© Agnès Vinas

La construction du complexe de Pompée doit être située dans le cadre des luttes de pouvoir qui accompagnèrent le destin de trois ambitieux réunis par le triumvirat de 60 avant JC dans une entente de façade : le conquérant Pompée, triomphateur en 61 «du monde entier» (de orbe terrarum), le richissime Crassus et le jeune Jules César. L'un des instruments de la lutte sourde qu'ils se livrèrent avant l'explosion de la guerre civile fut celui des constructions monumentales. Les inaugurations du complexe de Pompée, échelonnées de 55 à 52, correspondent donc à un moment où César est occupé en Gaule et où Crassus, qui avait obtenu l'Asie, vient de se faire tuer l'année précédente à Carrhae. Le désastre a été considérable, les enseignes romaines enlevées par les Parthes. En 52, Pompée est consul unique, et le seul à Rome : le seul de ses adversaires qui lui reste est loin de l'Italie. C'est donc pour l'instant Pompée qui occupe avec le plus d'efficacité le terrain démagogique.

Pompée choisit le Champ de Mars, situé à l'époque en dehors de l'enceinte Servienne (en rouge sur la vignette), pour l'édification de son grand projet : il a besoin de place, et une construction réalisée sur le domaine public apparaît comme un don au peuple, d'autant plus apprécié que le don en question est celui d'un vaste espace de divertissement, et qu'il s'agit à Rome d'une première : il était interdit par le Sénat de construire en dur des monuments de spectacles. Fort de son incroyable popularité, Pompée passe outre, et inaugure avec faste un théâtre gigantesque pouvant contenir près de 20.000 spectateurs, le 29 septembre 55. Mais des voix doivent s'élever dans le Sénat ; trois ans plus tard, le 12 août 52, on inaugure un temple dédié à Venus Victrix, situé dans l'axe du théâtre, au sommet de la cavea, ce qui permet à Pompée de prétendre que le bâtiment qui le supporte n'est pas un théâtre, mais une vaste série de gradins permettant d'accéder au temple...

Luigi Canina (1846)

Pourquoi une Venus Victrix ? La mode s'était répandue à Rome, pendant tout le Ier siècle avant JC, dans les grandes familles et particulièrement chez les jeunes loups, de se trouver une ascendance divine. On connaît les prétentions de César à descendre d'une Venus Genetrix, sans savoir toujours que la famille Memmius s'était inventé la même ancêtre (en témoigne l'invocation à Vénus que fait figurer Lucrèce au début de son De Natura Rerum, dédié à Memmius). Pompée, quant à lui, s'inventa une Venus Victrix, dont la protection pouvait expliquer son invincibilité.

Située à 45 mètres d'altitude, la statue de Venus pouvait contempler à ses pieds, au-delà du mur de scène, un énorme portique (3) de 180 x 135 mètres. Des chefs d'oeuvre de l'art grec, rassemblés dans un musée en plein air offert au peuple, conduisaient le promeneur, au fond de cette ambulatio Pompeiana, jusqu'à un exèdre contenant la statue de Pompée, représenté dans une nudité héroïque et tenant dans sa main gauche l'orbe signifiant sa domination universelle (4). Ainsi la déesse et le héros se répondaient-ils de loin, dans une mise en scène mythologique destinée à assimiler Pompée aux grands héros civilisateurs de la mythologie.

L'ironie de l'histoire voulut que ce soit précisément cette curie de Pompée qui soit choisie pour la réunion du Sénat, le 15 mars 44. Et la statue du Grand Pompée, voyant à ses pieds le cadavre de Jules César, vainqueur à Pharsale, dut, regardant au loin la Venus Victrix qui avait pu sembler l'abandonner, savourer ce jour-là sa revanche.

Dès qu'il en eut la possibilité, en 32, Octave fit murer ce locus sceleratus, de sinistre mémoire, mais prit bien soin de déplacer la statue de Pompée dans le théâtre : il n'allait pas se priver d'un tel monument de spectacle, qu'il fit restaurer à grands frais. L'année précédente, Agrippa s'était chargé de donner un peu de lustre à la spina du Circus Maximus, et en 29 avant JC Statilius Taurus construirait dans le Champ de Mars le premier amphithéâtre de pierre : ainsi le programme de construction de monuments consacrés aux Jeux offerts au peuple de Rome serait-il complet avant même le changement de régime de 27...