La bataille de Cynocéphales (197 avant JC)

[XVIII, 18] Flaminius ne pouvait découvrir au juste où les ennemis étaient campés ; mais comme il savait qu'ils étaient arrivés dans la Thessalie, il donna ordre aux troupes de couper des pieux pour s'en servir au besoin. Cet usage, qui chez les Romains est aisé à pratiquer, passa chez les Grecs pour impraticable. A peine dans les marches peuvent-ils soutenir leurs corps, pendant que les Romains, malgré le bouclier qu'ils portent suspendu à leurs épaules, et les javelots qu'ils tiennent à la main, se chargent encore de pieux, et ces pieux sont fort différents de ceux des Grecs. Chez ceux-ci les meilleurs sont ceux qui ont beaucoup de fortes branches tout autour du tronc. Les Romains au contraire n'en laissent que deux ou trois, tout au plus quatre, et seulement d'un côté. De cette manière, un homme peut en porter deux ou trois liés en faisceau, et l'on en tire beaucoup plus de service. Ceux des Grecs sont très aisés à arracher. Si le pieu planté est seul, comme les branches en sont fortes et en grand nombre, deux ou trois soldats l'enlèveront fort facilement, et voilà une porte ouverte à l'ennemi ; sans compter que tous les pieux voisins seront ébranlés, parce que les branches en sont trop courtes pour être entrelacées les unes dans les autres. Il n'en est pas ainsi chez les Romains. Les branches sont tellement mêlées et insérées les unes entre les autres, qu'à peine peut-on distinguer le pied d'où elles sortent. Il n'est pas non plus possible de glisser la main entre ces branches pour arracher le pieu, parce que serrées et tortillées ensemble, elles ne laissent aucune ouverture, et que d'ailleurs les bouts en sont soigneusement aiguisés. Quand même on pourrait les prendre, il ne serait pas facile d'en arracher le pied, et cela pour deux raisons : la première, parce qu'il entre si avant dans la terre, qu'il en devient inébranlable ; et la seconde, parce que par les branches ils sont tellement liés les uns avec les autres, qu'on ne peut en enlever un qu'on n'en enlève plusieurs. En vain deux ou trois hommes réuniraient leurs efforts pour l'arracher. Que si cependant, à force de l'agiter et de le secouer, on vient à bout de le tirer de sa place, l'ouverture qu'il laisse est presque imperceptible. Trois avantages résultent donc de ces sortes de pieux : on les trouve en quelque endroit que l'on soit, ils sont faciles à porter, et c'est pour le camp une barrière sûre et qui ne peut être rompue aisément. A mon sens, il n'est pas de pratique militaire chez les Romains qui mérite plus qu'on l'imite et qu'on l'adopte.

[19] Quand le général romain se fut ainsi précautionné, il se mit en marche à la tête de toutes ses troupes. Il alla d'abord à petites journées, et lorsqu'il fut à cinquante stades de Phérée, il posa là son camp. Le lendemain au point du jour, il envoya à la découverte pour savoir où étaient les ennemis et ce qu'ils faisaient. Philippe de son côté, ayant appris que les ennemis étaient campés autour de Thèbes, partit de Larisse avec toute son armée et prit la route de Phérée. A trente stades de cette ville, il campa et donna ordre aux troupes de prendre leur repos. Avant le jour, il envoya son avant-garde occuper les hauteurs qui sont autour de Phérée, et dès que le jour parut, il fit sortir l'armée de ses retranchements. Peu s'en fallut que ceux qu'on avait détachés de part et d'autre ne se rencontrassent sur les hauteurs et n'en vinssent aux mains. A travers l'obscurité ils s'aperçurent les uns les autres, s'arrêtèrent à une certaine distance, et dépêchèrent aux généraux pour savoir quel parti ils prendraient. Ces généraux jugèrent à propos de ne pas sortir de leur camp, et de rappeler ceux qu'ils avaient envoyés devant. Le jour d'après ils firent un détachement de trois cents chevaux et d'autant de vélites pour aller aux nouvelles. Flaminius se servit pour cela de deux turmes d'Etoliens, parce qu'ils connaissaient bien le pays. Les deux détachemens se rencontrèrent sur le chemin de Phérée à Larisse, et il se donna là un combat fort vif. Eupolème, Etolien, s'y distingua par sa valeur ; il engagea les Italiens dans l'action, et les Macédoniens furent battus. Après une longue escarmouche, chacun se retira dans son camp.

[20] Le lendemain, les deux généraux ne s'accommodant pas d'un terrain aussi couvert d'arbres, de haies et de jardinages que celui de Phérée, levèrent le camp. Philippe tourna vers Scotuse pour s'y fournir de toutes les munitions nécessaires et choisir ensuite un terrain plus convenable. Mais Flaminius soupçonnant que c'était là son dessein, se mit en marche en même temps que lui, et fit grande diligence pour ravager tout ce qu'il y avait de maisons dans la campagne de Scotuse. Une chaîne de montagnes, qui sur la route se trouvait entre les deux armées, fit que ni les Romains ne purent savoir quel chemin tenaient les Macédoniens, ni ceux-ci celui des Romains. Après avoir marché tout le jour, le général romain campa dans un lieu qu'on appelle Erétrie de Phérée, et Philippe près la rivière d'Ancheste, sans que l'un des deux connût où était le camp de l'autre. On se remit en marche le jour suivant. Philippe campa à Mélambie dans le territoire de Scotuse ; et Flaminius à Thétidie autour de Pharsale, l'un et l'autre ignorant encore où campait son adversaire. Une grosse pluie accompagnée de tonnerre effroyable était tombée ce jour-là, et le lendemain matin le temps fut si couvert et si sombre qu'à peine voyait-on à deux pas du lieu où l'on était. Cela n'empêcha pas que Philippe, qui avait son projet en tête, ne décampât : mais incommodé dans sa marche par l'obscurité du temps, après avoir fait quelque peu de chemin, il se retrancha, et détacha un corps de troupes avec ordre de s'emparer du sommet des hauteurs qui séparaient son camp de celui des Romains.

[21] Flaminius campé à Thétidie n'était pas moins en peine de découvrir où il trouverait les Macédoniens. Il fit partir dix turmes de cavalerie et environ mille soldats armés à la légère, leur ordonnant de reconnaître avec soin les endroits où ils passeraient et de piller la campagne. Ce détachement tomba, sans y penser, sur celui des Macédoniens qui était en embuscade, n'ayant pu l'apercevoir à travers l'obscurité. D'abord on fut de part et d'autre un peu surpris de cette rencontre, ensuite on se tâta les uns les autres. Des deux côtés on envoya apprendre aux généraux ce qui se passait. Les Romains mal menés dépêchèrent à leur camp pour demander du secours. Flaminius exhorta fort Archedame et Eupoléme, l'un et l'autre Etoliens, à y courir. Il les fit accompagner de deux tribuns avec cinq cents chevaux et deux mille hommes de pied qui, joints à ceux qui escarmouchaient, firent bientôt changer de face au combat. Les premiers se voyant secourus se battirent avec beaucoup plus de courage et de confiance. De la part des Macédoniens on ne manquait pas non plus de valeur ; mais accablés sous le poids de leurs armes, ils se sauvèrent par la fuite sur les hauteurs, et de là envoyèrent au roi pour en obtenir du secours.

[22] Philippe qui, pour les raisons qu'on a vues plus haut, ne s'attendait à rien moins qu'à une bataille générale, avait détaché pour aller au fourrage la plus grande partie de son monde. Instruit du danger que couraient ses premières troupes, et l'obscurité commençant à se dissiper, il fit partir Héraclide, qui commandait la cavalerie thessalienne ; Léon, sous les ordres duquel était celle de Macédoine, et Athénagore qui avait sous lui tous les soldats mercenaires, à l'exception des Thraces. Ce renfort ajouté au premier détachement, les Macédoniens reprirent de nouvelles forces, retournèrent à la charge, et à leur tour chassèrent les Romains des hauteurs. La victoire même eût été complète, sans la résistance qu'ils rencontrèrent dans la cavalerie étolienne, qui combattit avec un courage et une hardiesse étonnante. C'est aussi ce qu'il y a de meilleur chez les Grecs que cette cavalerie, surtout dans les rencontres et les combats particuliers. Mais l'infanterie étolienne n'est pas estimée. Ses armes et l'ordre dans lequel on la range ne sont nullement propres à une bataille générale. Pour revenir à cette cavalerie, elle soutint de telle façon le choc et l'impétuosité des Macédoniens, qu'elle empêcha que les Romains ne fussent poussés jusque dans le vallon. A quelque distance de l'ennemi ils prirent un peu haleine et retournèrent ensuite au combat.Flaminius s'apercevant non seulement que les soldats armés à la légère et la cavalerie pliaient, mais encore que cet échec épouvantait toute l'armée, sortit du camp à la tête de toutes ses troupes et les rangea en bataille près des hauteurs. Dans ce temps-là même, de l'embuscade des Macédoniens il venait à Philippe messager sur messager qui criaient : « Prince, les ennemis sont en fuite, ne laissez pas échapper cette occasion ; les Barbares ne peuvent nous résister, c'est pour vous aujourd'hui le jour et le moment de vaincre ». Quoique le terrain ne plût pas à Philippe, il ne pouvait cependant pas se refuser à ces cris redoublés. Les hauteurs dont il est question s'appellent Cynoscéphales ou têtes de chien. Elles sont rudes, rompues en différens endroits et considérablement élevées. Philippe voyait bien que cette disposition n'était nullement avantageuse, et c'est pour cela qu'il avait beaucoup de répugnance à donner là une bataille. Mais, animé par la confiance que témoignaient ceux qui étaient venus lui apporter les premières nouvelles du combat, il ordonna enfin à l'armée de sortir de ses retranchements.

[23] Flaminius fit la même chose de son côté. Il mit son armée en ordre de bataille, assigna aux escarmoucheurs leur poste, et parcourant les lignes fit une harangue à ses soldats, courte à la vérité, mais persuasive et à la portée de ses auditeurs. « Compagnons, ne sont-ce pas là ces Macédoniens, leur dit-il en les leur montrant, qui s'étaient emparés des hautes montagnes d'Eordée où vous avez monté en gravissant, Sulpicius à votre tête, que vous avez chassés de ce poste, et dont vous avez taillé en pièces un très grand nombre ? Ne sont-ce pas là ces Macédoniens qui s'étaient postés dans ces détroits de l'Epire où l'on désespérait de pouvoir vous conduire, que votre valeur a mis en fuite et qui jetant honteusement leurs armes ne cessèrent de fuir devant vous que lorsqu'ils se virent dans la Macédoine ? Craindrez-vous maintenant ces mêmes Macédoniens, lorsque vous avez à les combattre à forces égales ? Le souvenir du passé vous ferait-il peur ? Ne doit-il pas au contraire vous inspirer plus de confiance ? Romains, animez-vous les uns les autres, et marchez à l'ennemi avec votre valeur ordinaire. Je compte, avec l'aide des Dieux, que cette bataille vous sera aussi glorieuse que vous l'ont été les précédentes ». Cela dit, il commande à l'aile droite de ne pas sortir de son poste, place les éléphants devant cette aile, et marchant d'un pas fier et assuré, mène lui-même l'aile gauche aux ennemis. Les escarmoucheurs se voyant appuyés des légions, retournent à la charge et en viennent aux mains.

[24] Quand Philippe eut, devant son camp, rangé en bataille la plus grande partie de son armée, il se fit suivre des rondachers et de l'aile droite de sa phalange, se hâta d'arriver sur les montagnes, et donna ordre à Nicanor, surnommé l'Eléphant, de marcher incessamment après lui avec le reste de l'armée. Les premières troupes arrivées au sommet, il tourne à gauche, fait son ordonnance de bataille et s'empare des hauteurs, qui de ce côté-là étaient abandonnées, parce que dans le premier combat les Macédoniens avaient repoussé les Romains jusque sur l'autre côté des montagnes. Le roi était encore occupé à l'ordonnance de sa droite, lorsque arrivèrent à lui en désordre ses soldats soudoyés à qui les Romains avaient fait tourner le dos. Car, comme je le disais tout à l'heure, quand les soldats armés à la légère se virent soutenus des légionnaires qui combattaient avec eux, reprenant alors de nouvelles forces, ils retournèrent à l'ennemi avec fureur et firent un très grand carnage. Philippe, qui d'abord en arrivant assez près du camp des Romains, voyait aux mains ses soldats armés à la légère, prenait beaucoup de plaisir à ce spectacle ; mais quand il les vit plier et dans un besoin extrême d'être secourus, il fallut les soutenir et entrer dans une action générale, quoique la plus grande partie de sa phalange fût encore en marche pour venir sur les hauteurs où il était. Il reçoit cependant les combattants repoussés, il les rassemble tous, tant infanterie que cavalerie, à son aile droite, et donne ordre aux rondachers et à la phalange de doubler leurs files et de serrer leurs rangs sur la droite. Cela fait, comme les Romains étaient proches, il commande à la phalange de marcher à eux piques baissées, et aux soldats armés à la légère de les déborder. Flaminius avait aussi en même temps reçu dans cet intervalle ceux qui avaient commencé le combat, et il chargeait les Macédoniens.

[25] Pendant le choc, qui fut des plus violents, on jeta de part et d'autre des cris épouvantables ; ceux qui étaient hors du combat joignaient les leurs à ceux des combattants ; jamais spectacle ne fut plus affreux et plus effrayant. L'aile droite de Philippe avait visiblement tout l'avantage. Le poste élevé d'où elle combattait, le poids de son ordonnance, l'excellence de ses armes, tout cela lui donnait une grande supériorité. A l'égard du reste de l'armée macédonienne, une partie à la suite des combattants se tenait à quelque distance de l'ennemi, et l'aile gauche, qui ne faisait que d'arriver, se montrait sur les hauteurs. Déjà les Romains avaient peine à soutenir le choc de la phalange, déjà une partie de l'aile gauche avait été taillée en pièces et l'autre prenait la fuite. Flaminius, pour remédier à ce désordre, courut au plus vite à l'aile droite, qui seule pouvait être de quelque ressource. Là il voit qu'entre les ennemis, les uns se joignaient aux combattants, les autres descendaient des montagnes, et quelques autres se tenaient sur le sommet ; sur le champ il place les éléphants à la tête de sa ligne et marche à l'ennemi. Les Macédoniens alors, sans chef qui leur donnât le signal, et ne pouvant se ranger en phalange, tant à cause de la disposition du terrain qui ne leur était pas propre, que parce que, suivant ceux qui combattaient, ils étaient plutôt en ordre de marche qu'en ordre de bataille, lâchèrent le pied, rompus d'ailleurs par les éléphants, et prirent la fuite à l'approche des Romains, dont la plupart se mirent à leur poursuite et ne firent quartier à aucun.

[26] En cette occasion un tribun qui n'avait pas avec lui plus de vingt compagnies, fit un mouvement qui contribua beaucoup à la victoire. Voyant que Philippe fort éloigné du reste de l'armée pressait vivement l'aile gauche des Romains, il quitte la droite où il était, et qui certainement victorieuse n'avait nul besoin de son secours, marche vers les combattants, arrive sur leur derrière et les charge de toutes ses forces. Or tel est l'ordre en phalange, qu'on ne peut ni se tourner en arrière, ni combattre d'homme à homme. Le tribun enfonce donc, toujours en tuant à mesure qu'il avançait, et les Macédoniens ne pouvant eux-mêmes se défendre, jettent leurs armes et prennent la fuite. Le désordre fut d'autant plus grand, que ceux des Romains qui avaient plié s'étant ralliés, étaient venus en même temps attaquer en front la phalange.

Philippe, qui d'abord jugeant du reste de la bataille par l'avantage qu'il remportait de son côté, comptait sur une pleine victoire, lorsqu'il vit ses soldats jeter leurs armes et les Romains fondre sur eux sur les derrières, s'éloigna un peu du champ de bataille avec quelques maîtres et quelques fantassins, et de là il considéra en quel état se trouvaient toutes choses. Et quand il s'aperçut que les Romains, qui poursuivaient son aile gauche, touchaient presqu'au sommet des montagnes, il rassembla ce qu'il put de Thraces et de Macédoniens et chercha son salut dans la fuite. Flaminius se met à la queue des fuyards. Il rencontre sur les hauteurs et sur l'aile gauche des Macédoniens quelques troupes qui y étaient tout récemment arrivées ; il s'avance pour les combattre ; mais il s'arrêta quand il vit qu'elles tenaient la pique levée ; c'est l'usage parmi les Macédoniens quand ils se rendent ou qu'ils passent du côté des ennemis. S'étant informé de la vérité du fait, il retint les siens et se fit un devoir d'épargner des gens que la peur lui livrait. Malgré cela, quelques-uns des premiers rangs tombant d'en haut sur eux, en tuèrent une grande partie, et il n'y en eut qu'un petit nombre qui par la fuite put leur échapper.

[27] Après le combat, où de tous les côtés la victoire s'était déclarée en faveur des Romains, Philippe se retira à Tempé. Le premier jour de sa retraite il arriva au lieu qu'on appelle la tour d'Alexandre, et le lendemain à Gonnes, dans le voisinage de Tempé, où il s'arrêta pour y attendre ceux qui s'étaient sauvés de la défaite. Les Romains poursuivirent ces fuyards pendant quelque temps. Ensuite les uns dépouillèrent les morts, les autres rassemblèrent les prisonniers, la plupart se jetèrent sur le camp des ennemis et le pillèrent. Les Etoliens y étaient arrivés avant les Romains, qui croyant être frustrés d'un butin qui leur appartenait, s'en plaignirent hautement au général : « Vous nous commandez, lui dirent-ils, de nous exposer aux dangers, mais le butin vous l'accordez à d'autres ». Ils retournèrent cependant au camp et y passèrent la nuit. Le lendemain, après avoir ramassé les prisonniers et le reste des dépouilles, on prit le chemin de Larisse. La perte des Romains dans cette bataille fut d'environ sept cents hommes. Les Macédoniens y perdirent treize mille hommes, dont huit mille restèrent sur le champ de bataille, et cinq mille furent faits prisonniers. Ainsi se termina la journée de Cynoscéphales.

[28] Dans mon sixième livre j'ai promis de saisir la première occasion qui se présenterait de comparer ensemble les armes des Macédoniens et celles des Romains, l'ordre de bataille des uns et des autres, et de marquer en quoi l'un est supérieur ou inférieur à l'autre ; l'action que je viens de raconter m'offre cette occasion ; il faut que je tienne ma parole.

Autrefois l'ordonnance des Macédoniens surpassait celle des Asiatiques et des Grecs. C'est un fait que les victoires qu'elle a produites ne nous permettent pas de révoquer en doute ; et il n'était pas d'ordonnance en Afrique ni en Europe qui ne le cédât à celle des Romains. Aujourd'hui que ces différents ordres de bataille se sont souvent trouvés opposés les uns aux autres, il est bon de rechercher en quoi ils diffèrent et pourquoi l'avantage est du côté des Romains. Apparemment que quand on sera bien instruit sur cette matière, on ne s'avisera plus de rapporter le succès des événements à la fortune, et qu'on ne louera pas les vainqueurs sans connaissance de cause, comme ont coutume de faire les personnes non éclairées ; mais qu'on s'accoutumera enfin à les louer par principes et par raison.

Je ne crois pas devoir avertir qu'il ne faut pas juger de ces deux manières de se ranger par les combats qu'Annibal a livrés aux Romains, et par les victoires qu'il a gagnées sur eux. Ce n'est ni par la façon de s'armer, ni par celle de se ranger qu'Annibal a vaincu, c'est par ses ruses et par sa dextérité. Nous l'avons fait voir clairement dans le récit que nous avons donné de ces combats. Si l'on en veut d'autres preuves, qu'on jette les yeux sur le succès de la guerre. Dès que les troupes romaines eurent à leur tête un général d'égale force, elles furent aussitôt victorieuses.

Qu'on en croie Annibal lui-même, qui, aussitôt après la première bataille, abandonna l'armure carthaginoise et qui ayant fait prendre à ses troupes celle des Romains, n'a jamais discontinué de s'en servir. Pyrrhus fit encore plus, car il ne se contenta pas de prendre les armes, il employa les troupes mêmes d'Italie. Dans les combats qu'il donna aux Romains, il rangeait alternativement une de leurs compagnies et une cohorte en forme de phalange. Encore ce mélange ne lui servit-il de rien pour vaincre ; tous les avantages qu'il a remportés ont toujours été très équivoques. Il était nécessaire que je prévinsse ainsi mes lecteurs, afin qu'il ne se présentât rien à leur esprit qui parût peu conforme à ce que je dois dire dans la suite. Je viens donc à la comparaison des deux différents ordres de bataille.

[29] C'est une chose constante et qui peut se justifier par mille endroits, que tant que la phalange se maintient dans son état propre et naturel, rien ne peut lui résister de front ni soutenir la violence de son choc. Dans cette ordonnance, on donne au soldat en armes trois pieds de terrain. La sarisse était longue de seize coudées. Depuis elle a été raccourcie de deux pour la rendre plus commode, et après ce retranchement il reste, depuis l'endroit où le soldat la tient jusqu'au bout qui passe derrière lui et qui sert comme de contre-poids à l'autre bout, quatre coudées ; et par conséquent si la sarisse est poussée des deux mains contre l'ennemi, elle s'étend à dix coudées devant le soldat qui la pousse. Ainsi, quand la phalange est dans son état propre, et que le soldat qui est à côté ou par derrière, joint son voisin autant qu'il le doit, les sarisses du second, troisième et quatrième rang s'avancent au-delà du premier plus que celles du cinquième qui n'ont au-delà de ce premier rang que deux coudées. Ce serrement de la phalange est décrit ainsi dans Homère :

Les boucliers joignent les boucliers, les casques touchent les casques, le soldat appuie le soldat,
Et l'on voit flotter au dessus des casques les brillants panaches dont ils sont ornés,
Tant les soldats se sont serrés les uns contre les autres.

Cette peinture est aussi belle qu'élégante ; et de là il s'ensuit qu'avant le premier rang il y en a cinq de sarisses, plus courtes les unes que les autres de deux coudées, à mesure qu'elles s'éloignent du premier rang au cinquième.

[30] Or, comme la phalange est rangée sur seize de profondeur, on peut aisément se figurer quel est le choc, le poids et la force de cette ordonnance. Il est vrai cependant qu'au delà du cinquième rang les sarisses ne sont d'aucun usage pour le combat. Aussi ne les allonge-t-on pas en avant, mais on les appuie sur les épaules du rang précédent la pointe en haut, afin que pressées elles rompent l'impétuosité des traits, qui passent au delà des premiers rangs et pourraient tomber sur ceux qui les suivent. Ces rangs postérieurs et reculés ont cependant leur utilité. Car, en marchant à l'ennemi, ils poussent et pressent ceux qui les précèdent, et ôtent à ceux qui sont devant tout moyen de retourner en arrière. On a vu la disposition tant du corps entier que des parties de la phalange. Voyons maintenant ce qui est propre à l'armure et à l'ordonnance des Romains, pour en faire la comparaison avec celle des Macédoniens.

Le soldat romain n'occupe non plus que trois pieds de terrain ; mais comme pour se couvrir de leurs boucliers et frapper d'estoc et de taille, ils sont dans la nécessité de se donner quelque mouvement, il faut qu'entre chaque légionnaire, soit à côté ou par derrière, il reste au moins trois pieds d'intervalle, si l'on veut qu'ils se remuent commodément. Chaque soldat romain combattant contre une phalange a donc deux hommes et dix sarisses à forcer. Or, quand on en vient aux mains, il ne les peut forcer ni en coupant, ni en rompant, et les rangs qui le suivent ne lui sont pour cela d'aucun secours. La violence du choc lui serait également inutile et son épée ne ferait nul effet.

J'ai donc eu raison de dire que la phalange, tant qu'elle se conserve dans son état propre et naturel, est invincible de front, et que nulle autre ordonnance n'en peut soutenir l'effort.

[31] D'où vient donc que les Romains sont victorieux ? Pourquoi la phalange est-elle vaincue ? C'est que dans la guerre le temps et le lieu des combats se varient en une infinité de manières, et que la phalange n'est propre que dans un temps et d'une seule façon. Quand il s'agit d'une action décisive, si l'ennemi est forcé d'avoir affaire à la phalange dans un temps et dans un terrain qui lui soient convenables, nous l'avons déjà dit, il y a toute sorte d'apparence que partout l'avantage sera du côté de la phalange. Mais si l'on peut éviter l'un et l'autre, comme il est aisé de le faire, qu'y a-t-il de si redoutable dans cette ordonnance ? Que pour tirer parti d'une phalange, il soit nécessaire de lui trouver un terrain plat, découvert, uni, sans fossés, sans fondrières, sans gorges, sans éminences, sans rivières ; c'est une chose avouée de tout le monde. D'un autre côté l'on ne disconvient pas qu'il est impossible ou du moins très rare de rencontrer un terrain de vingt stades ou eux plus, qui n'offre quelqu'un de ces obstacles. Quel usage ferez-vous de votre phalange, si votre ennemi, au lieu de venir à vous dans ce terrain favorable, se répand dans le pays, ravage les villes et fait du dégât dans les terres de vos alliés ? Ce corps restant dans le poste qui lui est avantageux, non seulement ne sera d'aucun secours à vos amis, mais il ne pourra se conserver lui même. L'ennemi maître de la campagne, sans trouver personne qui lui résiste, lui enlèvera ses convois de quelque endroit qu'ils lui viennent. S'il quitte son poste pour entreprendre quelque chose, ses forces lui manquent et il devient le jouet des ennemis. Accordons encore qu'on ira l'attaquer sur son terrain ; mais si l'ennemi ne présente pas à la phalange toute son armée en même temps, et qu'au moment du combat il l'évite en se retirant, qu'arrivera-t-il de votre ordonnance ?

[32] Il est facile d'en juger par la manoeuvre que font aujourd'hui les Romains, car nous ne nous fondons pas ici sur de simples raisonnements, mais sur des faits qui sont encore tout récents. Les Romains n'emploient pas toutes leurs troupes pour faire un front égal à celui de la phalange, mais ils en mettent une partie en réserve et n'opposent que l'autre aux ennemis. Alors soit que la phalange rompe la ligne qu'elle a en tête, ou qu'elle soit elle-même enfoncée, elle sort de la disposition qui lui est propre. Qu'elle poursuive des fuyards ou qu'elle fuie devant ceux qui la pressent, elle perd toute sa force, car, dans l'un ou l'autre cas, il se fait des intervalles que la réserve saisit pour attaquer, non de front, mais en flanc et par les derrières. En général, puisqu'il est facile d'éviter le moment et toutes les autres circonstances qui donnent l'avantage à la phalange, et qu'il ne lui est pas possible d'éviter toutes celles qui lui sont contraires, n'en est-ce pas assez pour nous faire concevoir combien cette ordonnance est au dessous de celle des Romains ?

Ajoutons que ceux qui rangent une armée en phalange se trouvent dans le cas de marcher par toutes sortes d'endroits, de camper, de s'emparer des postes avantageux, d'assiéger, d'être assiégés, de tomber sur la marche des ennemis lorsqu'ils ne s'y attendent pas, car tous ces accidents font partie d'une guerre ; souvent la victoire en dépend, quelquefois du moins ils y contribuent beaucoup. Or dans toutes ces occasions il est difficile d'employer la phalange, ou on l'emploierait inutilement, parce qu'elle ne peut alors combattre ni par cohortes ni d'homme à homme ; au lieu que l'ordonnance romaine, dans ces rencontres mêmes, ne souffre aucun embarras. Tout lieu, tout temps lui conviennent ; l'ennemi ne la surprend jamais, de quelque côté qu'il se présente. Le soldat romain est toujours prêt à combattre, soit avec l'armée entière, soit avec quelqu'une de ses parties, soit par compagnies, soit d'homme à homme. Avec un ordre de bataille dont toutes les parties agissent avec tant de facilité, doit-on être surpris que les Romains, pour l'ordinaire, viennent plus aisément à bout de leurs entreprises que ceux qui combattent dans un autre ordre ? Au reste, je me suis cru obligé de traiter au long cette matière, parce qu'aujourd'hui la plupart des Grecs s'imaginent que c'est une espèce de prodige que les Macédoniens aient été défaits, et que d'autres sont encore à savoir comment et pourquoi l'ordonnance romaine est supérieure à la phalange.

[33] Pour reprendre la suite du combat, Philippe y ayant été vaincu malgré tous ses efforts, rallia le plus grand nombre qu'il put de ceux qui en avaient échappé, et prit la route de Tempé pour aller de là dans la Macédoine. Dès le premier gîte, attentif, jusque dans le plus grand revers, à ce que le devoir demandait de lui, il envoya un de ses gardes à Larisse avec ordre d'y brûler tous les papiers qui le regardaient : attention vraiment digne d'un roi ; car il savait que si les Romains eussent pu mettre la main sur ces papiers, ils y auraient trouvé mille prétextes de l'inquiéter, lui et ses amis. Il n'est pas le seul à qui il soit arrivé d'oublier dans la prospérité qu'on est homme, et dans les plus grandes disgrâces de ne point être ébranlé et de ne perdre jamais de vue ses devoirs. Mais Philippe s'est fait remarquer plus que personne dans ces deux états, comme nous ferons voir dans la suite. Car comme après l'avoir représenté plein d'ardeur et de vivacité pour les belles actions au commencement de son règne, nous avons montré quand, comment et pourquoi il s'était opéré un changement dans ces belles actions, nous ne manquerons pas non plus de raconter comment il s'est reconnu, et avec quelle prudence, profitant pour son instruction des malheurs qu'il s'était attirés, il s'est conduit dans toutes les affaires qui lui sont arrivées depuis. Pour Flaminius, ayant mis ordre aux prisonniers et au butin, il se retira à Larisse.