Article de Gaston Boissier
Un des plus grands malheurs du régime impérial
à Rome, c'est de n'avoir pas trouvé en face de
lui une opposition franche et déclarée. Je sais
que beaucoup de personnes seront disposées à
l'en féliciter. On regarde d'ordinaire comme un
gouvernement fort celui qui fait taire par la violence les
opinions qui lui sont contraires ; c'est une erreur profonde,
car il montre, en supprimant la contradiction, qu'il se
défie de lui et se croit trop faible pour la
supporter. Le gouvernement vraiment fort est celui qui laisse
l'opposition se produire librement et qui s'arrange pour
vivre avec elle ; le chef-d'oeuvre, c'est de vivre d'elle,
comme font les Anglais. Chez eux, non seulement on la
tolère, mais on en profite ; tandis qu'ailleurs on la
met hors la loi et on lui impose l'obligation de tout
détruire pour subsister là on l'a introduite
dans le gouvernement même, comme un rouage
nécessaire, et on l'a ainsi intéressée
au salut de la machine.
Malheureusement pour lui, l'empire romain fut un de ces
régimes malavisés qui ne souffrent pas
d'être contredits. Il y était
prédisposé par sa nature même. Ce qu'il
avait d'ambigu et de peu précis, ces formes
républicaines dont il voulait couvrir une
autorité absolue devaient le rendre facilement
soupçonneux. Les précautions qu'il avait prises
contre les révolutions les lui faisaient redouter. Ces
grands noms qu'il avait conservés par prudence, ces
consuls, ce sénat, lui remettaient sans cesse devant
les yeux un passé dangereux. Comme il craignait
toujours qu'on ne prît au sérieux ces apparences
de liberté, la moindre voix qui s'élevait
contre lui lui faisait peur. Aussi se donna-t-il un mal
incroyable pour imposer silence à tout le monde. Non
seulement il empêcha de parler au sénat, mais il
fit pénétrer ses agents jusque dans les maisons
des particuliers. Il se glissa dans les réunions
privées, il se cacha sous les tentures des portes ou
dans l'épaisseur des murailles, et il fut sans
pitié pour toute parole un peu libre qu'il avait
saisie ainsi dans le secret de la famille ou dans les
épanchements de l'amitié. Après avoir
puni ceux qui se plaignaient, il frappa ceux qui pouvaient se
plaindre ; il supposa que les gens vertueux ou riches, les
grands seigneurs, les généraux illustres, s'ils
n'étaient pas déjà des ennemis
cachés, ne tarderaient pas à l'être, et
pour les empêcher de le devenir, il s'en
débarrassa au plus vite ; mais toutes les
précautions furent vaines. C'est une folie que de
prétendre empêcher toute opposition : il n'y a
jamais eu de gouvernement qui ait satisfait tout le monde, et
quand on défend à ceux qui sont
mécontents de le dire, ils deviennent plus
mécontents encore ; ils auraient été des
railleurs, on en fait des révoltés. A chaque
coup que frappait l'empereur, les haines s'accumulaient dans
l'âme des survivants. Aigries par la honte et la peur,
longtemps dissimulées et rendues plus violentes par
cette dissimulation même, elles finissaient par faire
explosion, quelquefois dans des insurrections ouvertes, le
plus souvent dans des vengeances obscures. Sur huit princes
qui ont régné d'Auguste à Vespasien,
sept ont péri de mort violente, et il n'est pas
sûr qu'on n'ait pas aidé le huitième
à mourir : voilà un beau résultat de la
répression à outrance.
Il y avait donc, quoi qu'on fît, une opposition sous
l'empire, mais une opposition prudente, qu'on forçait
de parler bas, si on ne pouvait pas la contraindre à
se taire, qui se cachait avec soin dès que les temps
devenaient mauvais : aussi faut-il la distance où nous
sommes, quelque effort pour la découvrir. Essayons
pourtant de le faire, prêtons l'oreille à ces
plaintes timides, tâchons de saisir ces murmures
étouffés, et ayant de nous demander ce que
voulaient ces mécontents, quels étaient leurs
voeux et leur programme, commençons par examiner dans
quelle partie de l'empire, dans quels rangs de la
société ils se trouvaient d'ordinaire.
I
On est d'abord tenté de
les chercher où ils n'étaient pas. Il semble,
par exemple, que les provinces, qui étaient des pays
conquis, et que les Romains avaient souvent bien rudement
traitées, devaient être mal disposées
pour l'autorité impériale et prêtes
à se soulever contre elle ; il n'en est rien. Les
provinces au contraire paraissent alors en
général satisfaites de leur sort. La frayeur,
la servitude, la corruption, tous les mauvais effets du
régime impérial semblaient être
concentrés à Rome. Dès qu'on perdait de
vue le Palatin, on respirait un air plus libre. Les gens que
les empereurs choisissaient pour gouverner les provinces
n'étaient certes pas tous irréprochables.
Sénèque parle d'un proconsul d'Asie qui avait
fait tuer 300 personnes à la fois et qui se promenait
parmi les cadavres en disant : Quelle action de roi !
- Il est question dans Pline le Jeune d'un gouverneur qui
vendait des lettres de cachet comme les ministres de Louis
XV, et d'un autre qui écrivait à sa
maîtresse : «Je vous arrive tout à fait
dispos avec 40 millions de sesterces ; j'ai vendu, pour les
amasser, la moitié de la Bétique».
Néanmoins ces excès n'étaient pas
communs, et ils furent d'ordinaire sévèrement
réprimés. Les empereurs avaient
intérêt à ne pas laisser piller leurs
provinces, les méchants princes ne le souffraient pas
plus que les bons. Tibère prit plaisir à
effrayer les proconsuls malhonnêtes par quelques
exemples rigoureux. Domitien se piquait d'être un
justicier terrible ; on sait comment il voulut à tout
prix trouver une vestale coupable pour se donner la gloire de
l'enterrer toute vive. Il était heureux aussi d'avoir
de temps en temps un proconsul à punir pour entretenir
sa réputation de sévérité. Les
provinces furent donc à ce moment plus justement
administrées que jamais ; jamais aussi le monde n'a
joui d'une paix plus profonde. Pendant un siècle,
à l'exception des frontières reculées,
tout l'empire fut tranquille. Le mélange des peuples
qui le composaient s'accomplit à la faveur de cette
tranquillité. Les nationalités les plus
opiniâtres cessèrent de résister à
l'esprit romain. On vit de grands peuples renoncer
d'eux-mêmes à leur idiome pour accepter celui de
leur vainqueur ; tandis que le celte et le punique se
cachaient au fond de quelques bourgades obscures, le latin,
sans contrainte, s'établit dans toutes les villes, et
devint bientôt la langue de toute l'Europe occidentale.
Jamais on n'a été plus près de
réaliser cette cité universelle
rêvée par les philosophes et qui devait contenir
toute l'humanité. C'était après tout un
grand spectacle et qui frappait tous les esprits
élevés. Plutarque appelait Rome une
déesse sacrée et bienfaisante, et la remerciait
d'avoir réuni toutes les nations entre elles.
«Elle est, disait-il, comme une ancre immobile fixe les
choses humaines au milieu du tourbillon qui les agite».
Ainsi, même dans cette Grèce
légère et railleuse, enivrée
d'elle-même, dédaigneuse d'autrui, on
était fier de cette patrie nouvelle que la
conquête avait imposée, mais qui se faisait
accepter par ses bienfaits. Partout on jouissait avec bonheur
de la paix, de la sécurité, biens
précieux que le monde avait si peu connus encore ; on
était plein de reconnaissance pour ce pouvoir qui en
assurait la possession, et il n'y avait nulle part
d'opposition systématique contre lui.
Au-delà des provinces, sur les frontières
menacées de l'empire, se trouvait l'armée ;
l'armée aussi était dévouée aux
empereurs. On avait beaucoup d'égards pour elle,
quoiqu'il ne soit pas vrai de dire, comme on le fait souvent,
que l'empire fût alors une monarchie militaire.
C'était bien un gouvernement civil qu'Auguste avait
voulu fonder, et jusqu'à la mort de Néron
l'armée n'eut aucune part dans les affaires publiques.
Les chefs obéissaient fidèlement, quoique
souvent contrariés dans leurs desseins et punis pour
leurs succès encore plus que pour leurs revers.
Corbulon, arrêté par un ordre de l'empereur au
moment où il allait remporter une victoire, se
contentait de dire en se retirant : «Que les
généraux d'autrefois étaient heureux
!» L'armée, grâce à sa constitution
particulière, échappait encore plus que les
provinces au despotisme impérial. Il ne faudrait pas
croire, quand on la voit si soumise, si disciplinée,
qu'elle fut assujettie à une obéissance tout
à fait passive ; cette obéissance avait quelque
chose de libre et de spontané qu'on ne retrouve plus
dans les armées d'aujourd'hui. La discipline y
était sévère, mais il semble qu'elle fat
volontairement acceptée. Les soldats se soumettaient
sans murmurer aux châtiments les plus rigoureux, parce
qu'ils en savaient l'utilité. On raconte
qu'après une révolte les prétoriens, qui
étaient pourtant les plus mutins de tous, vinrent
demander comme une faveur à être
décimés. Placés en face d'un danger
toujours présent, qu'ils ne pouvaient éviter
que parla soumission, ils avaient consenti à faire
l'abandon d'une partie de leur indépendance, mais ils
ne l'avaient pas livrée tout entière. Ils
conservaient quelque droit de réunir et de
délibérer ; il leur arrivait parfois de se
choisir des délégués pour exposer leurs
griefs au sénat et au prince, et nous ne voyons pas
que le prince et le sénat aient refusé de les
recevoir. Dans lecamp, à côté de la tente
du général, s'élève la tribune,
et elle est plus souvent occupée que cette tribune du
Forum, devenue muette depuis la fin de la république.
Ces discours que les historiens mettent dans la bouche des
généraux ne sont pas tout à fait
imaginés à plaisir. Si l'on pouvait commander
aux soldats, on devait aussi essayer de les convaincre ;
comme ils avaient part aux dangers, on pensait qu'ils
devaient être instruits des affaires. Le
général n'hésitait pas à leur
dire ses projets quand il le pouvait sans danger. Il leur
lisait les lettres qui arrivaient de l'empereur ou des autres
armées. Après la bataille, il les consultait
volontiers sur les récompenses qu'il voulait
décerner, et on lit sur la tombe d'un
vétéran qu'il a été honoré
d'un collier d'or «par le suffrage de sa
légion». C'est, je n'en doute pas, ce
mélange de discipline et d'indépendance qui
conserva dans les camps l'énergie des
caractères pendant que tout s'abaissait ailleurs. Rome
n'a jamais manqué de vaillants soldats et de grands
généraux, même lorsqu'elle n'avait plus
de citoyens. Elle remportait encore des victoires à
ses derniers moments, et, quand elle était
forcée de confier ses affaires intérieures
à des Rufin et à des Eutrope, elle trouvait
pour commander ses soldats des Stilicon et des Aétius.
Ce n'est pas seulement à la force des traditions
qu'elle doit cette persistance de l'esprit militaire, c'est
encore à l'influence salutaire de la
liberté.
Comme la province, l'armée était, en
général satisfaite de sa condition. Les
légions ne ressemblaient pas à nos
régiments qu'on promène sans cesse d'un bout du
pays à l'autre ; elles n'éprouvaient pas cet
ennui du soldat d'aujourd'hui, voyageur fatigué qui ne
peut s'attacher à rien. Chacune avait son campement
fixe où elle venait se reposer après les
expéditions. C'était une sorte de ville
militaire, avec ses faubourgs où les fournisseurs
étaient établis. Le soldat y retrouvait ses
habitudes et ses amitiés ; il y menait en quelque
façon une vie civile, formant avec ses camarades de
ces associations, si fréquentes alors, qui avaient
pour objet le plaisir ou la charité. Il tenait au pays
qu'il habitait, à la compagnie dans laquelle il
était inscrit, à sa légion, dont il
savait l'histoire et qu'il ne voulait pas quitter : aussi le
voyons-nous d'ordinaire, au moment où il obtient son
congé, élever un petit monument au génie
de sa légion et de sa cohorte. Il tenait surtout
à cette patrie romaine pour laquelle il versait son
sang. Les soldats de l'armée du Rhin appartenaient
presque tous à l'Espagne ou à la Gaule ;
c'étaient les petits-fils de ceux qui avaient si
courageusement résisté à César et
à Auguste ; ils parlaient mal le latin et
l'écrivaient plus mal encore ; cependant ils
étaient fiers de se dire Romains quand il leur fallait
combattre les Suèves ou les Bataves. Enfin ils
tenaient à l'empereur dont l'image était sur
leurs drapeaux, et dont on proclamait le nom après une
victoire. Ce n'étaient pas des flatteurs, et ils ne se
pliaient pas volontiers à tous les caprices du
maître. Quand Claude envoya son affranchi Narcisse,
devant lequel le sénat tremblait, inspecter les
légions de Bretagne, les soldats le reçurent
avec des huées, et le forcèrent de partir au
plus vite ; ce qui ne les empêchait pas d'être
attachés à Claude et de l'aimer, quoiqu'il ne
le méritât guère ; mais, comme ils
étaient habitués à mettre leur salut
dans l'unité de commandement, ils ne comprenaient le
pouvoir que s'il était représenté par un
seul homme, et le nom de l'empereur résumait pour eux
la patrie. Quand nous voyons tant de simples soldats
élever des monuments modestes à la gloire du
prince dont ils n'attendent rien et qui ne le saura pas, il
faut bien admettre que leur dévoûment
était sincère. Ainsi dans l'armée, comme
dans les provinces, nous ne trouvons pas d'opposition
systématique à l'empire.
II
Il semble au premier abord
qu'il n'y en avait pas non plus à Rome ; quand on se
tient à quelque distance, on n'entend qu'un concert
d'éloges. Tous les princes, les plus mauvais comme les
meilleurs, reçoivent invariablement les mêmes
hommages. Le sénat s'épuise en efforts pour
trouver des flatteries nouvelles ; les grands collèges
de prêtres mêlent le nom de l'empereur, quel
qu'il soit, à toutes leurs prières. Quand il
est absent, des autels s'élèvent de tous les
côtés à la Fortune du retour ; on fait
des voeux à Silvain ou à Esculape dès
qu'il est malade. Au cirque, au théâtre, le
peuple l'accable de ses acclamations ; les citoyens les plus
illustres s'entassent sur les rampes du Palatin pour le
saluer à son réveil. On lui dresse partout des
statues, on lui élève des arcs de triomphe, on
donne son nom aux mois de l'année, on grave sur 1e
revers de ses monnaies l'image de la Félicité
publique. Les poètes en renom le comblent des
compliments les plus hyperboliques. Virgile, plaçant
Auguste, de son vivant, parmi les constellations,
annonçait que le scorpion se gênait un peu pour
faire place au nouvel astre. Lucain recommande à
Néron, quand il sera dieu, de se mettre bien
exactement au milieu du ciel ; s'il pèse trop sur un
des côtés de la voûte céleste,
l'axe du monde fléchira sous le poids d'un si grand
prince, et l'équilibre des choses sera
dérangé. Martial se demande sans sourire si
jamais trône a été plus glorieuse et plus
libre que sous Domitien. A ne consulter que l'enthousiasme
officiel, tout le monde paraît fort heureux, et il
semble que ce contentement général ne laisse
point de place à la moindre plainte.
On se plaidait pourtant, et avec d'autant plus d'amertume
qu'on ne pouvait pas se plaindre à son aise. «Je
n'ignore pas, disait Tibère, qu'on m'attaque dans les
cercles et dans les repas, in conviviis, in
circulis». Les repas, les cercles, les lieux
où se réunissait d'ordinaire la bonne
compagnie, ce que nous appelons le monde aujourd'hui,
étaient donc le centre de cette opposition de Rome ;
c'est là qu'il faut l'aller prendre et
l'étudier.
On a remarqué avec raison que vers 1e temps de
Cicéron et de César, dans ce déclin de
la vie publique, la vie du monde commençait. L'empire,
on le pense bien, n'arrêta pas ce mouvement : il
diminua l'intérêt qu'on pouvait prendre à
la politique, et fit beaucoup de désoeuvrés.
Tout ce temps que n'occupaient plus le soin des candidatures
et les affaires d'un parti, c'est au monde qu'on le consacra
; plus que jamais on mit tout le plaisir de la vie dans ces
réunions aimables où les gens bien
élevés se rencontraient. La présence de
plus en plus régulière des femmes donnait
à ces sociétés un caractère
nouveau. Elles n'avaient jamais été à
Rome aussi esclaves qu'on le dit ; l'empire acheva de les
émanciper. Elles se délivraient tous les jours
de cette réclusion domestique à laquelle les
anciens usages prétendaient les condamner ; elles
allaient partout, sans soulever les mêmes
réclamations qu'autrefois, non seulement à ces
assemblées légères qui avaient le
plaisir pour objet, mais aux plus sérieuses, où
l'on est un peu surpris de les trouver. Il y avait des femmes
à ce repas que l'empereur Othon donnait à ses
amis le soir où une révolte des
prétoriens vint si mal à propos déranger
les convives ; il y en avait aussi à ce dernier
entretien de Thraséa, qu'il ne quitta que pour mourir.
En présence des femmes, on ne peut plus discuter, on
cause ; Sénèque a défini à
merveille cette conversation du monde qui effleure tout et
n'épuise rien, varius sermo nullam rem usque ad
exilum adducens, sed aliunde alio transiliens.
Lui-même y excelle, et il en donne l'exemple comme le
précepte. On voit bien que c'est pour le monde que ses
ouvrages sont écrits ; c'est là que sa morale
s'adresse, elle suppose des gens riches et oisifs, s'occupant
beaucoup des autres et d'eux-mêmes, habiles à
découvrir les motifs secrets des actions et les replis
des caractères.
De quoi parlait-on d'ordinaire dans ces assemblées ?
D'abord beaucoup de soi et des autres. L'habitude de vivre
ensemble donne le goût de s'étudier, de
connaître à fond les passions et les
caractères. Dans cette immense ville, qui contenait le
monde entier, comme dit Lucain, où se livraient tous
les jours tant de combats acharnés pour la
conquête du pouvoir et de la fortune, les sujets
d'étude ne manquaient pas à ces moralistes
mondains. Ils ramassaient les anecdotes piquantes sur les
personnages connus, et venaient les raconter le soir à
leurs amis. On devait aussi beaucoup causer de
littérature. Tout ce grand monde de Rome aimait les
lettres et les cultivait ; on était ordinairement
orateur par état et poète pour se
délasser. Il a fleuri alors toute une poésie de
salon qui ne nous est pas arrivée et qui ne
méritait pas de survivre, mais qui était faite
pour charmer ces sociétés
élégantes. Comme au temps de l'abbé
Delille, on chantait le jeu de dés ou le jeu
d'échecs, la pêche et la natation, la danse et
la musique, l'art de bien ordonner un repas et de recevoir
honnêtement les convives. Quelque agrément qu'on
trouvât à entendre lire ces poèmes, le
plaisir devait pourtant s'user à la longue, et il
fallait qu'on trouvât de nouveaux sujets d'entretien
pour ranimer l'intérêt de la causerie ; c'est
ainsi que, lorsqu'on avait épuisé la
littérature et la médisance, on arrivait
naturellement à la politique.
Le grand monde de Rome avait d'abord fort bien accueilli
l'empire ; Tous ces grands seigneurs qui avaient pris
étourdiment les armes, mais qui au fond
étaient, selon Caton, plus attachés à
leurs viviers qu'à la république, ces jeunes
gens qui, en se rendant au camp de Pompée, croyaient,
comme les émigrés de 90, qu'ils ne seraient
absents qu'une saison, qui disaient partout qu'ils
reviendraient manger des figues de Tusculum à
l'automne, et que l'orage avait tenus pendant plus de dix ans
éloignés de leur pays et de leurs plaisirs,
surent beaucoup de gré à celui qui leur
permettait de revenir chez enx sans péril, qui leur
rendait leurs palais du Coelius et du Quirinal, leurs villas
de Praeneste ou de Tibur, les spectacles du
théâtre ou du cirque, les promenades sous les
portiques, les flâneries du soir au Champ de Mars et
les fêtes brillantes de Baies au printemps. Il y eut
tout d'abord comme une explosion de reconnaissance et
d'enthousiasme pour ce jeune homme qui donnait la paix
à l'univers après des années si
troublées. «C'est un dieu,
répétait tout le monde avec Virgile, et une
victime nouvelle tombera tous les mois sur son autel».
Grâce à la bonté de ce dieu qui
débarrassait les citoyens de leurs affaires, on
n'avait plus à songer au plaisir. Comme il arrive
après ces grandes crises qui mettent les
sociétés en péril, on se livrait sans
retenue à la joie de vivre, et l'on jouissait avec
ardeur de ces biens dont on avait été si
longtemps privé. On peut donc affirmer que ce monde
dont Ovide était le poète favori, pour lequel
il écrivit l'Art d'Aimer, se livrait tout
entier et sans réserves aux agréments du
présent, et qu'il ne regrettait rien du passé ;
mais on a beau faire, le plaisir finit par peser, la paix
ennuie, et il n'y a rien qui fatigue plus à la longue
que le repos. A mesure que s'éloignait le bruit des
guerres civiles, on devint moins reconnaissant pour celui qui
en avait délivré l'empire. La nouvelle
génération née depuis la bataille de
Philippes, qui n'avait pas vu les proscriptions, trouvait
moins de charmes à la tranquillité publique.
D'ailleurs Auguste vieillissait ; le malheur avait plus d'une
fois frappé sa maison ; ses enfants étaient
morts, ses armes n'avaient pas été toujours
heureuses ; le prestige des premières années
s'était en partie dissipé. On était las
d'admirer, on devint peu à peu sévère et
railleur, et une fois sur cette pente on finit par tout
critiquer. C'est ainsi que dès les dernières
années du règne d'Auguste, dans le monde
élégant de Rome, commença contre les
césars une opposition qui devait durer autant
qu'eux.
Il était bien difficile qu'il n'en fût pas
ainsi. L'empire avait saisi cette société au
moment du plus large développement de l'intelligence,
dans tout l'éclat des lettres et des arts. Or il faut,
pour accepter le pouvoir-absolu sans murmure, pour applaudir
à toutes ses décisions, pour se résigner
à ses caprices, renoncer tout à fait à
se servir de son jugement, et c'est une vertu à
laquelle des gens éclairés n'arrivent pas sans
quelque peine. Rien ne favorise mieux le despotisme que
l'ignorance ; au contraire la pratique des lettres entretient
une certaine indépendance de la pensée ; les
esprits, étant plus cultivés, sont plus vifs,
plus exigeans, moins faciles à contenter. Des gens
habitués à vivre au milieu de ces
sociétés spirituelles, où l'on tient
surtout à ne pas paraître dupe, ne pouvaient pas
prendre au sérieux toutes ces comédies qui se
jouaient dans le sénat. Spectateurs
réservés et malins, mal disposés pour
l'enthousiasme, ils devaient sourire à ces flatteries
excessives dont on accablait le prince, et l'apothéose
de l'empereur mort ou vivant les trouvait sans doute assez
incrédules. Le monde développe le penchant
à l'ironie : savoir agréablement railler son
voisin y est une qualité très estimée,
et il faut croire qu'on la prisait encore davantage quand ce
voisin était l'empereur. C'était sans doute un
jeu périlleux, et des railleries qui s'adressaient si
haut pouvaient coûter cher ; mais, le danger
n'était pas toujours un motif de renoncer à une
plaisanterie quand on la trouvait spirituelle et qu'on
croyait quelle serait applaudie. «Je ne puis pas avoir
pitié, disait Sénèque le père, de
ces gens qui hasardent de perdre la tête plutôt
que de perdre un bon mot». Dans ce monde léger
et charmant, on ne voulait pas perdre un bon mot, même
au risque de perdre la tête. Il fallait bien se
dédommager de la contrainte qu'on venait
d'éprouver au sénat, où l'on
était forcé de faire bon visage aux amis du
prince et d'applaudir aux éloges dont ils le
comblaient. On en sortait toujours mécontent des
autres et de soi-même, le coeur plein d'une
colère qui avait besoin de se soulager. Aussi
causait-on librement dès qu'on se trouvait seul et
qu'on ne se croyait entendu que d'oreilles fidèles. Ce
qu'on aimait surtout à se communiquer dans ces
entretiens secrets, c'étaient ces nouvelles «qui
ne peuvent se dire ni s'écouter sans danger».
Rome alors était pleine de ces nouvellistes dont les
journaux et le télégraphe ont
discrédité le métier. Ils savaient tout,
ce que disaient les armées, ce que pensaient les
provinces ; ils donnaient sur tout ce qui arrivait les
informations les plus précises. Quand un personnage
important venait de mourir, ils racontaient toutes les
circonstances de sa mort ; ils disaient sans hésiter
qui avait tenu le poignard ou versé le poison. Jamais
les méchants bruits de toute sorte n'avaient plus
circulé à Rome que depuis qu'on empêchait
les gens de parler, prohibiti sermones ideoque plures.
L'autorité, en cherchant à saisir ceux qui les
propageaient, leur donnait encore plus de créance.
C'est d'ailleurs notre nature que nous sommes volontiers
incrédules pour ce qui se raconte ouvertement et que
nous acceptons sans discuter ce qui se murmure à
l'oreille. Ainsi toutes les mesures que prenait le pouvoir
tournaient contre lui. On savait tout, on croyait tout, on
voulait trouver des raisons à tout, et les plus
naturelles n'étaient pas les mieux accueillies ; il
fallait, pour se faire écouter, imaginer à tous
les événements des explications étranges
et raffinées. Cette opposition prenait des formes
très diverses, elle se pliait aux circonstances :
selon les temps, elle remontait à la surface ou
s'enfonçait dans l'ombre ; mais, courageuse ou timide,
visible ou cachée, elle ne mourait jamais ; c'est
cette souplesse et cette persistance qui faisaient sa force.
Tantôt elle osait se produire au grand jour par un
pamphlet : c'était par exemple un de ces testaments
satiriques, comme il était d'usage d'en inventer pour
les personnages considérables, et où les morts
disaient librement tout ce que pensaient les vivants.
Tantôt elle répandait des vers méchants
qu'on se répétait à l'oreille, et qui,
après avoir parcouru tous les étages de cette
société mécontente, se retrouvaient un
jour écrits par des mains inconnues sur les murailles
du Forum. «Tibère dédaigne le vin,
disait-on, depuis qu'il a soif de sang ; il boit le sang
aujourd'hui, comme il ïuvait le vin autrefois». Si
cette audace avait trop de péril, on se rabattait sur
ces allusions malicieuses qui étaient facilement
saisies parces esprits éveillés. Scaurus avait
fait une tragédie d'Atrée. En apparence,
c'était un divertissement innocent ; mais il se
trouvait que son Atrée ressemblait beaucoup à
Tibère. Maternus lisait dans les salons un drame qu'il
avait composé sur Néron, ou il raillait ses
manies littéraires et représentait «les
muses indignées d'un si misérable
adorateur». Tout le monde, en l'écoutant,
songeait à Domitien qui avait les mêmes travers.
Quand ces allusions étaient elles-mêmes
poursuivies et punies, on se contentait d'échanger
quelques mots furtifs en se rencontrant. Devenait-il tout
à fait impossible de parler, on avait un art de se
taire qui laissait voir ce qu'on pensait, et 1'on trouvait
moyen de rendre le silence même séditieux,
occulta vox aut suspicax silentium. Voilà ce
qu'était l'opposition sous l'empire.
Il faut bien avouer qu'elle n'avait pas toujours le sens
politique. Elle attaquait souvent des mesures excellentes
dont elle ne comprenait pas la portée. Tout servait de
prétexte à sa mauvaise humeur. Tibère ne
pouvait rien faire dans les premières années
qu'on ne l'interprétât mal. On le blâmait
de rester à Rome pendant la révolte des
légions de Germanie ; il est vrai qu'on l'aurait
encore plus blâmé, s'il en était sorti.
On lui en voulait de fuir le spectacle des gladiateurs :
cette haine des fêtes populaires n'était-elle
pas la preuve d'un esprit morose et ténébreux ?
mais en même temps on ne pardonnait pas à son
fils Drusus d'y prendre trop de plaisir. On accusait son
insatiable vanité quand il acceptait les honneurs qui
lui étaient offerts, et on le traitait de
dédaigneux, s'il les rejetait. Quand il
défendit qu'on lui élevât un temple en
Espagne et qu'il refusa de prendre sa divinité au
sérieux, sagesse dont la postérité doit
lui savoir gré, on prétendit que c'était
d'une âme vulgaire ; «les grands hommes,
disait-on, aspirent aux grandes récompenses, et qui
méprise la gloire méprise aussi la
vertu». Après une inondation du Tibre qui avait
dévasté tous les quartiers bas de Rome, on eut
la pensée de prévenir le retour de ces ravages
en donnant un autre écoulement aux lacs et aux
rivières qui grossissent le fleuve. Il se trouva des
gens pour se plaindre de cette sage mesure. Ils disaient que
«la nature avait sagement pourvu aux
intérêts des mortels, et que c'était un
crime d'essayer jamais de la contraindre et de la
corriger» ; ils allaient jusqu'à
prétendre qu'on humilierait le Tibre, si on diminuait
la masse de ses eaux, «et qu'il s'indignerait de couler
moins glorieux». Voilà des raisons bien
singulières, et les habitans du Vélabre
trouvaient sans doute qu'il valait mieux protéger
leurs maisons que de conserver la gloire du Tibre.
Il est certes bien facile de se moquer d'une opposition si
maladroite, et nous voyons que déjà on le
faisait à Rome. Cependant, si mesquine et si
impuissante qu'elle paraisse par moments, elle a rendu
quelques services. Sans elle, aucune protestation ne se
serait jamais élevée contre ce pouvoir
effrayant, et, se sentant sans ennemis, il aurait
été plus dur encore. Quelques excès
qu'il se soit permis, n'oublions pas qu'il pouvait s'en
permettre davantage. Cette servitude qui pesait sur les
Romains et qui nous semble si lourde, ce n'était pas
encore, selon Tacite, la pleine servitude, puisqu'il
prétend qu'ils ne l'auraient pas supportée,
nec totam libertatem pati possunt nec totam
servitutem. Aucune institution n'avait assez de force
pour résister à l'autorité
impériale ; elle ne pouvait être retenue que par
l'opinion, et il est sûr que l'opinion l'a quelquefois
arrêtée. Tibère la ménageait, et
Néron, après la mort de sa mère, lui
faisait l'honneur de la craindre. Si malgré ses
complaisances ordinaires elle a osé par moments faire
entendre quelques murmures, c'est qu'elle était
réveillée de son apathie par ces contradictions
timides et ces railleries discrètes des gens du monde.
Ce bruit, si léger qu'il nous semble, était
entendu dans ce grand silence, et il suffisait pour
entretenir une inquiétude vague et un
mécontentement secret. Cette opposition qui nous
paraît si faible était donc pour quelque chose
dans ces explosions de vengeance publique ou privée
qui délivraient l'empire des mauvais princes. C'est
elle encore qui, quand ils étaient morts, imposait
à leurs successeurs la conduite qu'ils devaient tenir.
On les choisissait naturellement parmi ceux qu'une attitude
un peu plus énergique, au milieu de la
servilité générale, avait
désignés à l'opinion. Ils avaient fait
partie de ces mécontents du grand monde et
connaissaient tous leurs griefs. «Vous avez
vécu, vous avez tremblé comme nous, disait
Pline à Trajan : c'était alors la vie de tous
les honnêtes gens. Vous savez par expérience
combien les mauvais princes sont détestés. Vous
vous rappelez encore ce que vous désiriez ; ce que
vous déploriez avec nous». S'il est vrai que le
souvenir de ces plaintes et de ces haines et la crainte de
les mériter aient rendu les Vespasien et les Trajan
plus fermes dans leur honnêteté, si elle les a
sauvés parfois des dangers et des séductions
d'un pouvoir sans contrôle, il faut bien
reconnaître qu'à Rome comme ailleurs
l'opposition n'a pas été tout à fait
inutile.
III
Que voulait vraiment cette
opposition ? avait-elle des principes fixes et un
système arrêté ? Les délateurs le
prétendaient, les césars le croyaient
peut-être. La peur leur faisait voir dans ces gens du
monde coupables de quelques bons mots des conspirateurs
profonds qui préparaient toujours dans l'ombre quelque
grande entreprise. C'était leur faire trop d'honneur :
ceux qui conspiraient réellement se gardaient bien de
rien dire ; les autres parlaient sans dessein, au hasard,
pour soulager leur haine. C'étaient des
mécontents isolés qui ne cherchaient pas
à s'entendre, qui ne formaient pas un parti. Les plus
résolus souhaitaient avec ardeur d'être
délivrés de l'empereur qui régnait, mais
en général leur pensée n'allait pas plus
loin. Ils avaient plus de haine pour l'homme que pour le
régime ; ils ne voulaient pas changer de gouvernement,
mais de maître. On peut affirmer qu'en dehors de Rome
il y avait alors très peu de républicains dans
l'empire. La province se souvenait de Verrès ; que lui
importait d'ailleurs que l'autorité appartînt au
sénat ou au prince, puisqu'elle n'y avait aucune part
? Les conséquences étaient toujours les
mêmes pour elle, et sous tous les régimes il lui
fallait obéir à des lois qu'elle n'avait pas
faites. Les opinions de l'armée n'étaient pas
moins décidées. C'est elle qui avait
donné l'empire à César et jeté la
république à terre ; elle ne l'oubliait pas, et
Scribonianus, qui s'était révolté contre
Claude, fut abandonné des soldats parce qu'on crut
qu'il voulait la relever. A Rome, où la haine du
présent était plus profonde et les souvenirs du
passé plus vivants, les républicains devaient
être moins rares ; il est même certain qu'ils
étaient en assez grand nombre dans les écoles.
On n'apprenait à la jeunesse qu'un seul art,
l'éloquence ; or l'éloquence avait plus perdu
que tout le reste à la ruine de la république.
Elle a besoin de la liberté, la licence même ne
lui est pas contraire. «La grande éloquence, dit
Tacite, est comme la flamme ; il faut des aliments pour la
nourrir, du mouvement pour l'exciter, et c'est en
brûlant qu'elle brille». Dans les orages d'un
gouvernement populaire, un grand orateur peut arriver
à tout. Un coup de fortune le jette au pouvoir et lui
donne à la fois la gloire et la richesse. Ces hasards
étaient rares sous le gouvernement nouveau, et
l'éloquence n'y tenait que peu de place. Aussi tous
ceux que tentaient ces aventures et qui avaient hâte de
parvenir, les esprits emportés, les
tempéraments fougueux, derniers produits des
convulsions de la guerre civile, ceux que gênaient
l'ordre et la régularité du régime
impérial, Labiénus, Cassius,
Sévère, regrettaient amèrement la
république et ne se cachaient pas pour le dire. Ce qui
montre combien leurs opinions dépassaient l'opposition
timide du grand monde, c'est qu'en général ils
y étaient détestés. Ils s'étaient
mis en révolte ouverte avec cette
société élégante qu'ils
scandalisaient par la hardiesse de leurs paroles et le
cynisme de leur conduite, et l'on n'était pas loin de
trouver que l'empereur faisait bien de les punir ; mais ils
avaient beaucoup d'influence dans les écoles. Orateurs
célèbres au Forum, ils ne dédaignaient
pas ces exercices par lesquels les rhéteurs formaient
leurs élèves et qu'on appelait des
déclamations. Ils y portaient à la fois les
qualités brillantes de leur éloquence et
l'audace de leurs opinions. On raconte que Labiénus
déclamait un jour sur un sujet aimé des
rhéteurs : il s'agissait de ces spéculateurs
qui recueillaient les enfants exposés et les
estropiaient pour en faire des mendiants avantageux. Tous les
orateurs s'apitoyaient sur les victimes, Labiénus
s'avisa de prendre le parti du bourreau. Il le
défendit par l'exemple des princes et des grands
seigneurs, qui n'avaient pas plus que lui le respect de
l'humanité, qui entassaient les esclaves dans leurs
maisons, qui les mutilaient pour les faire servir à
leurs plaisirs, qui, n'étant pas hommes
eux-mêmes, voulaient empêcher les autres de
l'être». Etait-il juste de punir un
misérable quand ces grands coupables
échappaient ? Cette éloquence violente
séduisait les jeunes gens. Labiénus et Cassius
Sévère étaient à la mode chez les
écoliers. Non seulement on imitait leur façon
de parler, mais on partageait leurs sentiments politiques.
Les sujets qu'on avait l'habitude de traiter chez les
rhéteurs étaient encore ceux de l'ancien temps
; il y était beaucoup question du tyran, personnage
d'une méchanceté hyperbolique, auquel on
attribuait toute sorte de méfaits et qui ressemblait
assez au traître de nos mélodrames. Quel plaisir
on éprouvait à le maltraiter ! et comme la
classe était heureuse le jour où, selon le mot
de Juvénal, elle tuait en choeur le tyran !...
L'histoire contemporaine avait aussi
pénétré dans les écoles, et l'on
y traitait des sujets empruntés aux
événements de la veille. Dès le
règne d'Auguste, la vie et la mort de Cicéron
devinrent un thème de déclamations pour les
élèves et les maîtres. On supposait, par
exemple, qu'à ses derniers momens il
délibère avec ses amis pour savoir s'il doit
implorer le pardon d'Antoine et brûler ses
Philippiques. L'occasion était bonne pour
parler des proscriptions, et l'on ne se refusait pas le
plaisir de flétrir en passant «ces
enchères sanglantes où l'on mettait à
prix la mort des citoyens». Antoine était
naturellement le plus malmené des triumvirs : il
n'était plus là pour se défendre ; mais
les autres n'étaient pas non plus
épargnés. On ne voulait pas admettre ces
mensonges officiels qui montraient Octave faisant tous ses
efforts pour arracher Cicéron à son
collègue ; on disait au grand orateur qu'il lui
fallait mourir, qu'il n'avait à espérer de
secours de personne, que, s'il était odieux à
l'un des triumvirs, il était gênant pour
l'autre, et que sa mort délivrait l'un d'un ennemi,
l'autre d'un remords. Qu'on juge des applaudissemens qui
accueillaient ces paroles hardies !
Il y avait donc encore des républicains dans les
écoles ; les maîtres surtout, qui perdaient plus
que tout le monde au gouvernement nouveau et que
l'enthousiasme des élèves ne
dédommageait pas des succès du Forum, devaient
naturellement regretter beaucoup le passé. Ces regrets
étaient justes, et l'on ne peut s'empêcher de
les partager quand on parcourt ce qui nous reste de cette
éloquence des rhéteurs. Que de forces perdues !
que d'esprit, que de talents dépensés sans
profit ! quelle finesse d'observations ! quelle vigueur de
pensées et qu'il est malheureux qu'au moment où
l'éloquence romaine, arrivée à la
perfection, s'élançait dans toutes les voies,
l'empire l'ait brusquement renfermée dans
l'école ! Quel orateur, par exemple, que ce Porcius
Latro, s'il avait été jeté dans des
luttes dignes de son talent ! Sénèque nous dit
qu'il y avait dans son éloquence d'admirables
élans et des défaillances subites ; s'il lui
arrivait d'être inférieur à
lui-même, s'il paraissait par moments s'abandonner,
n'est-ce pas parce qu'il avait le sentiment secret de la
futilité de son oeuvre et de ce qu'il aurait pu faire
en d'autres temps ? Son rival Albutius Silus avait soin de
glisser dans ses discours des mots vulgaires pour ne pas
paraître uniquement un artisan de style. Ce
métier de rhéteur, qu'il faisait avec tant de
gloire, lui répugnait, et il ne cachait pas ses
regrets pour une forme de gouvernement qui lui aurait permis
d'être un orateur politique. Un jour qu'il plaidait
à Milan et qu'on voulait empêcher ses auditeurs
de l'applaudir, il se tourna vers la statue de Brutus, et
l'appela le soutien et le défenseur des lois et de la
liberté. Si les maîtres, des hommes graves et
posés, étaient souvent républicains, les
élèves devaient l'être bien plus encore.
Seulement il est probable que l'ardeur de ces sentiments ne
se soutenait pas. Une fois entrés dans la vie
réelle, ces jeunes gens oubliaient leurs opinions
anciennes. Quelques-uns de ceux qui à l'école
tuaient le tyran avec le plus d'énergie, et qui
conseillaient résolument à Cicéron de
mourir plutôt que de se déshonorer,
désireux d'arriver vite, prenaient le chemin le plus
court et se faisaient délateurs. De plus
honnêtes devenaient prudents pour se sauver et ne
refusaient pas de payer leur sécurité de
quelques flatteries ; mais tous s'accommodaient en principe
du régime qui existait, tous s'accordaient à
reconnaître que la vaste étendue de l'empire, la
variété des peuples, qui le composaient, les
ennemis qui se pressaient à ses frontières,
exigeaient que le pouvoir fût concentré pour
être plus fort et mis dans la main d'un seul
homme.
Ce qui pourrait seul nous faire croire les
républicains plus nombreux qu'ils ne l'étaient,
c'est la sympathie avec laquelle tout le monde alors parle de
la république. Ces grands souvenirs sont dans toutes
les bouches, et l'on cite à tout propos les
héros du temps passé. Il nous est d'abord
difficile d'admettre que ces éloges ne contiennent pas
quelques regrets ; nous pensons que des gens qui
célébraient si volontiers Caton devaient
naturellement aimer la cause pour laquelle il est mort, et
qu'on n'était pas un ami de Brutus sans être un
ennemi de l'empire. Il n'en est rien pourtant, et ces
contradictions apparentes s'expliquent sans peine, quand on
connaît l'habile politique d'Auguste. César
avait renversé la république, Auguste voulut
passer pour l'avoir rétablie, il prétendit en
être le continuateur et l'héritier. Dès
lors, il n'y avait plus d'opposition entre les héros
républicains et lui ; il se mit sans façon dans
leur compagnie et se servit de leur gloire pour rehausser la
sienne. S'il ne dit pas ouvertement que César avait eu
tort dans sa lutte contre Pompée, il le laissa dire
par ses historiens et ses poètes. Tout le monde
était pompéien autour de lui, et il ne s'en
fâchait pas. Ceux qui voulaient le flatter, comme
Properce, dénaturaient l'histoire sans pudeur, et
représentaient Actium comme une revanche de Pharsale.
Ne vit-on pas un prince de la maison impériale, celui
qui fut plus tard l'empereur Claude, dont on avait fait un
historien parce qu'on n'en pouvait pas faire autre chose,
composer un jour un ouvrage pour défendre
Cicéron contre les calomnies de Gallus ? On se permit
bien plus encore après Tibère, et les noms de
Caton et de Brutus ne furent plus prononcés qu'avec
respect, sans qu'on en fît un crime à personne.
J'en conclus que ces souvenirs n'étaient pas
dangereux, et qu'en dehors des écoles, peu de
personnes regrettaient le gouvernement que Brutus et Caton
avaient servi.
Il y avait des gens surtout qui affectaient alors de parler
du passé avec regret et qui se plaignaient toujours du
présent ; c'étaient les philosophes.
Etaient-ils pour cela des républicains ? Les
délateurs le prétendaient, et ils
n'étaient pas les seuls à le prétendre.
«Cette secte, disaient-ils en parlant des
stoïciens, n'a jamais produit que des intrigants et des
rebelles». Sénèque affirmait le contraire
; dans une lettre célèbre, et qui dut
être très discutée, il essaya de prouver
que les princes n'avaient pas de sujets plus fidèles
que les philosophes. «Parmi les voyageurs, disait-il,
qui naviguent sur une mer tranquille, ceux-là gagnent
le plus au calme des flots et se croient surtout les
obligés de Neptune qui transportent les marchandises
les plus riches». C'est ainsi que la paix publique est
plus précieuse à ceux qui s'en servent pour
arriver à la sagesse. Comme ils en font un meilleur
usage que les autres, ils en apprécient mieux le
bienfait et sont plus t à celui qui le donne. Ce qui
est sûr au moins, c'est que Sénèque
n'était pas un républicain. La monarchie sous
un roi juste lui semblait le meilleur des gouvernements, et
il a dit plusieurs fois qu'il croyait l'autorité
impériale nécessaire au salut de Rome.
«S'il nous arrivait par quelque accident de secouer le
joug, et si nous ne souffrions pas qu'il nous fût remis
sur la tête, cette admirable unité, ce vaste
édifice de notre empire se briserait en pièces.
Rome cessera de commander le jour où elle cessera
d'obéir».
Sénèque, je le sais, est suspect, et comme sa
fortune politique a pu influer sur ses opinions, on ne peut
pas le prendre pour le représentant exact des
philosophes de ce temps ; mais il n'était pas seul
dans ces sentiments ; le plus illustre d'entre eux,
l'honnête Thraséa, ne me paraît pas non
plus un ennemi décidé de 1'empire. Nous nous le
figurons ordinairement comme un personnage austère,
une sorte de Caton à l'humeur dure et frondeuse.
C'était au contraire un homme du monde dont la maison
était fréquentée par des hommes et des
femmes de bonne compagnie ; il aimait beaucoup le
théâtre, et à Padoue, sa patrie, il avait
un jour paru sur la scène en costume tragique, ce qui
aurait fort scandalisé les anciens Romains. Il
était, selon Pline, d'une admirable douceur, et ne
voulait pas qu'on reprît durement même les plus
grands coupables. «Quand on déteste trop les
vices, disait-il souvent, on n'aime pas les hommes».
Aussi mit-il beaucoup de discrétion et de savoir-vivre
dans son opposition. Il n'avait rien de raide ni de dolent.
S'il croyait devoir prendre la parole au sénat pour
s'opposer à quelque mesure fâcheuse, il
commençait par l'éloge de l'empereur, qu'il
n'hésitait pas à appeler un excellent prince,
egregius princeps, - cet excellent prince était
Néron ; - encore ne se permettait-il que rarement de
ces éclats, il aimait mieux ne protester que par son
silence. Quand Néron chantait, il se gardait bien de
s'endormir comme fit un jour Vespasien, qui faillit payer de
sa vie cette impolitesse ; il applaudissait même aux
bons endroits, seulement on trouvait son enthousiasme trop
modéré. Dans ces scènes étranges
où les sénateurs effarés, s'enivrant
eux-mêmes de leurs acclamations, finissaient par
arriver à une sorte de délire de flatterie,
Thraséa était plus froid que ses
collègues, mais il votait comme tout le monde. Deux ou
trois fois seulement, dans des circonstances solennelles,
quand on devait féliciter Néron de la mort de
sa mère ou décerner les honneurs divins
à Poppée, Thraséa resta chez lui. Ce fut
son plus grand acte d'audace et la cause de sa mort. On voit
que rien dans sa conduite ne permet de supposer que ce
fût un ennemi irréconciliable de l'empire.
L'opposition que les philosophes faisaient au pouvoir
n'était pas tout à fait une opposition
politique. Presque tous ces sages affectaient de regarder
d'un oeil de mépris le train des choses d'ici-bas, et
s'occuper des détails d'un gouvernement leur semblait
un métier médiocre. Ils professaient d'ailleurs
que l'âme peut et doit s'abstraire du corps, qu'elle se
fait à elle-même sa destinée et sa
fortune, que les accidents de la vie n'ont pas de prise sur
elle, qu'elle peut être heureuse au milieu de la
misère et des tounnens, libre dans les fers.
Dès lors le régime sous lequel on vivait
importait peu, et même les plus hardis souhaitaient
qu'il fût rigoureux pour exercer leur vertu, comme un
dévot désire la souffrance et la
pauvreté qui le font arriver plus vite au ciel. Cette
opposition était plutôt morale que politique. Ce
qui préoccupait surtout ces sages, c'était
l'observation des règles ordinaires de
l'honnêteté, et leurs blâmes frappaient
dans l'empereur l'homme plus que le souverain. Ils lui
reprochaient l'exagération de ses fêtes, les
excès de sa table, son faste, ses débauches,
son inhumanité, ou plutôt ils l'enveloppaient
dans les anathèmes qu'ils lançaient sur tous
leurs contemporains ; mais ils n'allaient pas plus loin, et
s'ils avaient eu le bonheur de voir au Palatin un prince
honnête et rangé, comme fut plus tard
Marc-Aurèle, bon époux et tendre père,
attaché à ses devoirs, scrupuleux à
s'observer, fuyant volontiers la foule pour rentrer en
lui-même, ils se seraient tout à fait
accommodés de lui et n'auraient rien souhaité
de plus. Ce n'étaient donc pas des factieux, comme le
disaient les délateurs, on peut même dire que
cette sorte d'indifférence qu'ils recommandaient pour
les choses extérieures, ce penchant à placer
toutes leurs satisfactions dans leur âme et à se
détacher du reste, servaient le régime
établi et lui faisaient des sujets paisibles ; mais,
si cette opposition était sans danger pour l'empire,
elle était très désagréable
à l'empereur. Elle prenait la forme d'une
leçon, et il n'y a rien qui impatiente plus que de
recevoir des leçons dans une certaine fortune. On ne
supporte pas facilement, lorsqu'on est le maître, ces
réprimandes de précepteur mécontent.
Quand Néron rentrait dans son palais en costume de
cocher ou de comédien, ou qu'il revenait de battre les
gens la nuit, ce qui était un de ses plaisirs les plus
chers, il entrait sans doute en fureur s'il lui arrivait de
rencontrer quelques-uns de ces personnages au teint
pâle, au maintien grave, au costume
sévère, qui semblaient se trouver sur sa route
pour lui rappeler ses devoirs. Aussi avait-il pour les
philosophes une haine mortelle.
La littérature était encore moins redoutable au
pouvoir que la philosophie. Les gens de lettres n'avaient
alors d'autre moyen de vivre que les
libéralités du prince, et, comme ils
profitaient des abus et des vices du régime nouveau,
ils se gardaient bien d'en être les ennemis. Les
poètes surtout, qui ont le privilège de pouvoir
tout dire sans conséquence, étaient des
flatteurs éhontés. Ils ne conservaient aucune
mesure dans l'éloge de l'empereur vivant. Il ne leur
coûtait pas de lui sacrifier tout le passé et de
mettre les héros vénérables de la
république aux pieds d'un Néron ou d'un
Domitien. Il en est un pourtant qu'il faut excepter et qui a
laissé une oeuvre où l'esprit de la vieille
Rome semble par moments respirer : c'est Lucain. Pas plus que
son oncle Sénèque, Lucain n'était un
républicain de naissance ; il trouva l'empire fort
à son gré tant qu'il fut l'ami de l'empereur.
Admis dans l'intimité du jeune prince qui venait de
tuer sa mère, il partagea ses plaisirs sans scrupules,
il accepta ses faveurs et les paya en compliments. Il
improvisait des poèmes en son honneur et les venait
lire aux jeux qu'il avait fondés. En même temps
il écrivait des pièces pour les pantomimes en
renom et ravissait le grand monde qui se pressait aux
lectures publiques en plaidant le pour et le contre dans les
causes scandaleuses du temps. Au milieu de ces
futilités, il lui vint une grande ambition : la gloire
de Virgile l'avait séduit ; il voulut laisser comme
lui un poème national et commença la
Pharsale. Que voulait-il faire à ce moment, et
quels devaient être le héros et la pensée
de son oeuvre ? Je crois qu'il ne le savait guère,
qu'il s'était jeté dans cette entreprise avec
une certaine impétuosité de jeunesse et de
génie qui ne lui laissait pas trop le temps de
réfléchir. Dans tous les cas, l'amitié
de Néron, auquel l'ouvrage était
dédié, lui imposait certaines réserves.
Je n'irai pas jusqu'à dire comme Bernhardy que Lucain
était alors césarien. Sans doute il
prétend au début de son récit qu'on ne
peut savoir de quel côté était la justice
(quis justius induit arma ? scire nefas) ; mais il
tranche la question lui-même un peu plus loin quand il
représente César qui passe le Rubicon
malgré les prières de Rome.
«Arrêtez-vous, lui dit-elle, si vous respectez
les lois, si vous êtes encore un citoyen». C'est
un rebelle, puisqu'il ne l'a pas écoutée. Quand
Lucain eut achevé ses trois premiers livres, il les
fit connaître au public, et l'on devine de quelle
façon ils furent accueillis. Il avait pris le moyen le
plus sûr de charmer ses contemporains : il leur
plaisait à la fois par ses qualités et par ses
défauts. C'est juste à ce moment, lorsque le
jeune poète était le plus enivré de ses
succès, que Néron, qui était
poète aussi, jaloux du bruit qu'il faisait, lui
défendit de rien lire et de rien publier à
l'avenir. On ne pouvait pas inventer de plus cruel supplice
pour un homme qui s'était fait des applaudissements
une habitude. Cicéron dit qu'un bon mot qu'on retient
brûle la bouche ; la douleur est bien plus vive quand
ce sont des vers qu'on empêche de voir le jour. Lucain
continua son ouvrage en secret. A défaut d'autres
admirateurs, il s'admirait beaucoup lui-même ; plus il
trouvait ses vers beaux, plus il souffrait d'être seul
à les connaître. Aigri par ces tourments de la
vanité blessée, il en vint à
détester non seulement l'empereur, mais l'empire. A
mesure qu'on avance dans la lecture du poème, le
patriotisme du poète augmente, les regrets du
passé deviennent plus vifs. Tout le monde
connaît cette magnifique explosion de colère et
de douleur au moment où il arrive à la
défaite de Pharsale. «C'est alors, dit-il, que
la liberté nous a fuis pour ne plus revenir. Elle
s'est réfugiée au-delà du Tigre et du
Rhin ; elle est perdue pour nous, c'est le bien des Germains
et des Scythes, l'Italie ne la connaît plus. Que je
voudrais qu'elle ne l'eût jamais connue ! Rome, que
n'es-tu restée esclave depuis le jour où
Romulus appela les voleurs dans son asile jusqu'au
désastre de Pharsale ! Je ne pardonne pas aux deux
Brutus. Pourquoi avons-nous vécu si longtemps sous le
règne des lois ? Pourquoi nos années
ont-t-elles porté le nom des consuls ? Les Arabes, les
Perses et tous les peuples de l'Orient sont plus heureux que
nous : ils n'ont jamais connu que la tyrannie. De toutes les
nations qui servent sous un maître, notre condition est
la pire, car nous sommes esclaves en rougissant de
l'être !» Voilà certes les sentiments d'un
républicain. Quand il écrivait ces vers,
c'est-à-dire à la fin de son poème et de
sa vie, Lucain, passant des paroles aux actes, cherchait
à se venger du prince qui le forçait de cacher
son talent comme un crime. Déjà sans doute la
conjuration existait, déjà Scevinus
préparait ce poignard qu'il avait été
prendre dans le temple de la Fortune. Peut-être le
poète voulait-il annoncer la délivrance
prochaine quand il disait de Caton : «Le voilà,
le véritable père de la patrie ; c'est lui dont
Rome, devenue libre, aujourd'hui, demain, fera un dieu !
nunc, olim, factura deum !» - Mais que
comptaient faire tous ces conspirateurs pour rendre à
Rome sa liberté ? Voulaient-ils lui restituer son
ancien gouvernement ? Etait-ce pour rétablir la
république que ce républicain et ses amis
prenaient les armes ? Personne n'y songeait. Il s'agissait
simplement, dans ce complot dont Lucain était
l'âme, de tuer un empereur et d'en nommer un autre...
Ainsi ce poète patriote allait exposer sa vie pour
continuer le régime d'Auguste, pour remplacer
Néron par Pison, c'est-à-dire un joueur de
cithare par un acteur de tragédie ; tant la
république était regardée comme
impossible par ceux mêmes qui semblaient la regretter
le plus !
Il n'y a pas d'écrivain de cette époque qu'on
connaisse moins et qu'on apprécie plus mal que Tacite.
On le regarde généralement comme un ennemi
systématique de l'empire ; mais en
réalité sur quel fondement cette opinion
repose-t-elle ? Est-ce parce qu'il a parlé
sévèrement de Tibère et de Néron
? On pourrait s'en étonner, si les autres
écrivains de ce temps les avaient mieux traités
que lui. Suétone, qui était un
secrétaire d'état, Dion, le panégyriste
officiel de l'empire, ont-ils fait de ces princes des
portraits beaucoup plus flatteurs ? Et ceux qui
prétendent les réhabiliter ne sont-ils pas
forcés d'admettre qu'il y a eu sur leur compte, dans
toute l'antiquité, comme une conspiration de mensonge
? Tacite promet, au début de ses ouvrages, de parler
sans haine et sans faveur, sine ira et studio ; il
annonce qu'il se prémunira surtout contre la haine,
qui risque de séduire le lecteur par ses faux airs
d'indépendance. Il est permis de croire qu'il a tenu
parole, et il ne paraît pas que les efforts qu'on a
faits dans ces dernières années pour ruiner son
autorité aient eu beaucoup de succès.
Peut-être dans ses appréciations des faits
a-t-il quelquefois trop écouté les rumeurs et
les soupçons de ce grand monde qu'il
fréquentait ; mais il lui est arrivé souvent
aussi de les démentir, et quant aux faits
eux-mêmes, soyons sûrs qu'il les a toujours
exactement rapportés. Qu'importe après tout
qu'il ait quelquefois dénaturé les intentions
de Tibère et qu'il lui ait prêté trop de
finesse dans des actions indifférentes ? Il n'a pas
inventé les massacres qui ont
précédé et qui ont suivi la mort de
Séjan. Ces crimes ne suffisent-ils pas à
justifier sa sévérité ? On
prétend que la passion a souvent troublé son
jugement ; s'il s'agit de cette passion d'honnête homme
qui anime tous ses récits, qui l'empêche de
dissimuler sa pitié pour les victimes et sa haine pour
les bourreaux, je ne veux pas l'en défendre. En y
cédant, il n'oublie pas ses devoirs d'historien. Quant
à la passion politique, elle est aussi absente de ses
ouvrages qu'elle le fut de sa vie.
C'est une grande folie de se le représenter comme un
conspirateur «qui s'est chargé de la vengeance
des peuples», qui vit seul et dans l'ombre,
épiant le tyran qu'il doit livrer à la haine de
la postérité. C'était un partisan
sincère de l'empire, qui accueillait sans
répugnance le pouvoir établi. Il a vécu
dans les charges publiques et au grand jour, il a servi
fidèlement ses maîtres, même les plus
méchants. Il avait pris sans doute pour lui ce
précepte qu'il donne quelque part aux autres :
«Il faut souhaiter les bons princes et se
résigner à souffrir les mauvais». Il fut
préteur sous Domitien, et nous ne voyons pas qu'il ait
senti le besoin d'attirer sur lui la colère de
l'empereur par des hardiesses inutiles. Il fit partie de ce
sénat timide que le Néron chauve fit le
complice de ses cruautés. Il était parmi ceux
dont on observait la pâleur et dont on comptait les
soupirs quand on amenait devant eux quelque victime
importante. Il a vu traîner Helvidius en prison, il a
été le juge de Sénécion et de
Rusticus. On comprend l'effet que devaient produire sur cette
nature honnête ces horribles spectacles ; mais enfin il
les supporta, et quand Domitien eut succombé à
une intrigue de palais, l'élection de Nerva et de
Trajan combla tous ses voeux et ne lui laissa rien à
regretter dans le passé ou à désirer
dans l'avenir. C'est alors, pendant ce repos du monde, qu'il
écrivit ses ouvrages. Un personnage politique qui ne
les avait jamais lus s'est permis un jour de l'appeler un
pamphlétaire ; jamais nom ne fut plus mal
appliqué. Ses Histoires et ses Annales
ne ressemblaient en rien à ces livres
éphémères destinés à
flatter la passion du moment et à disparaître
avec elle ; ce n'étaient pas non plus de ces
écrits anonymes et inavoués qui se glissent
furtivement dans le monde et tirent leur intérêt
de leur mystère. Il avait rempli les plus hautes
fonctions de l'état quand il les composa.
C'était un grand personnage, renommé pour la
gravité de sa parole et la
sévérité de sa conduite. Ses ouvrages,
attendus avec impatience, publiés avec éclat,
furent accueillis sans contestation et regardés
dès le premier jour comme des chefs-d'oeuvre. Loin
qu'ils aient nui à sa faveur, on peut être
assuré qu'ils l'ont affermie, et que, parmi ses
lecteurs les plus assidus et ses admirateurs les plus vifs,
on comptait l'empereur et son entourage. Trajan n'y trouvait
rien qui pût lui déplaire ; les opinions de
Tacite sont franchement monarchiques, il ne les a jamais
dissimulées. Il reconnaît, au début de
ses Histoires, qu'après Actium «le
rétablissement du pouvoir d'un seul fut une des
conditions de la paix publique». Il pense avec Galba
«que ce corps immense de l'empire a besoin pour se
soutenir et garder son équilibre d'une main qui le
dirige». Même ce gouvernement
tempéré et parlementaire formé du
mélange des autres, et qui était l'idéal
de Cicéron, ne le satisfait pas. «Il est plus
facile à louer qu'à établir, dit-il, et,
fût-il établi, il ne saurait être
durable». Il se résignait donc au pouvoir
absolu, à la condition qu'il fût exercé
par un honnête homme. C'est peu de dire qu'il s'y
résigne ; il en voit les beaux côtés et
les signale. Je me figure que Pline, son ami, si
dévoué à Trajan, ne pouvait pourtant
s'empêcher de soupirer quand il songeait à
l'éclat de l'éloquence ancienne et aux
succès des orateurs de la république. Que
n'aurait-il pas donné pour vivre en ce temps où
l'on gouvernait le peuple par la parole, et où un
discours était un événement ! Tacite
n'ignore pas ce que le talent oratoire a perdu d'influence
depuis qu'Auguste a pacifié le Forum ; mais il sait
aussi ce que la sécurité et la paix ont
gagné. Ces succès payés de tant de
fatigues et dé périls, il ne les envie point.
Il ne regrette pas le temps «où le peuple,
c'est-à-dire les ignorants, pouvait tout». Il
aime mieux un peu moins de gloire et un peu plus de
tranquillité. «Puisqu'on ne peut, dit-il,
obtenir à la fois une grande renommée et un
profond repos, que chacun jouisse des avantages de son
siècle sans décrier le siècle où
il n'est pas».
Si nous avions un reproche à lui adresser, se serait
le contraire de celui qu'on lui fait ordinairement. On le
trouve violent et hardi ; il nous semble timide.
C'était un conservateur zélé qui devait
voter au sénat avec les partisans les plus
obstinés des anciens usages. A Rome, comme partout,
les conservateurs avaient le tort de vouloir tout conserver :
toutes les pratiques du passé leur étaient
chères, et comme les plus mauvaises étaient
naturellement les plus menacées, c'étaient
celles aussi qu'ils affectaient de plus respecter. On
était sûr d'irriter ces esprits étroits
et craintifs dès qu'on proposait quelque
réforme utile. Ils essayèrent de s'opposer
à Claude lorsqu'il demanda qu'on permît aux
Gaulois d'arriver aux honneurs, sous prétexte que
leurs aïeux, cinq siècles auparavant, avaient
failli prendre le Gapitole. Quand il fut question de faire
exécuter ces cinq cents esclaves innocents qui avaient
passé la nuit sous le même toit que leur
maître assassiné, le peuple voulait
l'empêcher, le sénat hésitait à le
permettre ; ce fut le chef du parti conservateur, le
jurisconsulte Cassius, qui fit décider qu'on
obéirait à la loi, quoiqu'on la sût
injuste. «En toute chose, dit-il, les anciens ont
été mieux inspirés que nous, et toutes
les fois qu'on change, c'est pour faire plus mal».
Tacite était assez de cette opinion ; il
défendait volontiers les abus, il acceptait les
préjugés, quand ils avaient la sanction du
temps. On trouve rarement chez lui cette hauteur de
pensée, cette générosité
d'âme qui élevait Sénèque
au-dessus des opinions du vulgaire, et l'a mis tant de fois
sur le chemin de l'avenir. Le sang des gladiateurs, que
Drusus voit couler avec trop de plaisir, c'est pour Tacite un
sang vil, vili sanguine. Quand Tibère
déporte en Sardaigne quatre mille affranchis
destinés à y mourir de la fièvre, Tacite
paraît être de l'avis de ceux qui trouvent que la
perte est légère, vile damnum. Au lieu
d'être attendri lorsque Néron brûle les
chrétiens comme des flambeaux pour éclairer ses
jardins, il dit froidement qu'après tout ils
étaient coupables et qu'ils méritaient les
derniers supplices, adversus sontes et novissima
meritos. Ce prétendu révolutionnaire
n'était en réalité que le moins hardi
des conservateurs ; il appartenait en toute chose au parti de
la sagesse et de la soumission ; c'est ce que prouve surtout
la lecture de la Vie d'Agricola. On s'est beaucoup
demandé, dans ces derniers temps, ce qu'il avait voulu
faire en écrivant cet ouvrage ; est-ce une imitation
de ces éloges funèbres qu'on prononçait
sur le Forum ? est-ce une simple biographie, comme celle que
Rusticus avait composée sur Thraséa et
Sénécion sur Helvidius ? C'est, je crois, autre
chose encore. Tacite, quand il l'écrivit, avait un
dessein tout politique, et la mémoire d'Agricola fut
surtout une occasion pour lui d'exposer ses sentiments. Il
était arrivé à la mort de Domitien ce
qui se produit d'ordinaire dans les réactions
violentes. On fêtait les victimes du régime
déchu ; parmi ceux qui se vantaient de l'avoir
toujours détesté, il est probable qu'on faisait
des catégories : il y avait les ennemis de la veille
et ceux de l'avant-veille qui se disputaient aigrement la
faveur publique ; mais les uns et les autres s'accordaient
à poursuivre d'injures et de menaces tous ceux qui
avaient servi le tyran. Tacite trouvait qu'on allait trop
loin. Il lui semblait qu'on était injuste pour les
gens qui dans ces temps dangereux avaient tâché
de résoudre le plus honnêtement possible le
difficile problème de vivre, et il ne croyait pas
qu'on dût les appeler des lâches parce qu'ils se
résignaient à souffrir les maux qu'ils ne
pouvaient pas empêcher. Agricola, dont il fait
l'éloge, n'était pas seulement son
beau-père ; c'était un héros selon son
coeur, patient, modéré, ennemi des provocations
et des forfanteries, qui ne courait pas au-devant des dangers
et ne cherchait pas à s'attirer les colères du
pouvoir. Cet homme si actif, si résolu devant
l'ennemi, savait se taire et se cacher à Rome quand
les circonstances le demandaient. Il se prêta plus
d'une fois de bonne grâce aux exigences de Domitien ;
à son retour de Bretagne, il consentit à le
remercier d'une injustice qu'il en avait reçue pour ne
pas l'irriter davantage, et il lui laissa en mourant une
partie de sa fortune, comme à son meilleur ami. Tacite
l'approuve sans réserve, et il combat par son exemple
les partisans des oppositions radicales et des
résistances aventureuses. «Que tous les
exagérés, dit-il, avec une vivacité qui
sent la contradiction et la lutte, que les admirateurs de
tout ce qui brave le pouvoir apprennent que, même sous
de mauvais princes, il peut y avoir de grands hommes, et que
la modération et l'obéissance, si le talent et
la vigueur les accompagnent, méritent autant de gloire
que cette témérité qui se
précipite au hasard, sans profit pour la
république, et court après l'honneur d'une mort
qui fasse du bruit». Ces opinions que Tacite exprimait
si résolument dans un de ses premiers ouvrages, il les
garda jusqu'à la fin de sa vie. Il fut toujours de
ceux qui accusaient les philosophes de mettre dans leur
opposition trop d'entêtement et de vanité.
Sénèque est une de ses antipathies.
Thraséa n'échappe pas tout à fait
à ses reproches, et il se moque gaîment du bon
Musonius Rufus, qui avait eu l'imprudence de venir faire une
leçon sur les biens de la paix à deux
armées qui allaient se battre, et qui fut forcé
pour se sauver «de laisser là au plus tôt
sa morale intempestive». Pour lui, ses visées
sont moins hautes, et le rôle qu'il ambitionne est plus
modeste. «Tâchons, dit-il, de trouver entre la
résistance qui se perd et la servilité qui se
déshonore une route exempte à la fois de
bassesse et de danger». Il est impossible d'être
plus éloigné des sentiments d'un
révolutionnaire.
Ces exemples suffisent, je crois, à prouver que
l'opposition à Rome n'était pas
républicaine. La république y fut très
vite oubliée ; ses derniers excès avaient
fatigué tout le monde, elle ne laissa pas de regrets.
Les honnêtes gens qui se firent tuer pour elle à
Philippes étaient les seuls partisans sincères
qui lui restaient. Les autres s'accommodèrent
facilement d'un maître ; ils aimaient les plaisirs et
le repos, ils savaient que, suivant le mot de
Sénèque, la liberté se fait payer cher,
non gratis constat libertas ; ils se gardèrent
bien de la réclamer. Tous ceux qui conspirèrent
contre Auguste et contre ses successeurs étaient des
ambitieux qui voulaient leur place. Seul, le tribun des
prétoriens, Chéréa, qui tua Caligula,
songeait à rendre l'autorité au sénat et
au peuple, mais il n'y avait plus de peuple, et quant au
sénat, il éprouva plus de surprise que de joie
de l'honneur qu'on voulait lui faire. On sait par quelle
bouffonnerie finit cette tragédie sanglante. Les
soldats qui fouillaient le Palatin pour y trouver un
empereur, ayant rencontré le malheureux Claude qui
tremblait derrière une porte, se saisirent de lui et
le proclamèrent. Personne ne songeait donc alors
à revenir au gouvernement ancien. Les
mécontents détestaient l'empereur ; mais ils
acceptaient l'empire. Il suffisait aux plus
décidés d'aller chercher dans la famille
impériale quelque prince moins connu ou plus
aimé, de vanter ses mérites et de se servir de
son nom pour attaquer celui qui régnait. C'est ainsi
que Drusus et Germanicus devinrent si populaires ; mais il
faut convenir que cette idée qu'avait l'opposition de
prendre ses héros au Palatin montre combien elle
était au fond monarchique. J'ai peine à
comprendre comment quelques rêveurs pouvaient
prêter à ces princes le dessein de
rétablir la république ; ce ne sont pas des
pensées qui viennent d'ordinaire aux héritiers
présomptifs d'un trône, et il faut être
bien naïf pour les leur supposer. Si un hasard heureux
avait donné le pouvoir à Germanicus ou à
son père, ils l'auraient gardé, et ils auraient
bien fait : le monde s'en serait trouvé mieux que
s'ils avaient essayé de refaire une république
quand il n'y avait plus de républicains. Sans doute
ils auraient écouté plus que ne le faisait
Tibère les voeux des honnêtes gens ; mais ces
voeux étaient bien plus modérés qu'on ne
le suppose, et il était facile de les satisfaire. On
ne leur demandait pas de résigner leur autorité
ou même de la partager avec personne : on voulait la
leur laisser entière pour qu'elle pût maintenir
la paix publique. On leur demandait seulement
d'écouter l'avis des gens sages, de respecter plus
qu'ils ne le faisaient les attributions des magistrats, de
consulter plus souvent le sénat, de laisser un peu
plus de liberté à la parole et aux
écrits, et d'être convaincus qu'on ne les rend
dangereux que quand on a l'air de les craindre, d'user avec
discrétion de ce pouvoir sans limites qu'on ne
songeait pas à leur contester, d'en adoucir les formes
extérieures et d'en dissimuler l'étendue, de se
contenter d'être les maîtres en
réalité, sans vouloir trop le paraître.
Voilà les souhaits modestes que formait cette
opposition qu'on traitait de factieuse ; tel était
l'idéal de gouvernement qu'elle imaginait, qu'elle
appelait de ses voeux pendant le règne d'un
Tibère ou d'un Néron, et cet idéal
n'était pas une chimère : il a
été réalisé par les
Antonins.
Article de Gaston Boissier publié dans la Revue des deux mondes, janvier-février 1870, tome 85