Un tel titre pour un article de quelques pages est forcément ambitieux, tant il y aurait de choses à dire, mais surtout de recherches à faire sur le sujet choisi. Il ne s'agit donc pour nous que de faire une synthèse rapide, privilégiant certains aspects de la politique du «Roi-Soleil» à l'égard du Roussillon (1). Ainsi, sans aborder la question de la politique d'intégration du Roussillon au royaume de France, et, par là même, le délicat problème de la résistance à cette intégration, nous nous attacherons à voir - d'un oeil nouveau, espérons-nous - pourquoi le Roussillon est devenu français en 1659 et pourquoi Louis XIV a tenu à le conserver. Car il faut sans doute commencer par dire que le traité des Pyrénées ne donnait pas à la France des frontières immuables, du moins pas davantage que les autres traités de paix de l'époque. Les nombreuses guerres du règne de Louis XIV (1667-1668 ; 1672-78 ; 1688-97 ; 1701-1714) remettent chaque fois en question les limites du royaume et les modifient sensiblement. Il faut donc avoir présent à l'esprit que la frontière des Pyrénées peut constamment être déplacée, à partir de n'importe quel conflit et du traité qui le suit, et que si les Français ne considèrent pas les Comtés comme définitivement acquis après 1659, les Espagnols ne considèrent pas ces derniers comme définitivement perdus. Si Louis XIV garda le contrôle des Pyrénées catalanes, cela ne fut pas en vertu d'un quel-conque traité, mais parce qu'il se dota de moyens supérieurs à ceux des Espagnols, comme nous allons le voir.

 

Au centre des questions qui nous préoccupent aujourd'hui, se trouve donc le traité des Pyrénées signé entre la France et l'Espagne en 1659, et par lequel l'Espagne donne à la France les territoires catalans situés au nord des Pyrénées : comté du Roussillon-Vallespir, le Conflent, le Capcir et une partie de la Cerdagne. C'est l'ensemble de ces territoires que l'on appelle «Comtés» et qui constitue bientôt la province étrangère du Roussillon.

Il faut tout d'abord souligner que les prétentions françaises sur ces territoires, affichées au cours des négociations du traité, ne sont pas l'expression d'une soudaine prise de conscience de l'intérêt stratégique des comtés nord-catalans. La situation et le relief des Comtés expliquent que ceux-ci aient été très tôt l'objet de convoitises françaises.

En 1258, le traité de Corbeil établit sur la ligne des Corbières la frontière entre terres catalanes et terres languedociennes. Si les Pyrénées ne sont pas une barrière infranchissable, comme nous aurons l'occasion de le répéter, les Corbières le sont bien moins encore. Le Languedoc aura donc toutes les peines du monde à défendre sa frontière méridionale, alors que les comtés roussillonnais constituent rapidement pour la Catalogne un rempart s'apppuyant sur les Pyrénées. Les Français savent qu'entre leurs mains le Roussillon assurerait la protection du Languedoc, donnerait le contrôle des Pyrénées catalanes, ou du moins le faciliterait, et ouvrirait ainsi une porte sur la Catalogne.

Nous ne nous étendrons pas sur l'attention que la France, au cours des siècles qui précèdent le règne de Louis XIV, a pu porter sur les Comtés. Si, comme nous le verrons, les territoires conquis par les armes sont souvent un défi lancé à l'adversaire ou une monnaie d'échange, les travaux engagés par Louis XI, à Perpignan et à Collioure notamment, pendant les occupations françaises du XVe siècle, nous permettent néanmoins d'imaginer que le souverain était décidé à conserver au moins une partie des Comtés, c'est-à-dire le Roussillon. Mais il faut être prudent : fortifier, c'est accroître ses chances de conserver le contrôle d'un espace déterminé. Ce n'est pas affirmer que l'on est décidé à ne plus le quitter. Lorsqu'il le faut, les militaires hésitent rarement à raser les ouvrages qu'ils ont consciencieusement dressés. Il n'en reste pas moins que la menace représentée par Louis XI sur les territoires ibériques fut suffisamment importante pour décider, en partie, de l'union entre les couronnes de Castille et d'Aragon, avec le mariage d'Isabelle et de Ferdinand. Charles VIII préférera les conquêtes italiennes, et restituera le Roussillon à l'Aragon. Mais les souverains espagnols ont pris plus que jamais conscience du danger français : aussitôt, ils font élever à Salses une des forteresses les plus modernes qu'ait connues le XVe siècle et ils font renforcer les défenses de Perpignan et de Collioure.

Au cours du XVIe siècle, la guerre entre la France et l'Espagne est quasi permanente, mais elle touche surtout le nord du royaume français.

En 1618 commence la guerre de Trente Ans, qui enflamme bientôt toute l'Europe. A partir de 1635, la France et l'Espagne s'opposent ouvertement dans le cadre, ou autour, du conflit. Sur la frontière roussillonnaise, les opérations sérieuses commencent en 1637 avec le siège de Leucate par les Espagnols.

En 1640, les Catalans se révoltent contre le roi d'Espagne Philippe IV. Très vite, ils font appel à la France. Aussitôt - décembre 1640, les Français entrent en Catalogne. En 1642, avec la prise de Collioure, de Perpignan et de Salses, la plus grande partie du Roussillon est sous contrôle Français. Au cours des années qui suivent, la presque totalité de la Catalogne et sa capitale Barcelone sont occupées.

 

Il faut tout d'abord s'interroger sur le pourquoi de l'intervention française. Les Français souhaitent-ils annexer la Catalogne ? Souhaitent-il favoriser la naissance d'une république catalane avec laquelle ils auraient des liens privilégiés ? Ces deux perspectives ont indiscutablement été envisagées. Mais c'est la tournure que prendraient les événements et la suite de la guerre qui devraient orienter l'attitude française. Dans un premier temps, l'intervention en Catalogne est avant tout une occasion rêvée de créer une diversion dans les rangs espagnols : en effet, ouvrir un front sur le territoire espagnol lui-même ne pouvait qu'affaiblir les forces de Philippe IV là où se jouerait l'issue de la guerre, à savoir la frontière des Flandres.

En 1645 s'ouvrent les négociations franco-espagnoles. Mazarin propose l'échange de la Catalogne et du Roussillon contre les Pays-Bas. Par Roussillon, il faut entendre le comté du Roussillon stricto sensu, qui est le seul à être presque entièrement contrôlé par les Français, mais qui avec les places de Perpignan, Collioure et Salses représente une monnaie d'échange substantielle. Les Espagnols refusent. Avec le traité franco-anglais de 1655, l'Espagne semble vaincue. En 1656, les négociations reprennent. Les comtés nord-catalans, désormais sous l'autorité française - Villefranche et Puigcerdà ont été prises en 1654 -, et les places occupées en Catalogne par les Français deviennent pour ces derniers une monnaie d'échange. Car ils souhaitent avant tout hériter des places espagnoles situées dans les Flandres. Ce sont les Flandres qui constituent également la priorité pour les Espagnols. C'est donc sur la frontière de la Catalogne qu'ils vont faire le plus de concessions : dès 1656 le comté du Roussillon - mais lui seul - semble ne pas devoir échapper à la France.

L'armistice est signé le 8 mai 1659. Les premiers accords le sont le 4 juin. L'Espagne renonce au comté du Roussillon et à certaines places de l'Artois et des Flandres. En échange, les places occupées par les Français en Catalogne retourneront à l'Espagne, tout comme la Cerdagne. En ce qui concerne le Conflent, rien n'est réglé.

Le 13 août 1659 à St Jean de Luz, se tient la première conférence entre Mazarin et don Luis de Haro, 1er ministre espagnol. Mazarin se sent en situation de force : il voit que de Haro est prêt à faire des concessions pour sauver l'honneur du Prince de Condé, instigateur de la Fronde, passé au service des Espagnols. Le 25 août 1659, le Cardinal écrit à Le Tellier, secrétaire d'Etat à la Guerre, au sujet d'une «prétention [qu'il a] mise adroitement sur le tapis pour faire joindre au comté de Roussillon le Conflent qui est un pays qui lui est contigu et d'une étendue considérable». Pierre de Marca, qui a eu les pleins pouvoirs en Catalogne lors de l'occupation française, auteur du célèbre Marca Hispanica, écrira :

«(...) Le Conflent est de très grande importance pour la sûreté de la ville de Perpignan, autant que s'il était aux Espagnols, ils pourraient entrer par la Cerdagne et le Conflent dans le Roussillon avec une armée entière et nourrir leurs intelligences dans la ville». De même, Marca notera : « (...) Pour le regard du Capcir, il y a un passage facile vers le Languedoc que le Roy doit boucher en retenant a soi ce petit quartier qui est en deçà les hautes montagnes et touche la France». Mazarin ne se fait guère d'illusions sur la réponse des Espagnols, mais il poursuit l'offensive. Il essaie de convaincre de Haro que l'ensemble des Comtés ne peut appartenir qu'à un seul souverain, ne serait-ce que parce que la possession du comté du Roussillon et de ses places donnerait aux Français un contrôle de fait sur les autres territoires nord-catalans. Mazarin tire surtout avantage des deux principales faiblesses du négociateur espagnol : son entêtement à vouloir préserver l'honneur du Prince de Condé, et la volonté farouche de mettre fin à une guerre que l'Espagne ne peut plus supporter. Ainsi, au terme de longues discussions, de Haro sauve l'honneur de Condé, et Mazarin offre à Louis XIV, outre le Roussillon, le Conflent, le Capcir et la partie de la Cerdagne qui se trouve «au-delà des monts».

Le 7 novembre 1659, jour de la 24e conférence, le traité est signé. Ses clauses vont donc au-delà des espérances des Français qui, alors qu'ils ne réclamaient au départ que le seul comté du Roussillon, ont considérablement augmenté leurs acquisitions. Ils sont convaincus que le Languedoc est désormais protégé par les Comtés, et que les Comtés sont eux-mêmes naturellement protégés par les Pyrénées. Ils se rendront rapidement compte que ce n'est pas aussi simple. En 1659, les Pyrénées n'appartiennent à personne. Les Français, avec le contrôle des trois places de Perpignan, Collioure et Salses ont néanmoins l'avantage. La Catalogne est découverte. Elle n'a plus aucune place à opposer aux Français, mise à part Puigcerdà, comme le dénonce sans cesse auprès de Madrid le Conseil d'Aragon. La Catalogne se retrouve désormais dans la situation que le Languedoc avait connue pendant des siècles.

 

Quoi qu'il en soit, au lendemain de la signature de la paix, il s'agit dans un premier temps de fixer un certain nombre de points que le traité a laissés en suspens. Au mois de mars 1660 s'ouvrent les conférences de Céret, entre représentants français et espagnols. L'on s'accorde assez rapidement sur la restitution des biens confisqués de part et d'autre des Pyrénées pendant la guerre. En revanche, rien n'est conclu en ce qui concerne le tracé exact de la frontière entre les Comtés et la Catalogne. C'est à St Jean de Luz que l'accord est trouvé. On y négocie le mariage entre Louis XIV et Marie-Thérèse, et il n'y a donc pas de temps à perdre. Chacun des deux souverains rentre en possession des territoires et des places qui lui ont été attribués par le traité : les Français évacuent les places qu'ils occupaient encore en Catalogne. Seule la question de la Cerdagne est repoussée. Elle est réglée au mois d'octobre suivant à Llivia.

L'application du traité des Pyrénées sera longue, et en définitive très partielle. C'est d'ailleurs sur le non respect de la part des Espagnols d'une de ses clauses que s'appuiera Louis XIV pour reprendre la guerre en 1667, même si ce n'est là que le prétexte à une guerre que le souverain français aurait de toutes façons entreprise.

Les conférences de Figueres, qui se tiennent de 1663 à 1666 dans le but de régler la question de la restitution des biens confisqués pendant la guerre, sont un échec. De 1663 à 1665, on pinaille sur des points de détail, d'un côté comme de l'autre. Au mois de septembre 1665, Philippe IV d'Espagne meurt et c'est à nouveau la guerre qui se prépare. A partir de ce moment, les conférences de Figueres sont condamnées à l'échec.

Quoi qu'il en soit, la nouvelle province du Roussillon est sous l'autorité du roi de France depuis 1659, et celui-ci n'a pas attendu l'issue des conférences pour faire valoir ses droits sur les Comtés. Il faut néanmoins souligner que la politique royale à l'égard du Roussillon est autoritaire mais prudente.

Louis XIV s'attache en premier lieu à mettre en place une structure politique et judiciaire qui lui permette d'exercer son autorité. Dès le mois de juin 1660, il crée un Conseil Souverain à Perpignan. Peu après, il nomme un intendant. Dans le domaine religieux, la volonté royale de détacher les couvents et les abbayes nord-catalans des provinces ecclésiastiques auxquelles ils appartenaient est nette. Néanmoins, les Français sont prudents à l'égard d'un clergé qui ne peut qu'être hostile à son intégration dans l'Eglise gallicane, mais qui joue un rôle politique considérable.

Enfin, le domaine économique. La nouvelle province du Roussillon est placée sous le statut de «Province Etrangère» et se trouve donc coincée entre deux frontières fiscales : celle avec l'Etat espagnol et celle avec l'Etat français. C'est certainement un coup sévère pour l'économie roussillonnaise, mais ce qui est un handicap pour le commerce licite entraîne le développement d'une contrebande qui a toujours fait figure d'institution dans les zones frontalières. Les bilans restent à faire.

Au total, si la volonté royale d'intégrer le Roussillon est nette, elle n'est pas farouche. Louis XIV n'a ni trop de temps, ni trop d'énergie, ni surtout trop d'argent à consacrer à la province. La monarchie française travaille à la reconstruction d'un royaume qui sort de 25 années de guerre. Ainsi, le Roussillon, alors qu'il est avant tout province frontière, semble pendant longtemps loin de Paris et des préoccupations de la cour. De 1659 à 1667, l'entretien des places est tout juste assuré. Ces places sont pourtant en mauvais état - Perpignan et Collioure ont beaucoup souffert lors de leur siège, Salses ne se trouve plus sur la frontière, Bellegarde n'est qu'un vieux château, tout comme les garnisons, pendant longtemps constituées de compagnies d'invalides. Nous sommes bien loin de l'occupation militaire dont J. Sanabre a pu parler (2). L'occupation du Roussillon est celle d'une province frontière, et pas celle d'un territoire rebelle. Nous verrons d'ailleurs qu'en 1667, lors de la reprise de la guerre entre la France et l'Espagne, ce sont les hommes du Sometent - les milices catalanes - qui s'opposent aux troupes espagnoles.

Certes, après 1659 Louis XIV travaille à protéger les frontières du royaume, mais il s'intéresse presque exclusivement aux frontières du nord, et surtout à celles des Flandres. La guerre de Dévolution (1667-1668) montre que c'en est fini de la paix avec l'Espagne et met en évidence l'incapacité du Roussillon à se défendre.

Après qu'un complot espagnol sur Collioure a été découvert en 1667, les hostilités, au cours de cette guerre de Dévolution, se limitent à une série de raids et de pillages, menés surtout par les Espagnols, et qui sont parfois l'occasion d'escarmouches. Ces raids touchent les villages du Vallespir et surtout du Conflent, sans parler de la Cerdagne et du Capcir, qui sont sous le contrôle absolu de la garni-son de Puigcerdà, qui vit sur le pays et n'hésite pas à exercer ses pillages jusqu'aux portes même de Villefranche. Comme nous l'avons dit, la défense de la frontière est essentiellement assurée par les hommes du Sometent. S'il ne faut pas voir ici une preuve de l'attachement des Roussillonnais à la France, il est clair que les Espagnols n'étaient pas attendus à bras ouverts.

 

Les Espagnols ne cherchent vraisemblablement pas à envahir le Roussillon. Ils n'en ont d'ailleurs pas les moyens. En revanche, leur supériorité leur permet de narguer les Français, et doit amener ceux-ci à renforcer leurs troupes, au détriment des armées du nord. Louis XIV ne peut pas accepter ce défi permanent à son autorité, alors qu'il cherche, à travers les opérations qu'il mène sur la frontière des Flandres, à montrer qu'il est le souverain le plus puissant d'Europe.

A partir de la fin de l'année 1667, plusieurs ingénieurs, dont le chevalier de Clerville, prédécesseur de Vauban au Commissariat général des fortifications du royaume, sont successivement envoyés en Roussillon pour établir des projets de fortification dans l'ordre des priorités : Bellegarde, qui se trouve sur le principal passage entre le Roussillon et la Catalogne ; Collioure, que l'on choisit finalement comme port après avoir envisagé de fortifier Port-Vendres ; Villefranche, à qui l'on confie le rôle difficile de garder le Conflent et de surveiller la Cerdagne ; enfin, Perpignan pour laquelle l'on fait des projets trop ambitieux pour qu'ils soient réalisés rapidement.

Parmi les projets de deux de ces ingénieurs, Chamois et Petit, se trouve celui de la construction d'une place forte en Cerdagne, qui neutraliserait Puigcerdà et contrôlerait l'entrée du Conflent. Dès 1668 est donc lancée une idée que Vauban reprendra onze années plus tard. Dans l'immédiat, Louis XIV ne veut pas de travaux si coûteux, et l'idée est abandonnée.

Les projets définitifs sont dressés par l'ingénieur Jacques de Borelly de St-Hillaire, au mois de décembre 1668. Vauban lui-même se rend en Roussillon au printemps 1669 pour visiter les places et donner son senti-ment sur les propositions de St-Hillaire. Par ailleurs, Vauban établit des projets ambitieux pour toutes les places, notamment Perpignan et Port-Vendres, où il découvre ce qui lui paraît être l'un des plus beaux ports de la Méditerranée. Mais ces vastes projets attendront encore quelques années.

Pour l'heure, on se prononce pour une défense minimum qui doit uniquement permettre de conserver la province et d'en protéger la capitale Perpignan. Les places doivent pouvoir tenir quelques jours, et, en cas d'entrée des Espagnols sur les terres du Roi, l'ensemble des troupes de la province se repliera autour de Perpignan. Ce type de défense, qui est la règle en Roussillon jusqu'en 1675, peut être qualifié de défensif, et l'on peut donc parler de défense défensive. Pourquoi ce choix ?

Tout d'abord pour des raisons économiques, Louis XIV a engagé d'énormes travaux dans les places du nord et de l'est, et le Roussillon doit coûter le moins possible. L'autre raison est diplomatique, ou plus exactement stratégique. Louis XIV est convaincu que le Roussillon n'a rien à craindre, puisque les Espagnols savent que la moindre agression sur les Comtés entraînerait des représailles sur les Pays-Bas espagnols. On peut avancer une troisième raison. Le Roussillon est encore potentiellement une monnaie d'échange. Louis XIV a proposé aux Espagnols à plusieurs reprises un échange du Roussillon avec une partie des Flandres. On pourrait donc considérer que le souverain français n'est pas disposé à entreprendre d'importants travaux dans une province susceptible d'être abandonnée. Nous pensons que Louis XIV ne s'est guère fait d'illusions sur la position des Espagnols. Qui aurait préféré le Roussillon aux Flandres ? Vraisemblablement personne. En revanche, les Espagnols peuvent défier Louis XIV, et, pourquoi pas, dans le cadre d'un nouveau conflit, se saisir du Roussillon par les armes. Il ne faut donc rien négliger.

Dès la fin de 1668, les travaux de fortification commencent sous la direction de St-Hillaire. Les priorités restent Collioure, port de la province, Bellegarde, désormais située sur le passage le plus aisé de la frontière, et dans une mesure moindre Villefranche, qui barre la vallée de la Têt et qui doit s'opposer aux incursions de la garnison de Puigcerdà.

En 1669, la révolte des Angelets, contre l'instauration de la gabelle en Roussillon, pousse à activer la fortification de Villefranche, et sa reprise en 1670 force à construire le fort des Bains, à Arles, et à fortifier Prats de Mollo, car elle met en évidence l'importance du contrôle du Vallespir, ouvert sur la plaine du Roussillon comme l'est le Conflent.

Au début de la guerre de Hollande, en 1672, le Roussillon semble avoir un système défensif satisfaisant. En 1674, après la défection de l'Angleterre, Louis XIV se retrouve seul face à ses ennemis, et, dans un sursaut d'orgueil, il décide de mener une guerre offensive sur les frontières du Roussillon et de porter la guerre en Catalogne. Malheureusement pour lui, les conspirations de Villefranche et de Perpignan, au cours de cette même année 1674, destinées à livrer les deux places aux Espagnols, sèment le trouble dans la province, et sont suivies de peu par l'entrée des troupes espagnoles en Roussillon et par la prise de Bellegarde. Pendant plusieurs mois, une partie du Roussillon et du Conflent, le Vallespir et bien entendu la Cerdagne sont sous l'absolu contrôle des troupes du roi d'Espagne.

En 1675, les troupes françaises, commandées par un des meilleurs généraux de Louis XIV, le duc de Schomberg, reprennent Bellegarde après avoir séjourné quelques semaines en Empordà, province catalane frontalière. Notons qu'au cours de leur année d'occupation de la place, les Espagnols l'ont considérablement améliorée. Ils l'ont agrandie et ont renforcé ses défenses.

Cette année 1675 marque un tournant dans l'histoire militaire du Roussillon. Jusqu'à la Révolution, la province ne sera plus sérieusement inquiétée. A partir de 1675, la révolte sicilienne, largement soutenue par la France, et la grave crise politique que connaît la monarchie castillane conduisent les Espagnols à abandonner complètement la Catalogne. Dès lors, les Français ont un contrôle presque absolu de la frontière, et, jusqu'à la fin de la guerre de Hollande, en 1678, les troupes de Louis XIV pratiquent une guerre offensive, quoique timide, qui leur permet de vivre sur le territoire ennemi au cours de chaque campagne. C'est le cas en 1676, 1677 et 1678.

Cette offensive timide a pour but de narguer les Espagnols en pénétrant en Catalogne, et de faire vivre les armées du roi sur le territoire ennemi. Ainsi, on «mange» l'Empordà, et ensuite la Cerdagne. Les Espagnols s'enferment dans leurs places fortes et attendent patiemment que les Français se replient.

Le point névralgique du système défensif roussillonnais reste la Cerdagne. Aussi, dès 1675, les Français, à l'occasion de chaque campagne, envisagent d'assiéger Puigcerdà. Ils n'exécuteront leur projet qu'en 1678, au cours de la dernière campagne de la guerre de Hollande. Au moment où ils se saisissent de la place, les négociations en vue de la paix sont en cours, et les Français craignent de devoir restituer Puigcerdà aux Espagnols. Aussi, décident-ils de raser la place avant de l'abandonner.

C'en est fini du contrôle absolu de la Cerdagne «française» par les Espagnols. Mieux, Louis XIV se décide alors à construire aux portes du Conflent une place qui puisse jouer en faveur de la France le rôle que Puigcerdà avait joué pour l'Espagne. Car, Louis XIV est désormais décidé à conserver le Roussillon et à le doter d'un système défensif qui non seulement rende la province invulnérable mais en fasse surtout une base de départ pour de futures opérations en Catalogne. En effet, la guerre de Hollande a montré à Louis XIV qu'il a une carte à jouer du côté de la Catalogne. Les possibilités de conquête y sont infiniment supérieures à celles qu'offrent désormais les Flandres. La guerre a aussi montré que la Catalogne était lasse de supporter pendant l'été l'armée française, et pendant l'hiver les préparatifs d'une armée espagnole incapable de résister aux offensives ennemies. Louis XIV sait qu'il peut tirer avantage de ce malaise, ce qui explique, par exemple, les relations entre les représentants du roi et les dirigeants de la révolte catalane des Gorretes en 1687 (3).

En 1679, Vauban visite le Roussillon et établit les projets d'une vaste place située aux portes de la Cerdagne, qu'il appellera Mont-Louis. Par ailleurs, il établit des projets pour toutes les autres places, afin d'améliorer leur potentiel défensif. A Collioure, il ne s'agit que de quelques aménagements, dans la mesure où la place n'est pas perfectible. A Villefranche, il s'agit de réparer les dégâts causés par la crue de 1678, tout en améliorant les fortifications de la ville, mais surtout de construire sur une hauteur le fort proposé par Vauban lui-même lors de sa première visite en 1669. A Prats de Mollo, l'ingénieur propose de relever les murailles de la ville et d'agrandir le fort La Garde - La Guardia. Bellegarde doit subir des transformations considérables. La place doit être agrandie, en reprenant dans ses grandes lignes le projet espagnol, et dotée d'une fortification double, proche de ce que l'on appelle aujourd'hui deuxième système Vauban. Port-Vendres, dont Vauban était tombé amoureux dix années auparavant, doit devenir un grand port, un des plus beaux de la Méditerranée. Mais le projet le plus ambitieux, avec Mont-Louis, est celui qui concerne Perpignan. Vauban veut faire de la capitale du Roussillon l'une des plus belles places du royaume.

En 1680, Louvois, secrétaire d'Etat à la Guerre, visite l'ensemble des places roussillonnaises, afin de donner à Louis XIV son sentiment sur les propositions de Vauban, et de fixer des priorités. Car l'ingénieur, comme le lui reprochera souvent Louvois, établit des projets ambitieux sansregarder à la dépense. Le ministre de la guerre tranche. Mont-Louis et Perpignan restent les priorités. A Bellegarde et à Villefranche, l'essentiel du projet de Vauban doit être réalisé. En revanche, les travaux de Prats de Mollo sont repoussés. Ils ne seront d'ailleurs engagés, timidement, qu'une dizaine d'années plus tard. En ce qui concerne Port-Vendres, Louvois demande à Vauban de réaliser un autre projet, considérablement plus modeste que le premier. Il ne s'agit plus de faire de Port-Vendres un grand port de guerre et de commerce, mais de procéder à quelques aménagements qui puissent permettre à une partie de la flotte du Levant de séjourner sur les côtes catalanes sans trop de danger. Port-Vendres attendra la fin du XVIIIe siècle et le Maréchal de Mailly pour se transformer en un vaste chantier.

Dans les autres places, en revanche, dès le retour de Louvois à la cour, en 1680, les travaux décidés par le roi et engagés dans leurs grandes lignes l'année précédente redoublent d'intensité.

Ces travaux sont considérables. Ils s'élèvent à plusieurs millions de livres. Leur impact économique sur la province reste à étudier dans le détail. Néanmoins, il apparaît nettement que ce qui aurait pu être une manne pour l'économie roussillonnaise échappera presque entièrement à la province.

En effet, les entrepreneurs auxquels Louis XIV confie les travaux doivent répondre à deux critères : avoir fait ailleurs la preuve de leur compétence, mais surtout offrir des garanties financières. L'entrepreneur doit pouvoir disposer des centaines de milliers de livres qui lui permettent d'engager des travaux qui, le plus souvent, ne lui seront payés qu'à la «livraison». Aussi, ces entrepreneurs sont lyonnais, mais surtout lorrains. Ils amènent le plus souvent dans leurs valises des ouvriers qualifiés avec lesquels ils ont déjà travaillé. Les briquetiers sont flamands, ou basques. Les chaufourniers sont flamands. Les maçons viennent le plus souvent du Périgord. Quant à la main-d'oeuvre, en attendant la création du corps du Génie, elle est comme toujours constituée de soldats de l'infanterie, en priorité des Suisses et des Allemands.

L'approvisionnement des milliers de soldats employés sur les chantiers est assuré pour l'essentiel par des Languedociens ou par les munitionnaires généraux du royaume. Car, là aussi, les marchés importants ne peuvent être pris en charge que par des géants de la finance. En ce qui concerne les petits marchés, les exemptions douanières semblent plus faciles à obtenir lorsque l'on n'est pas roussillonnais. Mais sur ce sujet, un travail en profondeur reste à faire.

En 1681, Mont-Louis est inaugurée et l'ensemble des places où des travaux ont été entrepris sont dans un état satisfaisant. Ces places donnent à la France un contrôle absolu de la frontière catalane, et permettront au cours de la deuxième moitié du règne de Louis XIV de menacer en permanence la Catalogne et de l'occuper à l'occasion de presque chaque campagne. Les Français n'ont pas d'objectif précis en Catalogne, mais ils savent qu'ils doivent mettre à profit toutes les occasions d'affaiblir le pouvoir espagnol. Dès 1684, les troupes françaises essayent de faire reculer toujours plus la frontière militaire des Pyrénées catalanes. Ils détruisent places fortes et murailles : Camprodon, Ripoll, Sant Joan les Abadesses, Castellfollit... Au cours de la guerre de la Grande Alliance (1688-1697) ils occupent des mois durant une bonne partie de la Catalogne : Roses, Palamos, Hostalrich, Girona et même Barcelone en 1697.

 

Toute cette politique est peut-être liée au problème de la succession d'Espagne, qui se pose dès 1665. Mais peut-être pas. Parce que la guerre à l'époque moderne est aussi une espèce de jeu. C'est le métier d'une bonne partie de la noblesse, et c'est la guerre qui fait la force et l'honneur des souverains. A l'époque moderne, les guerres n'ont pas toujours les mêmes motifs qu'aujourd'hui. La psychologie des militaires est différente, comme sont aussi très différentes les relations entre pouvoir militaire et pouvoir politique.

Au cours de la guerre de Succession d'Espagne (1701-1714), la politique française à l'égard de la Catalogne et de l'Espagne sera beaucoup plus claire, car la situation est elle aussi beaucoup plus claire : Louis XIV se range aux côtés de son petit-fils Philippe V d'Espagne contre les partisans de l'Autriche. Le Roussillon constitue alors un point d'appui indispensable aux armées combattant en Espagne et un refuge assuré pour celles-ci. L'issue de la guerre sera favorable au camp français. Il faut sans doute chercher certaines des raisons de la victoire dans la seconde partie du XVIIe siècle : sans la longue préparation française commencée en Roussillon en 1679, les Bourbons ne seraient peut-être jamais montés sur le trône d'Espagne.

D'une province quelque peu marginale, Louis XIV avait donc en quelques années fait du Roussillon une province clé de sa politique extérieure. Du point de vue militaire, l'intégration au royaume de France était un succès. Dans les autres domaines, elle fut plus difficile et plus lente. Peut-être est-elle encore inachevée aujourd'hui. Louis XIV, quant à lui, avait tout lieu d'être satisfait. Et c'est assurément ce qui lui importait le plus.


(1) Sur ce sujet, et en particulier sur la question de l'intégation, voir les travaux d'Alice Marcet.
(2) Sanabre J. La resistència del Rosselló a incorporar-se a França. Trabucayre, Perpignan, 1986.
(3) Albareda J. Els dirigents de la revolta pagesa de 1687-1689 : de barretines a botiflers in Recerques, 20, 1988.


© Alain Ayats
Cet article est tiré de sa thèse de Doctorat : La défense des Pyrénées catalanes françaises (1659-1681). Frontière politique et frontières militaires. Montpellier, 1990. L'auteur y renvoie le lecteur en quête de références précises.

© S.A.S.L. des P-O.
Cet article a été publié in Centième volume d'études sur le Roussillon, pp.85-102, Ce volume de la SASL, 1992.