mêmes, soit la collectivité tout entière ; une inscription mentionne les Lares d'un vicus et d'autres les Lares d'une gentilitas. Il semble même que par ce biais surtout les hellénisants aient plié la notion des Lares aux croyances de la Grèce sur les héros ; Preuner a remarqué avec beaucoup de justesse que cette notion est tellement propre à la latinité que les Grecs, malgré la richesse de leur langue, n'ont pas de mot qui la traduise avec précision ; d'où les formules qui, par leur vague, favorisaient les assimilations inexactes ; ainsi, celle de Denys d'Halicarnasse qui parle des démons héréditaires de la famille d'Appius Claudius, entendant par là les Lares de la race. Dans le même ordre d'idées, Creuzer a essayé de démontrer que les Lares grundules, vocable sur le sens duquel on n'est pas fixé encore, étaient préposés à un culte propre aux Curies. Les anciens leur donnaient une signification politique en les rattachant (par grundire et grunditus) à la fable de la truie et des trente porcelets que Virgile a fait entrer dans son Enéide et qui symbolisaient les trente villes de l'antique confédération latine.

C'est par la vénération des Lares compitales que nous nous rendons compte de la façon dont le culte des Lares en général est devenu public après avoir été privé à l'origine. L'institution des Compitalia, attribuée au roi Servius Tullius, est, dans l'ordre des temps, la première manifestation de ce culte public ; leur restauration par l'empereur Auguste en est l'épisode capital. Cependant, nous voyons déjà figurer les Lares comme des divinités nationales dans l'acte par lequel Decius se dévoue pour le salut de l'armée et de la République [Devotio]. Ils y sont invoqués entre Janus, Jupiter, Mars Pater, Quirinus, et les dieux Novensiles et Indigètes. Les Lares ainsi invoqués sont sans doute les mêmes que ceux qui portent plus tard, dans les inscriptions, le vocable de Militares, ceux dont un poète a dit qu'ils ont éloigné Hannibal des murs de Rome et qui ailleurs sont désignés comme les défenseurs de la ville et de l'Empire. Festus interprète de la même façon ceux qu'on appelait Hostilii, quoique le sens primitif de Hostis invite plutôt à considérer ceux-ci comme les protecteurs des citoyens qui vivaient ou voyageaient à l'étranger. Ils seraient alors à rapprocher des Viales qui jouaient le rôle de la Fortuna Redux, avec laquelle on les trouve associés parfois, notamment pour un sacrifice de deux béliers fait en 214 par les Frères Arvales, à l'intention de Caracalla parti en Nicomédie. La phraséologie grecque n'a pas manqué d'assimiler les Lares militares à des héros en les appelant : «les demi-dieux qui ont fondé la ville et établi l'empire universel». Nous avons d'ailleurs une inscription votive en l'honneur du Lar Victor, et une autre qui célèbre le Lare de Mars et de la Paix : MARTIS ET PACIS LARI, expression qui rappelle le dédoublement de certaines personnalités divines par la notion de leur Génie. Les Arvales encore sacrifient à ce Lare guerrier un taureau blanc aux cornes dorées, comme à Jupiter, ob salutem victoriamque germanicam, durant l'expédition entreprise en 213 par Caracalla contre les nations germaniques. Reifferscheid a reconnu les Lares militares sur une lampe d'argile où la Victoire est placée entre eux.

Des préoccupations suscitées par la guerre maritime sortit un culte public des Lares Marini ou Permarini. Aemilius Regillus, préteur, leur voua un temple sur le Champ de Mars après sa victoire navale sur les généraux d'Antiochus (190 av. JC.) ; ce temple fut dédié, onze ans plus tard par M.Aemilius Lepidus, censeur ; il s'élevait non loin des Navalia et fut le seul qui, durant la République, eût coexisté en ce lieu avec les temples de Mars. Tite-Live nous a conservé l'inscription placée à la fois au frontispice du sanctuaire et dans celui de Jupiter Capitolin : elle paraît avoir été rédigée en vers saturniens. Une fête annuelle, fixée au 22 décembre, commémorait l'événement ; cette date a ceci de remarquable qu'elle coïncide avec la fête d'Acca Larentia, mère des Lares, que l'on vénérait le lendemain. Enfin, s'il n'y a pas confusion chez les auteurs, toutes les deux se compliquaient de la célébration des Lares Praestites, dont on faisait remonter le culte au roi Titus Tatius le Sabin et qu'Ovide assimile, dans la description qu'il en a faite, aux Militares.

Le vocable de Praestites donné aux Lares est cité pour la première fois par Varron qui a dit le prendre dans les livres des Pontifes ; il rappelle celui de Jupiter Praestes, vénéré à Préneste, d'une déesse Praestota qui figure sur les tables d'Iguvium, et d'une divinité archaïque de Rome, Praestitia ou Praestana, honorée dans les parages où la cité du Palatin confinait au Caelius et à l'Aventin.

Nous connaissons ces Lares Praestites par un denier de la Gens Caesia, des dernières années de la République ; ils y sont représentés sous les traits de deux jeunes guerriers assis, tenant la lance, vêtus d'un manteau qui laisse le haut du corps nu, avec un chien entre les deux ; en exergue le mot LARE ; le vocable manque, mais l'identification avec les Praestites n'est pas douteuse. Les Sabins de Cures leur dressèrent pour la première fois un autel à Rome et leur instituèrent une fête que les calendriers fixent au 1er mai. Ovide, qui nous fournit la plupart de ces détails, leur donne pour compagnon le chien, symbole de vigilance ; il commente en ces termes leur action tutélaire :

Praestant oculis omnia tuta suis.
Stant quoque pro nobis, et praesunt moenibus Urbis
Et sunt praesentes, auxiliumque ferunt.

Plutarque, qui les connaît également, leur prête pour vêtement la peau d'un chien ; un petit bronze du Louvre, d'ancien style, offre l'image d'un Lare ainsi vêtu et tenant de la main droite un rhyton qui se termine en corps de chien. Le chien, en tant que victime, a une place dans les cultes les plus anciens de Rome, et particulièrement de la cité du Palatin ; nous le rencontrons dans celui d'Hercules sur le Forum Boarium et dans celui de Genita Mana ou Mania que certains tenaient pour la mère des Lares. Le denier de la gens Caesia fait les Praestites semblables aux Dioscures que des fables récentes ont mêlés au culte de Juturna et aux souvenirs de la bataille du lac Régille ; des modernes ont cru les retrouver dans les Fratres Depidii ou Digitii que les commentateurs de Virgile placent dans l'entourage de Vesta et associent au culte du foyer ; il est probable que les uns et les autres ne sont que des altérations des Lares Praestiles, divinités protectrices des vici habités à l'origine par les Rhamnes : l'unification de ces vici fut consacrée par la légende de la mort de Remus et de la domination de Romulus ; puis, du temps où l'héroïsation suivant les procédés des Grecs s'implanta dans l'opinion romaine, on identifia les Praestites avec les premiers fondateurs de Rome, devenus ses protecteurs divins. C'est là moins une croyance accréditée chez les anciens qu'une interprétation erronée de la personnalité des Lares chez les historiens récents de la religion romaine.

Outre les honneurs rendus le 1er mai aux Lares Praestites, la religion publique des Lares est consacrée dans les calendriers par une fête qui tombait au 1er août et surtout par la fête appelée Larentalia ou Larentinalia, que l'on célébrait le 23 décembre. Celle-ci s'adressait à Acca Larentia considérée comme la mère des Lares ; nous avons dit déjà les raisons pour lesquelles l'idée des Lares nous paraît avoir été à l'origine étrangère à ce culte. Il suffirait de remarquer que toutes les cérémonies et pratiques à l'intention manifeste des Lares ont un caractère de gaieté et de vie satisfaite alors que les Larentalia sont une fête funèbre, célébrée auprès d'un tombeau et en l'honneur des dieux Manes, surnommés servilibus ; Varron ne s'y est pas trompé quand il les a assimilés aux Parentalia.

Il peut paraître surprenant que la religion des Lares, si importante dans la vie privée et publique des Romains sous la République, n'ait alors parlé aux yeux dans les rues et sur les places que par un nombre insignifiant de monuments sacrés. A part, le temple voué par Aemilius Lepidus et le vieil autel qu'on faisait remonter au roi Tatius, il n'est question chez les auteurs que d'un sacellum, qui lui-même n'eut un certain éclat, d'ailleurs bien modeste, qu'après la réforme du culte des Lares publics par Auguste. Ce sacellum est cité pour la première fois par un auteur à propos d'événements qui sont de l'an 106 av. JC., et Ovide en fixe la dédicace au 27 juin. L'emplacement a pu en être déterminé avec précision au carrefour formé par la voie sacrée, la Via Nova et la rue qui montait au Palatin ; comme l'endroit se confond avec celui de la demeure du roi Ancus Martius, c'est-à-dire avec la maison même du Rex sacrorum, et que d'autre part le sacellum figure dans le tracé de l'antique pomoerium, il n'est pas téméraire d'affirmer qu'il faut mettre en ce lieu le plus ancien sanctuaire des Lares Praestites. En le restaurant d'abord, puis en plaçant la mention de cet acte parmi les plus notables de son règne, Auguste témoigne qu'il y voyait le monument vénérable entre tous du culte des Lares, le plus digne de relier le passé au présent par les liens de la vieille piété romaine.

Citons enfin un sanctuaire que Varron nomme Querquetulanum, et qui était situé auprès du Facutalis, des bois sacrés de Mefitis et de Juno Lucina ; tous ces monuments étaient sur l'Esquilin. Il paraît probable que les Lares Querquetulani n'étaient primitivement que des Compitales auprès desquels les habitants de l'Esquilin et du Caelius se rencontraient dans une religion commune ; Gilbert croit pouvoir placer leur sanctuaire devant la Porta Querquetulana, non loin de l'église de Santo-Clemente. Il n'est d'ailleurs pas téméraire de supposer que si les Lares, divinités d'un caractère modeste et issues du culte domestique, n'ont possédé à Rome que peu de temples proprement dits, ils ont dû être honorés dans tous les quartiers, et cela dès les débuts de la République, par des chapelles analogues aux antiques compita des pagi ; il en fut de ces chapelles comme de celles des Argei avec lesquelles la piété a dû les mettre en rapport ; un grand nombre disparut dans l'envahissement progressif des emplacements jadis consacrés, par le besoin de monuments plus luxueux ou de carrefours mieux appropriés à une circulation active.

Nous n'avons pas à revenir ici sur l'historique du culte des Lares compitales associés à la vénération du Genius de la maison impériale et qui fut l'oeuvre religieuse la plus considérable réalisée par Auguste. Refusant de son vivant toute espèce d'apothéose, il sut ainsi, par une voie détournée, amener l'opinion à la consécration de sa dynastie, sous le couvert d'une religion rétablie dans ses anciens droits. Au sanctuaire principal, celui de la montée du Palatin, ces Lares ne s'appelèrent d'abord que Lares publici ; plus tard seulement ils furent dénommés Augusti ; la réorganisation de ce culte, mis en harmonie avec la nouvelle division de la ville en quatorze régions, est complète en l'an 7 av. JC. ; des inscriptions datées prouvent qu'elle était en voie d'exécution dès l'an 14 ; à la mort d'Auguste, non seulement le temple des Lares au point culminant de la Voie sacrée était restauré, mais dans les 265 carrefours de la ville se dressaient les images des deux Lares publics, encadrant celle du génie de l'empereur. Dans ce groupe, les Lares ont en réalité pris la place des Pénates primitifs, tandis que le Lare unique de l'ancien culte y était remplacé par le Génie. A s'en tenir aux apparences, il n'y avait rien de changé depuis les temps où un personnage de Plaute invoquait les dieux Pénates de ses parents et le Lare père de la famille ; les figures sont les mêmes et en même nombre ; cependant, pour être exact, aux yeux d'Auguste et de ses contemporains, les Pénates ont disparu en s'identifiant avec les Lares des carrefours, et le Lare lui-même est devenu la représentation religieuse du fondateur de l'Empire : GENIO AUGUSTI ET LARIBUS, diront les inscriptions à partir de cette époque.

Et l'empereur ne se borna pas à orner ainsi les carrffours d'autels surmontés par ces trois figures ; il groupait autour d'elles, du moins sur les places les plus importantes, aux frais de sa cassette et en y destinant d'une façon spéciale les sommes qui lui étaient versées sous forme d'étrennes, les plus beaux chefs-d'oeuvre de la sculpture hellénique ; Suétone cite l'Apollon Sandaliarius et un Jupiter Tragoedus. La fête spéciale des Compitalia ainsi réorganisée tombait le 27 juin ; elle comportait une procession et un sacrifice dont de nombreux bas-reliefs nous ont conservé, tout au moins en partie, l'ordonnance : les images des Lares y sont portées par des personnages en toge. Sur un autel, aujourd'hui au Vatican, voué par le sénat et le peuple en l'an 12 av. JC., elles le sont par Auguste et Livie en personne ; un autre bas-relief, daté de l'an 7, année où le culte est devenu régulier, représente les figures d'Auguste, de Livie et de L. Caesar, procédant avec les vicomagistri au sacrifice en l'honneur des Lares devant l'image du Génie impérial. En ce qui concerne les chapelles mêmes, avec les édicules et les autels élevés ainsi sur tous les points de la ville au croisement des rues, sur les confins des régions et des quartiers, on a retrouvé les ruines d'un certain nombre ; les inscriptions prouvent d'ailleurs que les successeurs d'Auguste continuèrent de s'intéresser à ce culte devenu populaire et que même sous Trajan les monuments qui le consacraient furent l'objet d'une restauration générale. A Pompéi, dans un édifice attenant au forum, longtemps désigné sous le nom de Curia et de Senaculum, on a depuis reconnu avec toute vraisemblance un temple des Lares publics et du Génie d'Auguste.

Il était naturel que la faveur officielle accordée à ce culte eût son effet sur la vénération des Lares dans les maisons particulières, d'autant plus qu'un sénatus-consulte rendit obligatoire l'hommage à la divinité impériale et aux Lares publics. Nous savons par Horace que dès l'an 14 il était d'usage de les invoquer dans les repas ; sous Néron, chez Trimalcion, les convives préludent au festin par l'exclamation : Augusto, patri patriae, feliciter, et le maître fait apporter sur la table les statuettes de ses Lares, affublés des noms mercantiles ou prétentieux de Cerdo, de Felicio et de Lucio. Si la dévotion à l'empereur acclimate de nouveau ces pratiques en l'honneur des Lares, elle ne tarde pas à céder devant une piété plus personnelle ; le génie du souverain est remplacé par celui du maître de la maison ; ailleurs, ce génie reste anonyme à dessein, ne représentant que le genius generis, traduction teintée de philosophie qui contribue pour sa part à achever l'identification du vieux Lare Familier avec le daimôn ou le héros estiouchos des Grecs. Outre que la ligne de démarcation qui séparait jusque-là le culte privé des Lares de leur religion officielle tend ainsi à s'effacer de plus en plus, chacun y trouvait le moyen d'y loger la piété de ses préférences ou même un philosophisme pieux qui était, au fond, la négation même des croyances anciennes. Ici, les hommages aux Lares ne sont que des flatteries à l'adresse des Césars et la forme la plus vulgaire de l'apothéose ; ailleurs, par une extension trop facile pour qu'elle ne se fût pas présentée dès l'abord au désir de faire la cour, ils s'adressent à quelque éminente personnalité dès son vivant ; pour les âmes plus nobles, ils deviennent un moyen de témoigner de l'admiration à des morts illustres. Le père de Vitellius plaça parmi ses Lares les images en or de Narcisse et de Pallas, les affranchis fameux ; l'empereur Hadrien reçut de Suétone, son secrétaire, une statuette en bronze d'Auguste enfant, dont il fit un de ses Lares familiers ; Marc-Aurèle s'entourait des Lares de ses maîtres vénérés ; Alexandre Sévère, avec une largeur de vues qui marque bien le caractère de la piété romaine à cette époque de syncrétisme, honorait de concert les Lares d'Orphée, d'Abraham, d'Apollonius de Tyane, de Jésus-Christ, tous également jugés dignes d'un culte pour leur sainteté. Il avait un deuxième laraire plus petit où étaient réunies les images de Virgile, de Cicéron, d'Achille et d'autres grands hommes. L'humble sanctuaire des Lares (Lararium) devient une sorte de musée où les chefs-d'oeuvre de l'art sont enveloppés d'une atmosphère de vénération religieuse. Devant ces images, on continuait de faire ses dévotions le matin, ainsi qu'au bon vieux temps, d'apporter des fleurs aux dates consacrées et d'offrir des sacrifices. Et toujours dans l'esprit de l'antiquité, le maître se faisait assister par ses esclaves ou ses affranchis, lesquels d'ailleurs, ainsi que le prouvent un grand nombre d'inscriptions recueillies sur les divers points de l'empire, sont restés avec une prédilection particulière les fidèles des dieux Lares. Des collèges et des associations, ne rappelant plus que par le nom les collegia compitalicia, foyers d'agitation révolutionnaire au déclin de la République, se fondèrent un peu partout, pour propager, avec le culte des Lares, celui de la divinité impériale.

La force de cette religion, qui survit, même au triomphe officiel du christianisme, nous est attestée par les railleries des Apologètes d'abord, par leurs doléances ensuite ; saint Jérôme déplore que de son temps encore il n'existe pour ainsi dire aucun lieu qui ne soit souillé des hontes de l'idolâtrie ; il en donne comme preuves les idoles placées derrière la porte des maisons, idoles décorées du nom de Lares, à qui l'on continue d'offrir des sacrifices publics et privés ; les provinces, dit-il, sont infestées de cette vieille erreur, et à Rome même, dans chaque quartier, dans chaque demeure, on allume, devant une Tutela quelconque, des cierges et des lampes : ainsi ceux qui entrent et ceux qui sortent sont sans cesse confirmés dans leur superstition. Tutela dans cette plainte est synonyme du Genius loci qui lui-même se confond avec le Lare Familier. Nous avons cité plus haut le rescrit de Théodose qui, en l'an 392, défend les pratiques en l'honneur des Lares, des Pénates et des Génies ; les uns et les autres ne disparaissent que pour faire place aux saints et aux anges de la religion nouvelle.

III. REPRESENTATIONS FIGUREES

Si l'on met à part le denier de la gens Caesia, qui nous donne l'image officielle des Lares Praestites avec le chien, on peut dire que nous savons fort peu de chose sur la représentation plastique des Lares sous la République. Tibulle nous apprend que pour la maison rustique ils étaient grossièrement taillés dans une souche de bois, ce qui est le cas de toutes les divinités champêtres, comme Silvanus, Faunus, Priape, lesquels ont d'ailleurs avec les Lares plus d'un trait de ressemblance. Cependant, nous savons d'autre part que, dès les temps de la deuxième guerre punique, l'art s'attachait à représenter les Lares d'une façon moins primitive. Un fragment d'une comédie de Naevius nous montre un peintre du nom de Théodote qui, assis dans la cella d'une chapelle et mis à l'abri sous des planches, peint pour les Compitalia des Lares dansants : Lares ludentes. Il n'est pas douteux que dès lors s'élabore le type que nous allons trouver réalisé à partir d'Auguste par de nombreuses statuettes de bronze destinées au culte des Lares domestiques.


Il en est toutefois un autre qui semble antérieur et paraît correspondre à la notion du Lare unique, tel qu'on l'honorait dans les maisons aux premiers temps de la littérature romaine. Il nous est fourni par une statuette du musée de Dresde, qui représente une figure juvénile, à l'expression satisfaite, debout et au repos ; le corps est drapé dans une ample tunique dont un des pans retombe de l'épaule gauche, formant sinus au-dessus de la ceinture qui le retient et retombant plus bas que les genoux ; les pieds sont chaussés de bottes légères ; la fête est couronnée de fleurs ; la main droite tient une patère et la gauche une corne d'abondance ; si l'on remarque que la tunique s'arrête à mi-jambe, nous relevons dans cette figure tous les caractères que la littérature, ou contemporaine des guerres puniques ou s'inspirant des anciens usages, attribue au Lar Familiaris. Dans le même ordre d'idées, on peut citer une statuette de Lare unique trouvée à Mandeure (Doubs) et actuellement au Musée de Montbéliard.

Seul sur sa base, avec l'attitude qui caractérise les Lares dansants en général, il est entouré d'animaux domestiques, d'un porc, d'un coq et d'un serpent barbu enroulé sur lui-même ; derrière le porc est un petit autel. Ovide et Perse caractérisent ces dieux par la tunique retroussée (incincti, succincti) ; et ce qui domine dans la peinture morale de leur être par Caton et Plaute, c'est qu'ils répandent la prospérité ; la corne en est l'emblème, comme elle l'est ailleurs du Génie. Le rhyton a la même signification.

Les diverses représentations des Lares sous l'Empire ont été étudiées en détail par Zannoni et plus récemment par Jordan et Reifferscheid, qui ont rectifié et surtout complété le premier. Jordan en particulier a énuméré ou décrit les bas-reliefs, statuettes de bronze, peintures de fresque et lampes d'argile qui nous ont conservé ces divinités, le plus souvent dans leurs fonctions de gardiens domestiques ou préposées à la religion des compita ; depuis, des découvertes nouvelles ont encore grossi ce trésor. Les bas-reliefs, ainsi que nous l'avons constaté déjà, se rattachent pour la plupart à la restauration de cette religion par Auguste ; il en est sur lesquels les Lares sont de simples poupées portées par les assistants ; d'autres qui nous les montrent, suivant le type précédemment décrit, au nombre de deux, flanquant le Génie de l'empereur.

Le bas-relief reproduit à l'article Genius donne à celui-ci la patère et la corne d'abondance. Les Lares sont en tunique courte et bottes légères ; ils élèvent, l'un de la main gauche, l'autre de la droite (cette différence est uniquement pour la symétrie et se rencontre ailleurs) le rhyton à la hauteur de leur front ; on peut considérer ce groupe comme la représentation officielle du culte des Compitalia. Celui du Lar familiaris est à chercher de préférence dans les statuettes de bronze dont un nombre assez considérable provient des fouilles de Pompéi et d'Herculanum. Leur attitude les a fait appeler par les premiers interprètes des échansons. Ce sont des figures juvéniles, à la chevelure bouclée, le plus souvent couronnées de fleurs ; ils sont vêtus de la tunique dorienne, parfois avec la chlamyde, une ceinture autour des reins ; ils rappellent le type de Bacchus jeune, et même celui de l'Artémis chasseresse. Leur attitude est celle de la danse gracieuse, tout au moins d'un mouvement souple et harmonieux ; de la main droite ils élèvent au-dessus de la tête le rhyton d'où le vin jaillit dans une patère ou situla que tient la gauche.

La figurine du Louvre citée plus haut fait la transition entre celle du Musée de Dresde et les Lares échansons qui, trouvés d'abord en Campanie, se rencontrent aujourd'hui dans un grand nombre de musées. En réalité, c'est la comparaison de ces statuettes avec les fresques de Pompéi qui met leur signification hors de doute. Et si l'on se demande pourquoi le type du Lare dansant s'est substitué peu à peu il celui du Lare guerrier qui figure sur le denier de la gens Caesia et dont Ovide déjà ne peut plus trouver de monuments, c'est à l'identification des Lares, tant avec le Genius qu'avec les Pénates, qu'il en faut demander la raison. La légende d'Enée a eu beau anoblir les Pénates, elle ne réussit pas à faire oublier leur fonction primitive qui est de pourvoir le garde manger. Au siècle de Constantin encore, un polémiste chrétien leur reproche de n'exprimer que les instincts les plus bas de la nature humaine, l'appétit de la boisson et de la nourriture. Les Lares héritèrent de ces attributions et leur confusion avec le Génie fit le reste. L'expression joyeuse, la danse, les fonctions d'échanson, la tunique légère, la couronne en tête, tous ces détails sont pris dans la littérature autant que dans l'opinion populaire et suffiraient, en dehors de la discussion sur le sens des plus anciens témoignages, pour assurer l'être des Lares contre toute interprétation funèbre, fût-elle corrigée par des intentions d'apothéose.

La même impression se dégage des fresques de Pompéi, où les figures de ces divinités tiennent une place considérable. On les y rencontre soit dans leurs attributions domestiques, peints à l'intérieur des maisons, sur les parois des fours et des cuisines, soit au dehors, sur les murs qui avoisinent les carrefours, où ils remplissent leur rôle de Compitales.

Les fresques de Campanie ne sont pas seulement une confirmation de l'importance donnée au culte des Lares en général par les réformes d'Auguste ; elles le ramènent par certains détails à ses lointaines origines en les groupant avec les divinités du foyer, en particulier avec Vesta et avec le Genius. Dans une des plus remarquables et des mieux conservées, Vesta, faisant une libation, est assise au centre ; elle est suffisamment déterminée par un âne dont la tête et une partie du corps apparaissent à la droite de l'autel ; les deux Lares ont le costume et l'attitude que nous avons précédemment décrits. D'autres fresques nous donnent les Lares groupés avec le genius generis, qui peut être aussi celui de l'empereur. Enfin il faut distinguer celles qui représentent le sacrifice fait aux Lares compitales par les Vicomagistri. Ces représentations démontrent pour leur part que la réforme apportée par Auguste au culte des Lares a eu pour effet d'effacer la ligne de démarcation qui séparait autrefois, dans la littérature comme dans les cérémonies et les arts, les Lares publics et privés, les Lares et les Pénates. En résumé, seuls les Lares Compitales, Familiares et Praestites, ceux-ci bientôt absorbés par les premiers qui se distinguent à peine des Familiares, ont reçu une expression artistique.


Article de J.A. Hild