POMPONIUS ATTICUS

I. T. Pomponius Atticus descendait d'une des plus nobles et des plus anciennes familles de Rome. Il se contenta, pendant toute sa vie,du titre de chevalier qu'il avait reçu de ses ancêtres. Son père, qui passait pour riche à l'époque où il vivait, le traita toujours avec indulgence et bonté. Il était passionné pour les belles-lettres, et fit donner à son fils toute l'instruction qu'on peut recevoir dans la jeunesse. De son côté, le jeune Atticus joignait à une grande facilité d'intelligence une physionomie douce et un organe agréable. Il saisissait aisément ce qu'on lui enseignait, et le répétait avec beaucoup de justesse et de grâce, ce qui le faisait remarquer parmi ses condisciples. Ses succès étaient déjà trop éclatants pour ne pas éveiller l'émulation des plus généreux. Il les excitait par son exemple : de ce nombre étaient L. Torquatus, le fils de C. Marius, et M. Cicéron, qui se prirent pour lui de la plus tendre affection, et le regardèrent toute leur vie comme leur meilleur ami.

II. Atticus perdit son père de bonne heure. Il ne laissa pas de courir des dangers dans sa jeunesse, à cause de son alliance avec P. Sulpicius qui fut tué dans une sédition, étant tribun du peuple. Anicia, cousine d'Atticus, avait épousé M. Servius, frère de Sulpicius. Après la mort de celui-ci, l'état fut bouleversé par la faction de Cinna. Atticus comprit qu'il ne pouvait vivre à Rome sans offenser l'un des deux partis. La discorde était dans la ville ; les uns tenaient pour Sylla, les autres pour Cinna. Atticus, dans ces circonstances, crut ne pouvoir prendre un meilleur parti que de se rendre à Athènes pour vivre suivant ses goûts ; ce qui ne l'empêcha pas d'aider le jeune Marius, qui venait d'être déclaré ennemi de l'état, et de lui donner de l'argent pour faciliter sa fuite. De peur que son patrimoine ne fût compromis au milieu de tous ces troubles, il avait eu soin d'emporter la plus grande partie de sa fortune. établi à Athènes, il y vécut de manière à se concilier l'affection,des citoyens, soit en les appuyant de son crédit qui était déjà grand malgré sa jeunesse, soit en venant à leur secours dans les moments de malheurs publics. Il donna plusieurs fois de l'argent au trésor. Quand on était obligé de faire un emprunt pour couvrir d'anciennes dettes, et qu'on ne pouvait obtenir de conditions raisonnables, il avançait la somme sans exiger d'intérêt, mais aussi sans laisser passer le terme du remboursement. C'était rendre un double service aux Athéniens. Il ne voulait ni laisser vieillir leur dette par son indulgence, ni l'accroître par des intérêts accumulés. Il fit encore distribuer du blé au peuple. Chaque citoyen en reçut pour sa part sept mesures, ou médimnes d'Athènes.

III. Il se conduisait de manière à paraître l'égal des petits et des grands. Les Athéniens, par reconnaissance, lui rendaient tous les honneurs imaginables. Ils voulurent le faire citoyen de leur ville, mais il refusa cette faveur, qu'il ne pouvait accepter, si l'on en croit certains publicistes, sans perdre le titre de citoyen romain. On voulut aussi lui élever une statue, mais il ne le souffrit pas tant qu'il resta à Athènes. Après son départ, il ne put empêcher qu'on n'en élevât plusieurs à lui et à sa femme Pilla, dans les lieux les plus révérés. C'était la récompense de ses services, la république l'ayant eu pour conseiller et pour appui dans toutes ses affaires. La fortune lui avait accordé cette faveur de naître dans la première ville du monde et de l'avoir pour patrie et pour souveraine ; mais il ne dut qu'à sa sagesse le double avantage d'habiter dans une ville que son antiquité, sa politesse et ses lumières élevaient au-dessus des autres et de s'y concilier l'affection générale.

IV. A son retour d'Asie, Sylla étant venu à Athènes, fut si charmé du savoir et de l'urbanité d'Atticus, qu'il ne le quitta pas un seul instant. Atticus en effet parlait grec comme s'il eût été citoyen d'Athènes, et s'exprimait si parfaitement en latin, qu'on reconnaissait dans son langage je ne sais quelle grâce qui ne s'acquiert pas. Il récitait avec la même perfection les vers grecs et latins. Sylla, qui ne pouvait se séparer de lui, voulait l'emmener ; mais il essaya en vain de le déterminer. «Je vous en prie, lui dit Atticus, n'insistez pas. Je ne puis marcher avec vous contre vos adversaires, n'ayant quitté l'Italie que pour ne pas marcher avec eux contre vous». Sylla ne put qu'approuver sa délicatesse. Il ordonna en partant qu'on lui remît tous les présents qu'il avait reçus des Athéniens. Atticus demeura plusieurs années à Athènes, veillant à ses intérêts avec tout le zèle d'un père de famille, et consacrant le reste de son temps aux lettres et aux affaires de la république, ce qui ne l'empêchait pas de rendre d'utiles services à ses amis. Il assistait à toutes les assemblées où il devait être question d'eux, et ne leur manqua jamais dans les circonstances importantes. Il fit preuve du plus rare dévouement envers Cicéron : lorsque ce grand homme, environné de périls, fut obligé de fuir sa patrie, il reçut d'Atticus une somme de deux cent cinquante mille sesterces. Le calme s'étant rétabli à Rome, Atticus y retourna. C'était, je crois, sous le consulat de L. Cotta et de L. Torquatus. Le jour de son départ fut un jour de deuil pour les citoyens d'Athènes, qui témoignèrent assez par leurs larmes les regrets qu'ils éprouvaient.

V. Il avait pour oncle Q. Cécilius, chevalier romain, et ami de Lucullus ; c'était un homme riche, mais d'un caractère difficile. Atticus ménagea si bien l'humeur de ce vieillard insupportable à tout le monde, qu'il sut s'en faire aimer, et conserva son amitié jusqu'à la fin. Il recueillit le fruit de son dévouement. Cécilius l'adopta en mourant, et lui légua les trois quarts de sa fortune, héritage qui lui valut à peu près dix millions de sesterces. Sa soeur avait épousé Q. Tullius Cicéron, et ce mariage s'était fait par l'entremise de M. Cicéron, avec qui il était extrêmement lié depuis le tempsde leurs études. Il lui était même plus attaché qu'à Quintus ; ce qui prouve qu'en fait d'amitié la ressemblance des caractères a plus de force que les liens du sang. Il était aussi l'ami intime de Q. Hortensius, le premier de nos orateurs à cette époque, et il eût été difficile de décider lequel il aimait le plus d'Hortensius ou de Cicéron ; et ce qui est plus difficile, il sut empêcher que la jalousie se glissât entre ces deux rivaux. Il était comme le lien qui les unissait l'un à l'autre.

VI. En politique, sa règle était d'embrasser toujours le parti le plus juste et de mériter l'estime publique, mais sans s'abandonner aux tempêtes civiles. Dès qu'on s'y est livré, disait-il, on n'est pas plus maître de soi que le navigateur battu par les flots de l'Océan. Il ne rechercha pas les emplois, bien que son crédit et sa capacité lui en ouvrissent la route. C'est qu'on ne pouvait ni les briguer en suivant les usages de nos ancêtres, ni les obtenir sans violer les lois, ni les exercer sans péril dans ces temps de corruption. Il n'acheta jamais de biens confisqués, ne parut dans aucune affaire, soit comme partie, soit comme caution. Il n'accusa personne ni directement ni indirectement. Il ne comparut jamais en justice pour ses affaires personnelles et n'eut aucun procès. Nommé à différentes charges sous des consuls et des préteurs, il les accepta, mais sans vouloir suivre ces magistrats dans leur gouvernement. Content de l'honneur, il dédaignait le profit. Il ne voulut pas même aller en Asie avec Q. Cicéron, qui lui proposait de l'emmener comme lieutenant. Il ne croyait pas convenable, après avoir refusé la préture, d'être à la suite d'un préteur ; en quoi il ne consultait pas moins les intérêts de son repos que le soin de sa dignité. Il voulait éviter jusqu'au soupçon de malversation. Cette conduite le rendait plus cher à ses concitoyens. On voyait qu'il accordait tout au devoir, et rien à la crainte et à l'espérance.

VII. Atticus avait environ soixante ans lorsque la guerre civile allumée par César commença. Usant du privilège de son âge, qui l'exemptait du service militaire, il ne sortit pas de Rome. Il aida de sa fortune ceux de ses amis qui allaient rejoindre Pompée, et pourvut à tous leurs besoins. Pompée ne pouvait s'offenser de ce qu'il restait à Rome : Atticus ne lui avait aucune obligation, Pompée ne lui ayant pas rendu service comme à tant d'autres qui lui devaient leurs honneurs et leur fortune, et qui ne le suivirent pas, ou le suivirent avec répugnance. Quant à César, il sut tant de gré à Atticus de sa neutralité, qu'après la victoire, lorsqu'il imposait, par lettres, des contributions aux particuliers, il fit une exception en sa faveur, et lui renvoya même son neveu, le fils de Quintus Cicéron, fait prisonnier dans le camp de Pompée. C'est ainsi qu'en persévérant dans sa ligne de conduite, il évita tous ces dangers.

VIII. La mort de César mit la république aux mains de Brutus et de Cassius. Rome entière paraissait embrasser leur parti. Dans ces circonstances, Atticus sut se ménager l'amitié de Brutus, et la différence d'âge ne mit aucun obstacle à leur liaison. Brutus en vint à préférer sa société à celle des jeunes gens. Il était constamment auprès de lui et le consultait sur toutes choses. On eut le projet d'établir, au profit des meurtriers de César, une caisse particulière dont les fonds seraient faits par les chevaliers romains. Mais il fallait que les premiers de l'ordre voulussent bien y contribuer. C. Flavius, ami d'Atticus, l'engagea à donner l'exemple. Atticus, qui ne se mêlait ni aux factions ni aux intrigues politiques, tout en obligeant ses amis, répondit que sa fortune était à la disposition de Brutus, qui pouvait en user comme il lui plairait ; mais que, pour le projet qu'on lui proposait, il ne voulait entendre parler ni de celui-là, ni d'aucun autre du même genre. Il suffit de ce refus pour faire rompre l'association. Peu de temps après, Antoine reprit l'avantage ; et Brutus et Cassius, désespérant des provinces qui leur avaient été données pour prix du meurtre de César, furent obligés de s'exiler. Atticus, qui avait refusé de les soutenir quand leur parti était florissant, donna cent mille sesterces à Brutus défait et forcé de quitter l'Italie ; puis lui en envoya trois cent mille en épire, où il s'était retiré. Il ne s'abaissa pas plus devant la puissance d'Antoine qu'il n'abandonna le parti vaincu.

IX. Vint ensuite la guerre de Modène. Je ne dirai pas qu'Atticus fit preuve de prudence ; ce serait trop peu. Il fit preuve d'une sagesse divine, si l'on peut appeler ainsi cette constance, cette égalité d'âme que les événements ne sauraient troubler. Antoine, déclaré ennemi de l'état, avait quitté l'Italie. Il n'avait aucun espoir de rétablir sa fortune : ses ennemis étaient puissants et nombreux. Ses partisans même se joignaient à eux, et cherchaient à signaler leur zèle en achevant de l'accabler. On poursuivait ses amis, on voulait dépouiller son épouse Fulvie : on avait même résolu de sacrifier ses enfants. Malgré son intimité avec Cicéron et sa liaison avec Brutus, Atticus ne voulut se prêter à aucune des mesures qui furent prises contre Antoine ; au contraire, il favorisa l'évasion de ses amis et leur fournit les secours dont ils avaient besoin. Il se conduisit comme un père avec P. Volumnius. Quant à Fulvie que des procès retenaient à Rome malgré ses terreurs, il l'assista chaque fois qu'elle parut en justice, et lui servit de caution en toute circonstance. Il fit plus. Fulvie, pendant sa prospérité, avait acheté des terres qu'elle devait payer à termes ; mais ses malheurs l'empêchaient de tenir sa promesse. Atticus vint à son aide. Il lui avança la somme nécessaire sans exiger d'intérêt, croyant gagner assez en faisant preuve de reconnaissance, et en montrant qu'il n'était pas attaché à la fortune, mais aux personnes. Nul ne pouvait penser qu'il consultât les circonstances lorsqu'il agissait ainsi. On était loin de s'imaginer qu'Antoine ressaisirait le pouvoir. Toutefois cette conduite n'était pas approuvée de tout le monde. Quelques grands le blâmaient de ne pas montrer assez de haine pour les mauvais citoyens. Mais Atticus cherchait dans sa conscience la règle de sa conduite, sans se préoccuper de l'opinion.

X. La fortune changea tout à coup. Lorsqu'Antoine rentra en Italie, tout le monde crut qu'Atticus était perdu, à cause de ses liaisons avec Brutus et Cicéron. Lui-même n'était pas sans crainte. A l'approche des triumvirs, il s'était retiré du Forum, et se tenait caché dans la maison de Volumnius, le même qu'il avait secouru naguère ; car c'était le temps des caprices de la fortune, et chaque parti se trouvait tour à tour au comble de la puissance, ou écrasé par le parti ennemi. Atticus avait avec lui Q. Gellius Canus, qui était de son âge et dont le caractère se rapprochait du sien. C'est encore une preuve de la bonté d'Atticus, qu'ayant connu Gellius dans son enfance, leur amitié devint si étroite qu'elle s'accrut jusqu'à la mort. La haine d'Antoine contre Cicéron s'étendait sur tous les amis de cet orateur. Il voulait les proscrire ; mais, vaincu par les sollicitations d'une foule de citoyens, il se rappela les services qu'Atticus lui avait rendus, et lui écrivit de sa main, l'invitant à bannir toute crainte et à se rendre auprès de lui. Il ajoutait qu'il l'avait excepté de la proscription, et Gellius à cause de lui. Il lui envoya même une escorte, de peur qu'il ne courût quelque danger en revenant la nuit. C'est ainsi qu'Atticus, dans ce moment terrible, sauva sa tête et celle de son ami. Il ne fit aucune démarche pour lui seul, voulant suivre la destinée de Gellius. Si l'on vante l'habileté du pilote qui sauve son vaisseau au milieu des écueils et des tempêtes, pourquoi n'admirerait-on pas la conduite de l'homme qui, dans ces temps de révolutions, sait se préserver des périls qui menacent sa tête ?

XI. A peine échappé au danger, il s'occupa de secourir les proscrits. Tandis que la populace, excitée par les récompenses des triumvirs, se livrait à la recherche des citoyens condamnés par Antoine, rien ne manqua à ceux qui se retirèrent en épire. Chacun d'eux put s'y établir. Après la bataille de Philippes et la mort de Cassius et de Brutus, Atticus prit sous sa protection L. Julius Mocilla, ancien préteur, ainsi que son fils. Il secourut aussi Aulus Torquatus et les restes du parti vaincu, et leur fit passer d'Epire en Samothrace tout ce dont ils avaient besoin. Il serait difficile de raconter tous les traits du même genre, et cela n'est pas nécessaire. Ce que je veux montrer, c'est que la générosité d'Atticus n'était pas un calcul et ne dépendait pas des circonstances. On peut s'en assurer par la date et la nature même de ses bienfaits. Il ne se vendit jamais à personne, et secourut toujours ceux qui avaient besoin de lui. Il eut autant d'égards pour Servilie, mère de Brutus, après la mort de celui-ci que pendant sa puissance. Avec cette conduite, il n'eut jamais que des amis, car il n'offensait personne ; et si on lui avait fait quelque injure, il aimait mieux l'oublier que s'en venger. Il conservait toujours la mémoire des services qu'il avait reçus, et ne se rappelait ceux qu'il avait rendus qu'autant qu'on s'en souvenait. Notre fortune, dit-on, dépend de notre caractère : Atticus le prouva par son exemple. Mais, avant de songer à la fortune, il commença par se former, et se mettre en état de ne jamais éprouver de malheur mérité.

XII. Ses qualités lui gagnèrent l'amitié de M. Vipsanius Agrippa, favori du jeune César. Agrippa, par sa position auprès d'Octave, pouvait prétendre aux partis les plus brillants ; il choisit cependant l'alliance d'Atticus, et préféra la fille d'un chevalier romain aux filles de la plus haute noblesse. Toutefois je ne dois pas dissimuler que ce mariage se fit par l'entremise d'Antoine, qui était alors chargé de l'organisation dela république, comme triumvir. Atticus, qui jouissait auprès de lui d'une grande faveur, aurait pu augmenter sa fortune ; mais il n'en profita que pour sauver les jours ou la fortune de ses ennemis. Il en donna des preuves éclatantes pendant les proscriptions. Les triumvirs, suivant la coutume de ces temps de désordre, avaient fait vendre les biens d'un chevalier romain, L. Sauféius, qui avait de grandes propriétés en Italie. L. Sauféius était du même âge qu'Atticus, et s'était retiré à Athènes depuis plusieurs années pour étudier la philosophie. Atticus fit tant par ses démarches, que Sauféius apprit par le même courrier qu'il avait perdu et recouvré son patrimoine. Il fit encore rayer de la liste des proscrits L. Julius Calidus, le meilleur de nos poètes depuis la mort de Lucrèce et de Catulle, aussi distingué par ses talents que par son caractère. Il avait été mis au nombre des proscrits par Volumnius, préfet des ouvriers d'Antoine, à cause des grands biens qu'il avait en Afrique. Il serait difficile de décider s'il n'y avait pas plus de danger que de gloire à rendre de pareils services à cette époque. Ils prouvent du moins qu'Atticus était aussi dévoué à ses amis absents que s'ils eussent été près de lui.

XIII. Atticus était aussi bon père de famille que bon citoyen. Malgré sa grande fortune, personne n'eut moins que lui la manie de bâtir et d'acheter. Il était cependant très bien logé, et ne se refusait aucune des commodités de la vie. Il occupait sur le mont Quirinal la maison Tamphilane, que son oncle lui avait laissée par héritage. Cette maison était entourée d'un bois qui en faisait tout l'agrément, car le bâtiment était de construction ancienne, et disposé avec plus de goût que de magnificence. Atticus n'y changea rien, se bornant aux réparations nécessaires. Sa maison, d'apparence assez médiocre, était d'ailleurs parfaitement montée. Il avait beaucoup d'esclaves instruits, de lecteurs habiles et un grand nombre de copistes, et il n'était pas jusqu'à ses valets de pied qui ne fussent en état de lire ou de copier au besoin. Les autres officiers qu'on emploie ordinairement dans une maison ne le cédaient en rien à ceux-là, et pourtant il n'en était pas un qui ne fût né dans la maison d'Atticus et qui n'eût été formé par lui. C'était une preuve de sa modération et de son habileté ; car s'il y a de la modération à ne pas désirer avec trop de passion ce que le grand nombre recherche avec tant d'ardeur, il n'y a pas peu d'habileté à se le procurer par son industrie plutôt que par ses richesses. élégant, mais sans faste ; brillant, mais sans magnificence, il voulait la propreté et bannissait la recherche. Son ameublement modeste et peu considérable ne provoquait ni l'admiration ni la critique. Et dussé-je paraître minutieux à certains lecteurs, j'ajouterai que sa table ne lui coûtait pas plus de trois mille as par mois, quoique ce fût un des plus riches citoyens romains et qu'il reçût chez lui des personnes de toutes conditions. Je dois remarquer qu'il avait l'habitude de traiter avec grandeur. Tous ces détails sont rapportés dans son Journal. D'ailleurs ce n'est pas sur des ouï-dire que j'en parle, mais d'après ce que j'ai vu. J'ai été assez lié avec Atticus pour être au fait de ses affaires domestiques.

XIV. On n'entendit jamais à sa table d'autre voix que celle d'un lecteur, et c'est, à mon avis, la plus agréable. Il ne donna aucun repas qui ne fût accompagné de quelque lecture, ayant soin de procurer à ses convives les plaisirs de l'esprit et ceux de la bonne chère ; car il n'invitait que des personnes dont les goûts étaient conformes aux siens. A l'époque où sa fortune s'accrut si prodigieusement, il ne changea rien à sa manière de vivre ; et telle fut sa modération qu'avant vécu très honorablement avec deux millions de sesterces que lui avait laissés son frère, il n'augmenta pas ses dépenses lorsque sa fortune fut portée à dix millions, suivant toujours la même règle de conduite dans ces deux positions. Il n'avait ni jardin, ni maison de plaisance à la campagne ou près de la mer, et ne possédait en Italie que deux petits domaines sur le territoire d'Ardée et de Nomentum. Il tirait tout son revenu de ses propriétés en épire et à Rome. On voit par ces détails qu'il prenait la raison pour guide, sans se régler sur l'étendue de sa fortune.

XV. Atticus ne mentait jamais et ne pouvait souffrir qu'on mentît. Aussi sa douceur était-elle empreinte d'une certaine sévérité, de même que sa gravité était empreinte de douceur. Il eût été difficile de juger si ses amis avaient pour lui plus de tendresse que de vénération. Quelque chose qu'on lui demandât, il ne promettait point au hasard : faire des promesses sans savoir si l'on pourra les tenir lui paraissait le signe d'un caractère léger plutôt que libéral. Mais dès qu'il s'était engagé, il y mettait tant de zèle, qu'il semblait agir pour lui-même. Jamais il ne se rebutait quand il avait entrepris une chose ; il pensait que sa réputation y était engagée, et sa réputation lui était plus chère que la vie. Aussi dirigeait-il les affaires des deux Cicéron, de Caton, de Marius, d'Hortensius, d'Aulus Torquatus et d'une foule de chevaliers romains : d'où l'on peut conclure que s'il ne se mêlait pas des affaires publiques, c'était par prudence et non par incapacité.

XVI. La meilleure preuve de l'aménité de son caractère, c'est que, dans sa jeunesse, il était très bien vu de Sylla qui était vieux, et que, dans sa vieillesse, il fut lié avec Brutus qui était jeune. Quant à Cicéron et Hortensius qui étaient du même âge, il fut toujours si uni avec eux, qu'il eût été difficile de dire avec quel âge de la vie il sympathisait le mieux. Il fut particulièrement cher à Cicéron, qui n'aimait pas plus tendrement son frère Quintus : on le voit dans les ouvrages où il a parlé d'Atticus, et qui sont déjà publiés. On le voit encore dans les seize livres de lettres qu'il lui a écrites depuis son consulat jusqu'à sa mort, et qui pourraient tenir lieu d'une histoire suivie de ces temps. En effet, l'ambition des grands, les fautes des chefs, les révolutions de la république y sont exactement retracées ; pas un trait ne manque au tableau, et l'on serait tenté de croire que le génie est une sorte de faculté prophétique ; car Cicéron n'a pas seulement prédit ce qui arriva de son vivant, il a annoncé les événements qui se sont passés de nos jours, comme un augure inspiré par les dieux.

XVII. Est-il besoin de parler de la piété filiale d'Atticus ? Il perdit sa mère étant âgé de soixante-sept ans : elle en avait quatre-vingt-dix. Le jour des funérailles, je l'entendis se glorifier de n'avoir jamais eu à se réconcilier avec elle ou avec sa soeur, qui était presque du même âge que lui. Ce qui prouve qu'il n'y eut jamais de discorde entre eux, ou qu'Atticus oubliait les torts qu'on avait envers lui, ne croyant pas qu'il fût permis de s'en souvenir lorsqu'il s'agissait d'une mère ou d'une soeur. Cette conduite lui était inspirée par la nature, à laquelle nous obéissons tous, et par ses propres réflexions ; car il avait étudié les philosophes pour suivre leurs préceptes et non pour faire montre de savoir.

XVIII. C'était un imitateur zélé des moeurs de nos ancêtres. Il était aussi très grand amateur de l'antiquité, qu'il connaissait si parfaitement qu'il l'a exposée tout entière dans un ouvrage où il donne la liste chronologique de nos magistrats. Il n'y a ni loi, ni guerre, ni traité de paix, ni événement remarquable de l'histoire romaine, qui n'y soit rapporté à sa date : et ce qui était plus difficile, il a su y rattacher avec tant d'art l'origine des grandes familles, que son livre nous met sous les yeux toute la descendance des hommes illustres. Il a fait ce travail dans d'autres ouvrages, mais séparément. C'est ainsi qu'à la prière de M. Brutus, il a donné la généalogie de la famille Junia depuis son origine jusqu'à nos jours, faisant connaître chaque membre de cette maison, ses parents, ses dignités, l'époque où il les a obtenues. Il donna encore, à la sollicitation de M. Claudius Marcellus, de C. Scipion, de Fabius Maximus, la généalogie des Marcellus, des Fabius et des Emilius. Rien de plus intéressant que ces écrits pour celui qui désire connaître l'histoire des hommes célèbres. Il s'occupa aussi de poésie, comme délassement. Il célébra dans ses vers les personnages les plus distingués de Rome par leur dignité ou leurs actions, et composa pour mettre au bas de leurs portraits quatre ou cinq vers au plus, pour rappeler leurs exploits et leurs magistratures. Il est presque incroyable qu'il ait pu dire tant de choses en si peu de mots. Il fit aussi un livre grec sur le consulat de Cicéron. Tout ce que j'ai dit jusqu'ici sur Atticus a été publié de son vivant.

XIX. Puisque la fortune a voulu que je lui survécusse, je poursuivrai son histoire jusqu'à la fin, et je tâcherai de convaincre mes lecteurs, par l'exemple de sa vie, de la vérité de cette maxime énoncée plus haut, que notre fortune dépend presque toujours de notre caractère. Atticus en est la preuve. Satisfait du rang de chevalier dans lequel il était né, il s'éleva jusqu'à l'alliance de l'empereur, fils du divin César, après avoir gagné son amitié par cette douceur et cette délicatesse de manières qui séduisirent tous les grands personnages de son temps, dont la naissance était égale sans doute, mais la fortune inférieure à celle d'Auguste. En effet, la fortune a donné à César-Auguste ce qu'elle n'avait accordé à personne avant lui. Elle l'a fait monter au rang le plus élevé auquel puisse prétendre un citoyen. Agrippa, gendre d'Atticus, lui ayant donné une petite-fille, César la fiança, lorsqu'elle avait à peine un an, à Tibérius Claudius Néron, fils de Drusille, et son beau-fils. Cette union fut un nouveau lien entre Auguste et Atticus, et rendit leur commerce plus fréquent et plus intime.

XX. Même avant ces fiançailles, Auguste, pendant ses voyages dans les provinces de l'empire, n'écrivait jamais à ses amis sans écrire à Atticus. Il lui parlait de ses occupations, de ses lectures ; lui disait les lieux où il s'arrêterait, le temps qu'il devait y rester. A Rome, ses grandes occupations ne lui permettaient pas de voir Atticus autant qu'il l'eût désiré ; mais il ne passait pas de jour sans lui écrire, tantôt pour le consulter sur un point d'antiquité, tantôt pour lui soumettre une question de poésie. Quelquefois, il badinait, pour en obtenir des réponses plus longues. Ce fut à la faveur de ces relations qu'Atticus engagea Auguste à restaurer le temple de Jupiter Férétrien, bâti par Romulus sur le mont Capitolin, et qui tombait en ruine par l'effet du temps et de la négligence. M. Antoine, de son côté, n'en continuait pas moins à correspondre avec Atticus. Des extrémités du monde, il l'informait exactement de ses actions et de ses desseins. Pour mieux apprécier Atticus, il faut se faire une idée de la position où il se trouvait. On comprendra alors ce qu'il lui fallait de mesure et de sagesse pour conserver la bienveillance de deux rivaux, de deux ennemis tels que César et Antoine, tous deux cherchant à se détruire, tous deux combattant pour l'empire, non seulement de Rome, mais de l'univers.

XXI. Atticus était parvenu à l'âge de soixante-dix-sept ans. Il avait vu s'accroître son crédit, sa fortune même ; car plusieurs personnes l'avaient fait leur héritier, seulement par considération pour son caractère et les qualités qu'on admirait en lui. Il avait toujours joui d'une santé parfaite, n'ayant pas eu besoin de médecin pendant trente ans, lorsqu'il fut atteint d'une maladie à laquelle on fit d'abord peu d'attention. On crut que c'était un ténesme, et l'on n'ordonna que des remèdes prompts et faciles. Il passa trois mois dans cet état, sans autre douleur que celle du traitement. A la fin le mal se jeta dans les intestins et dégénéra en fistule maligne. Depuis quelque temps Atticus s'était aperçu des progrès de la maladie. Il se sentit attaqué de la fièvre, fit appeler son gendre Agrippa, et avec lui L. Cornélius Balbus et Sextus Péducéus. Lorsqu'il les vit, il s'appuya sur son coude et leur dit : «Il est inutile de vous rappeler l'attention et les soins que j'ai apportés au rétablissement de ma santé : vous en avez été les témoins. Je crois vous avoir satisfaits à cet égard et n'avoir rien négligé pour ma guérison ; il ne me reste plus qu'à me satisfaire moi-même. Je n'ai pas voulu vous laisser ignorer ma résolution : je suis décidé à ne plus nourrir mon mal ; tous les aliments que j'ai pris ces jours-ci n'ont prolongé ma vie que pour augmenter mes douleurs, sans espoir de salut. Je vous prie donc d'approuver mon dessein et de ne point vous y opposer : vos efforts seraient inutiles».

XXII. Atticus prononça ces paroles d'un air et d'un ton si fermes, qu'on eût dit qu'il s'agissait pour lui de passer d'une maison dans une autre, et non de la vie à la mort. Agrippa l'embrassait en pleurant, le priant, le conjurant de ne point hâter l'arrêt de la nature, et, puisqu'il pouvait prolonger ses jours, de les conserver pour lui et pour les siens. Atticus n'opposa à ses prières et à ses larmes qu'un silence opiniâtre. Il passa deux jours sans prendre de nourriture, après quoi la fièvre le quitta. La maladie parut diminuer mais il persista dans sa résolution, et mourut cinq jours après, le trente et un mars, sous le consulat de Cn. Domitius et de C. Sosius. Son corps, porté dans une simple litière, ainsi qu'il l'avait ordonné, et sans aucune pompe, fut accompagné de tous les gens de bien et suivi d'une foule immense. Il fut enterré près de la voie Appienne, à cinq milles de Rome, dans le tombeau de son oncle Cécilius.

Traduction de M. Kermoysan, édition Nisard, Paris (1841)