La première difficulté que rencontre l'historien qui s'intéresse à un souverain du Moyen-Age, c'est avant tout de rassembler des sources disséminées un peu partout dans des dépôts d'archives, sur tout l'espace des territoires autrefois soumis à l'autorité de ce monarque. Ce qui peut l'amener, quand il s'agit du roi Alphonse, des Alpes jusqu'à la frontière de l'Ebre, et rendre sa tâche particulièrement ardue.

Car ce n'est pas une vie sédentaire, reposante et pleine de confort, que celle des rois du Moyen Age. Au contraire, c'est un mouvement perpétuel, à peine interrompu par la maladie, un siège ou la captivité : voilà ce qui ressort des itinéraires rédigés par les historiens de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe. Nous y suivons nos rois nomades à la trace, reconstituant leur vie et leurs activités à travers les actes officiels signés ici et là au cours de leurs constantes pérégrinations. En ce qui concerne Alphonse II d'Aragon (Alphonse I pour la Catalogne), comte de Barcelone, marquis de Provence, comte de Roussillon depuis 1172, notre premier comte-roi, son itinéraire a été reconstitué en 1904 par Joaquin Miret i Sans et complété en 1960 par J. Caruana à la lumière de nouvelles découvertes documentaires. Même s'il y a encore à chercher, c'est néanmoins sur cette base, complétée par des recherches dans les archives languedociennes, par les textes et aussi les enluminures du Liber Feudorum Major et du Liber Feudorum Confluentis et Ceritaniae (les photographies de l'époque), et également en utilisant les sources troubadouresques, que j'entreprends de traiter ce sujet qui, au-delà des rapports du roi Alphonse avec le Roussillon, débouche, et c'est là le fond du problème, sur le rattachement du Roussillon à la Catalogne.

Liber Feudorum Major 1
Ramon de Caldes et le roi Alphonse examinent les chartes qui constituent le Liber Feudorum Major, que le roi a demandé de constituer.

I/ LA RENCONTRE DU ROI ALPHONSE ET DU ROUSSILLON

  1. Qui est-il ?

    C'est le fils de Raymond Béranger IV, comte de Barcelone, et de son épouse Pétronille, héritière du royaume d'Aragon. Sur la date de sa naissance, les historiens ne se sont pas encore mis d'accord, et oscillent entre 1152 et 1156, avec une tendance actuelle à s'arrêter à la date moyenne de 1154 : constatons dès à présent que nos itinéraires ne répondent pas à toutes les questions, même les plus élémentaires.

    Ce que nous savons, c'est qu'il avait été d'abord baptisé Raymond, comme tout bon comte de Barcelone, mais que sa mère lui a donné le nom plus aragonais d'Alphonse, sous lequel il règne à partir de 1162, à la mort de son père. C'est alors encore un enfant, dont la minorité sera protégée par sa mère, la papauté, et aussi de bons conseillers dont nous avons conservé les noms : l'évêque Guillem de Torroja et le grand baron Guillem Ramon de Montcada pour les affaires de la péninsule, et Guillem VII de Montpellier pour ce qui touche à l'Occitanie et la Provence. Nous ne savons pratiquement rien de l'éducation qu'il a reçue, sinon, chose rare à l'époque, qu'elle a été soignée et qu'elle n'a pas été exclusivement tournée vers le développement des vertus militaires et chevaleresques. C'est un souverain lettré, ce qui n'est pas courant dans ce siècle de fer. Les troubadours à la solde du comte de Toulouse lui reprocheront suffisamment de ne pas avoir le goût exclusif de la guerre. Ils iront même plus loin et le traiteront de lâche et paresseux comme le fait Bertrand de Born :

    Reis que badalha ni s'estenda,
    quan au de batalha parlar,
    sembla o fassa per vaneiar
    o qu'en armas no s'entenda.

    Roi qui baîlle et s'étire,
    quand il entend de bataille parler,
    il semble qu'il le fasse pour se vanter
    ou qu'en armes il ne s'entende.

    Pourtant il devra faire cette guerre, car il n'en aura pas le choix. Comme son père, le comte Raymond Béranger IV, le jeune roi est immédiatement engagé sur les deux fronts habituels des souverains de la péninsule :

    • celui du Sud, où il a une frontière à défendre contre les Maures, en gros sur l'Ebre, et donc une croisade permanente à mener. Il la mène à sa manière, faite de combats mais surtout de beaucoup de négociations. Il ne faut pas oublier cependant qu'il a sérieusement envisagé une expédition contre Majorque.
    • celui, toujours ouvert, toujours à défendre, de l'intérieur et des incessantes et épuisantes luttes féodales contre des vassaux rebelles. C'est le pain quotidien des souverains du Moyen Age.

    Jusque-là, rien ne nous amène à penser que le roi Alphonse et le Roussillon vont se rencontrer.

  2. Le Roussillon

    En effet, si les comtes de Barcelone ont récupéré la Cerdagne et le Conflent en 1117, le Roussillon, ce comté issu de la désagrégation de l'empire carolingien, est indépendant sous ses comtes. La suzeraineté des rois de France, successeurs des empereurs, est bien lointaine. A peine continue-t-on à dater les actes de l'année de leur règne. «Vous êtes tout près de nous dans notre affection mais votre église est bien loin», écrit la chancellerie de Louis VII à l'évêque d'Elne.

    Les comtes eux-mêmes ne dominent que dans la plaine, autour de Perpignan, Thuir, Rivesaltes, Argelès, Millas et de quelques villages voisins. Le reste du pays est constitué d'un nombre important de seigneuries locales. L'implantation du système féodal en a fait un espace livré aux guerres privées, à la violence et aux exactions de ces seigneurs locaux, aux dépens des paysans surtout, mais aussi des religieux, pour s'approprier les surplus agricoles. Les comtes ne donnent pas le bon exemple : ils ne sont pas les derniers à exercer cette violence. Le testament du dernier d'entre eux, Girard, avec son impressionnante liste de restitutions à des communautés villageoises spoliées, donne la mesure de leur rapacité. D'ailleurs, il y a bien longtemps que ces comtes n'ont plus renouvelé les statuts de paix définis à Toulouges le 16 mai 1027, au siècle précédent. Le pouvoir civil absent ou indifférent, les interdits religieux sont devenus insuffisants et inefficaces pour assurer la protection de ceux qui n'ont pas la force avec eux.

    Une exception toutefois : la ville de Perpignan, dotée d'une forte cohésion, où les habitants ont obtenu du dernier comte la reconnaissance de leurs coutumes, désormais écrites depuis 1162. Elles les protègent, eux et leurs biens, leur assurent d'être jugés devant la juridiction de leur batlle et uniquement selon leur coutume. Le comte Girard, par privilège spécial accordé en 1170, les a même autorisés à aller récupérer par la force ce qui était convenu, si des personnes extérieures à la ville ne respectaient pas leurs engagements : «Que si alcum hom ses perjurat de convinença que aia als homens de Perpenya, quels homens de Perpeya haian licencia de destrenyer en cors bens e moneda». Ces coutumes et privilèges, ils sont fortement déterminés à les défendre.

  3. Le moment de la rencontre

    C'est l'événement survenu en 1166, la mort de son cousin, le comte de Provence Raymond Béranger III, dont il revendique immédiatement l'héritage, qui ouvre le troisième front, celui du nord, auquel le roi Alphonse consacrera une grande partie de son temps, de ses moyens matériels et de son énergie, et qui rendra inévitable la rencontre avec le Roussillon.

    Devenu aussi marquis de Provence (c'est le titre auquel il s'arrête), il voit sa possession contestée par le comte de Toulouse Raymond V, qui épouse la veuve de Raymond Béranger III de Provence, elle-même nièce de l'empereur Frédéric Ier, suzerain du comte de Provence. Comme les principaux seigneurs laïcs et ecclésiastiques de Provence, l'archevêque d'Arles, les seigneurs des Baux entre autres, soutiennent Alphonse, commence la grande guerre occitane qui occupera à tel point les deux protagonistes, Alphonse et Raymond V de Toulouse, qu'aucun des deux n'aura la tentation de participer à une croisade en Terre Sainte, de peur que l'autre n'en profite pour prendre un avantage définitif. Parler de la belle amitié entre les deux maisons méridionales est une vue de l'esprit à cette époque. Il faudra attendre la génération suivante, la croisade albigeoise et l'arrivée d'un ennemi commun, la maison de France, pour changer les données du problème.

    Le but premier d'Alphonse devient alors de réunir les deux extrémités de son domaine, la Provence et la Catalogne, et pour cela, de soumettre sinon à son pouvoir direct, au moins à sa suzeraineté, les vicomtés qui les séparaient : Narbonne, Béziers, Carcassonne, Nîmes, par des traités sans nombre, toujours à renouveler, les vicomtes étant souvent tentés de changer d'allié et de protecteur et de faire de la surenchère, dans une époque où la vassalité est souvent relative et conditionnelle. Dès 1166 donc, Perpignan et le Roussillon deviennent à la fois le pont et le passage obligé de cette politique au nord des Pyrénées que développe Alphonse : la rencontre est devenue inévitable. Elle se traduit entre 1166 et 1196 par trente-quatre passages attestés, à l'aller ou au retour, et des séjours qui, mis bout à bout, représentent pratiquement un an de la vie du roi, ce qui signifie qu'il a peut-être passé plus de temps ici qu'à Barcelone.

    Dès lors, on peut voir développer de la part du roi une véritable politique pour le Roussillon, cette politique des petits pas et de la diplomatie qui caractérise l'action d'Alphonse dans notre pays, et qui culmine avec le testament de Girard en 1172 et la donation de son comté à Alphonse. A tel point que l'ensemble des historiens des deux côtés des Pyrénées, s'ils divergent sur le bien-fondé de cette donation, ont en commun d'en constater simplement le résultat, l'annexion du Roussillon, sans essayer d'en analyser les circonstances.

    Or le résultat, c'est l'ancrage au sud de notre pays à partir de 1172 et ce jusqu'en 1659, le court intermède de Louis XI mis à part, avec presque cinq siècles d'intégration à la monarchie catalano-aragonaise puis à la monarchie espagnole, avec toutes ses conséquences sur la catalanisation et même plus tard, l'hispanisation du Roussillon. Il vaut la peine qu'on en comprenne le processus. C'est lui qui justifie le sujet de cette communication, et son titre.

II/ L'ACTE DE 1172

  1. Un acte minutieusement préparé

    Selon Pierre Tastu, l'éditorialiste perpignanais du début du XIXème siècle, le don du Roussillon par le comte Girard est «une bonne fortune inespérée» pour Alphonse. Est-ce bien la formule adéquate pour décrire ce qui s'est passé ? Faut-il avaliser la thèse traditionnelle du comté revenant naturellement au roi d'Aragon, comte de Barcelone ?

    En fait le problème de la succession roussillonnaise était prévisible, depuis longtemps. Il remonte à Gaufred III, le père de Girard, et à ses démêlés avec son épouse, Ermengarde Trencavel, la mère de Girard. Le mariage s'était pourtant déroulé sous d'heureux auspices. Le Livre des Fiefs de Cerdagne et de Conflent en porte encore la trace.

    Liber Feudorum Ceritaniae 60
    Le vicomte de Béziers, Bernard Aton, et sa femme Cécile, donnent leur fille Ermengarde, avec des fiefs comme dot, au futur comte de Roussillon Gausfred III.

    Mais Gaufred répudie son épouse et se remarie, ce qui lui vaut des ennuis avec tout le monde : avec Ermengarde et son fils Girard d'abord, mais aussi avec Raymond Trencavel, son beau-frère, qui ravage le Roussillon, et avec le pape Eugène III qui l'excommunie. Le pape suivant, Adrien IV, confirme l'excommunication et écrit à l'archevêque de Narbonne, à l'évêque d'Elne et aux barons roussillonnais, pour déclarer adultérins les enfants nés de la seconde union de Gaufred. Les choses s'arrangeant peu à peu entre Gaufred et Girard, ce dernier hérite bien du comté à la mort de son père en 1164, mais comme il n'a pas d'enfant, au bout de quelques années tout le Roussillon attend la suite avec inquiétude. Car il y a des prétendants, les enfants adultérins, dont l'histoire n'a pas retenu le nom, certes barrés par la papauté, mais aussi des parents pas trop éloignés comme le comte d'Ampurias, Hug III. Des difficultés sont donc à prévoir.

    Et voilà que Girard, malade, fait son testament le 2 Juillet 1172 et décède le 4. Dès le 17, Alphonse est à Perpignan pour recueillir l'héritage et le tour est joué. Que s'est-il passé ?

    En fait, et c'est une chose sur laquelle les historiens n'ont pas assez insisté, Alphonse a déjà manifesté l'intérêt qu'il porte au Roussillon, et on l'a vu plusieurs fois chez nous depuis qu'il est devenu marquis de Provence. Il est venu prendre possession du château de Millas en 1167, d'une tour à Ille l'année suivante, a tenu une cour plénière à Villefranche de Conflent (il y est chez lui) la même année ; et surtout, son emploi du temps l'atteste, il a passé un mois entier en Roussillon en Juin 1171, un an à peine avant la mort de Girard. A chacun des actes qu'il signe durant ce mois de Juin 1171, il est entouré des compagnons du comte Girard, qui cosignent les actes avec lui, Guillaume et Raymond de Saint Laurent, Ermengaud de Vernet, Gombauld de Mailloles. Comment imaginer qu'il n'est pas informé du problème de la succession et que des contacts sérieux n'ont pas été pris, peut-être avec Girard lui-même et l'évêque d'Elne, malgré l'absence de preuves matérielles pour le moment ? Girard, sachant son héritage convoité, a donc préféré, pour voir respectées les dispositions principales de son testament, celles auxquelles il tenait le plus, déclarer le puissant roi d'Aragon son héritier, et lui recommander ses parents et amis.

    Ce n'est donc pas «naturellement» que la chose se fait, mais par une conjonction d'intérêts et d'influences où sont parties prenantes Girard lui-même, le roi Alphonse, les compagnons de Girard nommés dans l'acte et fortement recommandés : Béranger d'Orle, Pons de Tatzo, Guillaume de Saint Laurent et un certain nombre d'autres barons roussillonnais, avec l'Eglise évidemment, qui en la personne de l'évêque d'Elne apporte son approbation à l'acte. On peut parler d'un véritable complot roussillonnais pour arriver à cette solution, d'un complot bien organisé et réussi puisqu'aucune opposition ne s'est manifestée. A tel point que notre concitoyen Andreu Bosc, dans ses Titols d'Honor de Cathalunya, Rosselló y Cerdanya, publiés en 1628 à Perpignan sous domination espagnole, et évidemment bien disposé envers Alphonse, peut nous expliquer les choses à sa manière : «Gravat de una dolencia, trobant-se sens fills, convocà a molts vassalls, e los syndichs de les viles e llochs de Rosselló, als quals exposà que per ses dolencies y anys no podia viure molt, y com a vertaders, lleals y bons vassalls li eran estats, volia gratificar lo amor y lleialtat ab que lo avian servit, y que deliberassen de quin Rey y Senyor volien esser despres de sos dies. Los dits vassalls, sens discrepar ningu, suplicaren fos lo rey de Arago». «Le comte se sentant malade, n'ayant pas d'enfants, convoqua de nombreux vassaux et les syndics des villes et lieux du Roussillon, leur exposa que du fait de sa maladie il ne pourrait vivre longtemps, et comme ils avaient été loyaux, il voulait les remercier de leurs bons et loyaux services et de leur amour. Qu'ils délibérassent donc de quel roi ils voulaient après lui comme seigneur. Et tous sans exception lui dirent qu'ils voulaient le roi d'Aragon». Voilà comment on écrit l'histoire.

    Pourtant, le roi n'arrive pas avec les mains complètement libres. Mais il va très bien s'y prendre.

  2. La prise de possession : comment s'y prend-il ?

    Il y a un contrat à respecter, le testament de Girard, et des dispositions à prendre pour que tout se passe sans douleur avec nos concitoyens de l'époque, qui n'étaient pas des gens faciles, surtout les Perpignanais.

    Le contrat, c'est le testament : j'en rappelle brièvement l'essentiel. Girard, pour le salut de son âme, fait des donations aux religieux, en particulier à l'abbaye de Fontfroide où il veut être enterré. Il fait la plus belle part pour les Templiers (Palau, les fours de Perpignan, les poids et mesures du marché de Perpignan), ordonne des restitutions aux villages à qui il a fait du mal : Pollestres, Céret, Villemolaque, Peyrestortes, Maureillas, et surtout : «Je donne à mon seigneur le roi d'Aragon, si je meurs sans héritier légitime, tout mon comté de Roussillon, à charge pour lui de respecter le contenu de mon testament, et pour l'amour que je lui témoigne dans ce testament en lui donnant mon bien qui ne lui revenait pas de droit, je veux qu'il s'attache mon très cher ami et parent Béranger d'Orle, et qu'il défende Pons de Taxo, Guillaume de Saint Laurent et tous mes amis». Par contre, il n'y a dans le testament aucune indication sur une éventuelle orientation à donner à son pouvoir. Le contrat sera donc facilement rempli.

    Dès son arrivée à Perpignan, Alphonse accomplit ses deux premiers actes officiels, le même jour, le 17 Juillet. Ils sont particulièrement significatifs :

    Liber Feudorum Major 82
    Les hommes de Perpignan jurent fidélité au roi Alphonse, le jour où il prend possession du comté de Roussillon, le 17 Juillet 1172.

    • Il reçoit l'hommage de cent quarante-cinq chefs de famille. Cette cérémonie est représentée dans une enluminure qui illustre le Liber feudarum major, le grand livre des fiefs, constitué à la demande d'Alphonse et conservé à Barcelone. Le roi, qui a moins de vingt ans, porte la barbe. Il est représenté majestueusement, étant donné l'importance de l'acte. Mais c'est bien le «senyor flac e gran» (maigre et long) que décrit le troubadour pro-toulousain Bertrand de Born. Le texte qui l'accompagne, très succint, dit qu'il est venu après la mort de Girard pour prendre possession de la ville et du comté et que les hommes de Perpignan lui ont rendu hommage et juré fidélité.
    • Mais dans un deuxième acte, il confirme les coutumes de Perpignan telles qu'elles avaient été approuvées par le comte Girard.

    Nous ne savons pas quel est l'acte qui a été signé en premier, ni si l'un deux a conditionné l'autre, ce qui serait éminemment significatif, l'un, l'hommage des Perpignanais, étant un acte d'autorité et l'autre, la confirmation des coutumes, un acte de paix sociale. En effet, Perpignan est alors la seule communauté importante du Roussillon, et la seule où l'autorité du seigneur est limitée par un texte qui protège ses habitants. Il est primordial pour elle de faire confirmer ce texte par le nouveau souverain, surtout quand elle passe d'un simple comte à un roi.

    Souvenons-nous que le premier article de ce document indique qu'ici «los homens de Perpenya no deven playdejar ne esser jutjats per los Usatges de Barchinona ne per la ley Gotica, mes per les costumes de la vila e per dret la on costumes defallen», «on n'applique ni les Usages de Barcelone ni les lois Gothiques, mais la seule coutume de la ville et à défaut le droit (le droit romain) dans toutes les procédures judiciaires qui impliquent les perpignanais». Les droits du seigneur à commander et à punir y sont limités, et nos concitoyens défendront les leurs, becs et ongles. Nous verrons même qu'Alphonse devra les reconfirmer quatre ans plus tard, quand ils les penseront menacés.

    Jusque-là, il s'agit donc d'un acte classique dans le fonctionnement de la féodalité, la donation à titre personnel d'un territoire en l'état, avec le domaine propre du seigneur, les habitants et les lois qui les régissent. Quant aux habitants, c'est à eux de faire reconnaître leurs droits.

III- LE PROGRAMME ROYAL POUR PERPIGNAN ET LE ROUSSILLON : LA PAIX, ET A TERME, L'INTEGRATION ET L'ASSIMILATION TOTALES A LA CATALOGNE

Mais si Alphonse a respecté intégralement le contenu du testament de Girard, il est tout de même venu en Roussillon, sinon avec un véritable programme royal, du moins avec un certain nombre d'idées précises qu'il cherchera à appliquer. Alors que les comtes avaient peu légiféré sur Perpignan, le roi publie en quelques années cinq chartes, plus que tous les comtes réunis : les Perpignanais n'étaient pas habitués à cela.

  1. La première idée de ce programme royal, c'est le rétablissement de la paix et de la sécurité, conditions de la prospérité. Les légistes qui l'entourent lui ont montré que c'est une responsabilité régalienne, une nécessité pour ses peuples, et le premier voeu de l'Eglise, une Eglise qui n'est plus en mesure de faire respecter les statuts de Toulouges, parce qu'elle n'a pas reçu l'appui du pouvoir civil. Cet appui, le roi Alphonse le lui donne en faisant revivre la vieille institution, faisant d'elle l'instrument de l'administration royale. La paix et trève est promulguée en mai 1173, lors d'un troisième séjour du souverain en moins d'un an, dans un acte solennel signé à Perpignan. Son but est de remettre en vigueur les statuts de Toulouges, rétablir l'ordre public qui sera désormais garanti par l'évêque et le comte-roi.

    L'exorde indique bien le sens que le roi donne à l'acte : la protection des hommes appartient au prince qui rend la justice au nom de Dieu. «Pour l'utilité publique, en tenant compte de la volonté divine, avec le conseil des vénérables Guillaume archevêque de Tarragone, légat pontifical, de Bernard évêque de Barcelone, de Guillem Jorda, évêque d'Elne, de tous les barons du Roussillon et des magnats de ma cour, j'institue dans le comté de Roussillon et dans tout l'évêché d'Elne, une paix et trève pour exterminer l'audace impie des voleurs et des pillards. Je m'engage à la respecter moi-même, et à tirer vengeance de ceux qui la violeraient».

    Ce nouveau statut dépasse même les limites strictes du comté, puisqu'il s'étend sur l'ensemble de l'évêché d'Elne. Il protège les églises (même celles qui sont incastellatas, fortifiées, où les barons pillards avaient l'habitude de mettre à l'abri le produit de leurs rapines), les cimetières, les religieux, y compris les Templiers et les Hospitaliers cette fois, mais aussi les paysans avec leurs biens, leurs récoltes et surtout leurs outils et animaux de trait (c'est la paix des bêtes et des instruments aratoires), et évidemment les chemins. Des amendes sont prévues, mais surtout il est stipulé que celui qui trouble la sécurité, en particulier celle des chemins, commet un crime de lèse-majesté, et que celui qui transgresse la paix et ne répare pas les dommages faits se met, suivant le terme féodal, sous l'acuyndament du roi, c'est-à-dire qu'il est automatiquement considéré comme ayant défié le roi, qu'il y a eu déclaration officielle d'inimitié avec toutes ses conséquences. On voit bien qui était visé : les barons pillards et fauteurs de troubles, interdits désormais d'assurer leur statut économique par la rapine. Il ne faut donc pas s'étonner que, lorsqu'Alphonse étendra ces statuts à l'ensemble de la Catalogne, certains oseront protester qu'ils sont contraires aux Usages de Barcelone, déclenchant ainsi un véritable conflit politique et constitutionnel. Il était donc essentiel que beaucoup de barons le signent, au moins les plus importants. Alphonse a un certain succès en obtenant d'entrée la signature de treize d'entre eux, presque tous anciens compagnons du comte Girard d'ailleurs : Ermengaud de Vernet, Béranger d'Orle, Béranger de Canet, Guillaume de Pia, Raymond de Taxo, Raymond Ermengaud de Vilerase, Gaubert de Castellnou, Guillaume de Saint Laurent, Bernard d'Alion, Guillem Bernard de Paracols, Guillem de Sainte Colombe, Bernard Bertrand de Domanova et Raymond de Castell Rosselló. Les principaux barons du Roussillon en sont et certains y ont beaucoup de mérite, car nombre d'entre eux ont bien participé aux désordres de l'époque précédente.

    Mais le programme de paix d'Alphonse pour le Roussillon ne se limite pas à la paix et trève : il est complété par le monopole qu'il veut exercer sur les fortifications, ce qui lui permet à la fois de contrôler les nobles et de donner la possibilité aux communautés religieuses de se protéger et de prospérer. A contrario, Aymat Catafau le montre bien dans son étude des celleres roussillonnaises, «l'exercice strict de l'autorité publique et le rétablissement de la paix conduisent à la fin de la période de naissance spontanée ou incontrôlée des espaces de protections religieux». La royauté a maintenant pris le relais et tient à contrôler les fortifications.

    Les exemples abondent, pour le Roussillon et aussi le Conflent et la Cerdagne : en 1172, l'abbé de Saint Martin du Canigou est autorisé à fortifier Marquixanes, celui de Cuxa à le faire partout où il voudra (1181), celui de Lagrasse à Rivesaltes, celui de Camprodon à Pi, celui d'Arles à Fourques. L'abbaye de Lagrasse, située hors du Roussillon mais qui y possédait beaucoup de biens, et celle d'Espira, sont prises sous la protection spéciale du roi. Le roi s'engage à ne pas inféoder à un noble Ria, trop proche de Cuxa. Quelques nobles aussi, en petit nombre, reçoivent ce type de permission : Pierre de Domanova à Mosset, Pons de Lillet à Ro et Galceran d'Urg à Nahuja. De cette dernière, le Grand Livre des Fiefs porte encore la trace.

    Liber Feudorum Major 69
    Le roi Alphonse donne l'autorisation à Galceran d'Urtx de fortifier Nahuja.

    Quant à la défense du Roussillon à ses frontières, Alphonse l'assure par la création de villes nouvelles, à Puigcerda en Cerdagne, Puyvalador en Capcir ou Salses. Salses d'ailleurs, point de passage obligé vers le Languedoc, est l'objet de toutes ses attentions : le roi y reçoit dès 1172 l'hommage du châtelain Guillaume de Pia, y acquiert de nouveaux terrains par échange avec l'abbé de Lagrasse, et y nomme Raymond de Saint Laurent, l'un de ses hommes, comme châtelain.

    Ce programme, fondé sur l'alliance avec le clergé pour la paix et la prospérité du pays, se poursuit par des avantages économiques accordés à ces communautés religieuses, les leudes attribuées aux abbayes de Cuxa et d'Espira, les forges de Pi à l'abbaye de Camprodon, les autorisations aux Templiers d'assécher les étangs à Bages, autour de Ponteilla et Nyls, toutes activités qui ne peuvent se concevoir que dans une paix en grande partie retrouvée. Cette volonté de voir le pays prospérer dans la paix se note même dans l'exercice de la souveraineté au quotidien, dans l'intervention d'un roi souvent présent dans des affaires mineures mais significatives comme la concession de prairies aux habitants de Thuir, ou l'arbitrage de conflits entre personnes, comme celui qu'il règle entre son futur batlle à Perpignan, Bernat Sanç, et Guillem de Mailloles en 1178.

  2. Cela dit, au delà du rétablissement à court terme de la paix et de la prospérité, la politique du roi Alphonse pour le Roussillon suit une ligne ferme et unique : l'intégration.

    Quatre faits en donnent la mesure :
    • le titre de comte de Roussillon n'est porté en tête des actes qu'au tout début. Après 1176, il n'apparaît plus dans la titulature royale, qui se limite à «roi d'Aragon, comte de Barcelone, marquis de Provence».
    • la monnaie roussillonnaise n'est plus frappée. C'est la monnaie de Barcelone qui est de plus en plus utilisée, avec la monnaie de Melgueil.
    • en 1180, au concile de Tarragone, la décision est prise de ne plus dater les actes des années de règne des rois de France, mais de celles de l'incarnation du Christ. La mesure mettra toutefois du temps à être appliquée complètement en Roussillon.
    • dès 1192, la Catalogne est définie dans ses limites géographiques comme allant de Salses à la frontière de Lleida.

    C'est donc l'abandon complet de ce qui restait de suzeraineté vis à vis du roi de France, et pour le Roussillon, l'intégration complète dans l'ensemble catalan, en attendant, plus tard sous ses successeurs, l'unification dans le domaine juridique par les tentatives d'introduction des Usages de Barcelone.

  3. Les limites : l'exception perpignanaise

    L'exemple de Perpignan, toutefois, nous donne l'occasion de voir que ce n'était pas gagné d'avance. Car entre le roi et les habitants, c'est la «guerrilla», certes pacifique, mais qui nous montre la vigilance et la pugnacité de nos concitoyens, arc-boutés sur leur coutume, et dont la plus grande crainte semble avoir été de se voir juger hors de Perpignan, devant une autre juridiction.

    Alphonse, arrivant dans le pays, n'a pas d'autre choix que de la confirmer. Dans sa grande prudence toutefois, il ne confirme pas la disposition du comte Girard de 1170 permettant aux habitants de Perpignan d'utiliser la violence contre les non-perpignanais avec qui ils ont des différends, et de s'emparer de leurs biens, y compris leurs bêtes. En 1173, il fait aussi rappeler par écrit qu'on ne peut saisir les boeufs de labour des débiteurs. Il faut bien rapprocher le statut des Perpignanais du statut de paix et trèves adopté pour l'ensemble du Roussillon, et les empêcher de battre la campagne. Mais au même moment, il faut qu'il fasse des concessions dans d'autres domaines : ainsi, il leur accorde le privilège de ne pouvoir leur demander de contribution autre que volontaire. A l'occasion d'un nouveau passage en novembre 1173, il s'engage à ne pas laisser ouvrir de nouveaux points de vente sur le marché de Perpignan, sauf pendant la foire, si un jour il venait à en créer une. Les intérêts du petit commerce perpignanais sont bien protégés.

    Mais l'épisode qui rend le mieux compte de la sourde lutte entre le roi et la communauté, est celui du vrai-faux projet d'Alphonse de déplacer le site de la ville pour la mettre sur le Puig des Lépreux, l'actuel Saint Jacques, sur des terrains lui appartenant. Ruse ou vrai projet, les historiens restent divisés sur ce qui a été vécu par les habitants comme un véritable psychodrame.

    Il y avait certes des raisons avouables : espace, salubrité, facilité de défense, pour transférer la ville. Hélas, le texte de mars 1176, le dernier où Alphonse s'intitule comte de Roussillon, ne nous donne que la conclusion de toute l'affaire, mais nous pouvons quand même la reconstituer. Le roi, cédant aux supplications du peuple de Perpignan, mis au courant du projet royal, lui accorde le privilège de laisser la ville où elle est, avec les droits et coutumes qu'elle avait du temps des comtes Gaufred et Girard, «privilegi quel rey no puxa mudar la vila de Perpenya, ans estia tos temps en lo loch on es, e aia tos temps son cami publich e privat, e son mercat e totes ses costumes scrites e no scrites», «privilège selon lequel le roi ne pourra pas déménager la ville de Perpignan, qu'elle reste tout le temps là où elle est, avec ses chemins public et privé, son marché et toutes ses coutumes écrites et non écrites».

    On sent bien que les habitants ont eu peur qu'un déplacement géographique de la ville ne leur fasse perdre les privilèges attachés au site primitif, et qu'ils y ont vu une ruse pour les priver de leurs droits ou les obliger à les renégocier. Le roi doit donc tout reconfirmer, quatre ans à peine après avoir confirmé une première fois, en particulier le privilège de n'être jugé qu'à Perpignan selon la coutume, et même de n'être pas obligé de témoigner contre un autre Perpignanais.

    Il cède donc, comédie ou pas, aux plaintes de ses sujets. Mais il va en profiter aussi pour pousser ses pions :

    • Les Perpignanais devront, tous sans exception, participer à l'entretien des murailles et des fossés.
    • Au bout de trois ans, le roi pourra peupler le Puig des Lépreux avec des non-Perpignanais, ou même des Perpignanais volontaires, sans toutefois pouvoir y établir de marché. Les intérêts du commerce local seront encore préservés.

    Et dans le mouvement, il en profite pour établir une clause de salubrité publique : on ne pourra plus jeter d'ordures dans la rue. Les Perpignanais, pour cet ensemble de mesures qui préserve l'essentiel, la coutume, donneront au roi 6000 sous. On imagine sans peine les discussions auxquelles ce projet a donné lieu, d'autant que le roi annule dans le même acte toutes les promesses que les habitants avaient faites à ses collatéraux et à ses conseillers dans cette affaire, on se demande bien pourquoi. Cette dernière disposition, d'ailleurs, ne figure que dans le texte latin et pas dans le résumé en «roman» qui précède.

    Cette affaire montre bien que si le roi a progressé, les Perpignanais restent vigilants ; la meilleure preuve en est que lorsqu'ils auront en face d'eux un souverain moins solide comme le sera le roi Pierre à ses débuts, en 1197, ils en profiteront pour obtenir de lui la ma armada, le droit d'aller se venger en armes de ceux qui leur auront fait du tort, et des consuls.

    Mais au-delà des aspects purement politiques, il semble que le roi se soit plu à Perpignan et en Roussillon. Notre pays a été pour lui à la fois le lieu de passage obligé, véritable centre géographique de ses états, mais aussi son lieu de villégiature préféré. On peut donc s'étonner qu'il n'ait pas fait construire à Perpignan, à part le premier pont sur la Tet. Il a continué à utiliser pour ses séjours le vieux palais comtal et quelquefois l'hospitalité de quelque riche bourgeois. Mais la résidence royale, prévue sur les terrains du Puig del Rey, ne verra pas le jour, par manque de temps et surtout d'argent. C'est là que les rois de Majorque, un siècle plus tard, construiront leur palais.

IV- ALPHONSE, L'OCCITANIE ET LE ROUSSILLON

  1. Alphonse et les troubadours

    On ne peut pas dresser un bilan de l'action du roi Alphonse dans les pays catalans au nord des Pyrénées sans la replacer dans le cadre plus large de la politique occitane et provençale du roi. C'est elle qui explique les fréquents séjours chez nous de ce roi nomade, c'est elle qui nous amène, si nous voulons envisager des aspects plus personnels de la vie du roi (son caractère, ses qualités ou défauts privés), à consulter d'autres sources à notre disposition, les sources à la fois riches et polémiques des troubadours de l'époque.

    Car Alphonse, né d'un père catalan et d'une mère aragonaise, souverain de terres catalanes, aragonaises, occitanes et provençales, s'exprime aussi dans la langue des troubadours, langue dans laquelle il a même écrit plusieurs poèmes qui sont arrivés jusqu'à nous. Il figure ainsi au catalogue des troubadours : «Lo reis d'Aragon, aquel que trobat, si ac nom Amfos».

    Il s'est attiré ainsi, et c'était peut-être une nécessité sinon un calcul politique, la sympathie de ses sujets provençaux et occitans, au moment où il fallait resserrer les liens de sa couronne avec eux et les empêcher de se rapprocher du comte de Toulouse. Mais il a aussi amené ses amis troubadours avec lui en Catalogne et en Roussillon, à Narbonne aussi auprès de la vicomtesse Ermengarde, son amie, elle-même très mêlée à ce milieu au point de présider, dit-on, des cours d'amour. Le mode de vie ambulatoire de la cour facilitait bien ces échanges culturels à travers les mouvements fréquents de nobles et de fonctionnaires de cour, qui ont largement contribué à la fabrication de ce mythique midi occitano-catalan d'avant la croisade albigeoise. Mais, ce faisant, il ne pouvait se limiter à prendre position dans la grande querelle littéraire de l'époque entre le trobar leu ou clair dont il était partisan et le trobar clus ou hermétique.

    Il s'est trouvé tout à fait consciemment au centre de polémiques qui n'avaient rien de littéraire. Car les sirventès des troubadours sont des moyens politiques d'attaque et de défense, des moyens d'informer et d'influencer l'opinion aussi en divulgant des nouvelles ou en donnant des consignes. Il a donc eu dans ce milieu des partisans et des laudateurs, Arnaut de Maruelh, Giraut de Borneilh, Ramon Vidal de Besalu et Peire Vidal surtout, qu'il a détaché du comte de Toulouse. Certains d'entre eux sont même franchement à sa solde. Mais il s'est aussi exposé aux attaques parfois féroces de ses adversaires, partisans de la maison de Toulouse, dont les plus virulents sont Giraut du Luc et Bertrand de Born, dont il avait assiégé et pris le château de Hautefort. Aujourd'hui encore ce sont les sirventès et poèmes des troubadours qui constituent l'essentiel de son image en noir et blanc, d'autant plus contrastée qu'elle reflète la grande rivalité des maisons de Toulouse et de Barcelone pour la domination du Languedoc et de la Provence. Alphonse disait, peut-être avec humour d'ailleurs, qu'il fallait marier les chansons de Giraut de Bornelh avec les sirventès de Bertrand de Born : les unes étaient dignes des autres.

    Ainsi ces textes, plus que les chartes, nous parlent de l'homme. Ils nous disent qu'Alphonse, roi bon vivant, aime le Roussillon, ses fêtes et ses bons vins, les truites de Cerdagne aussi, fraîches ou salées, qu'il cède au monastère de Santes Creus, mais en se réservant le droit d'en prendre autant qu'il en faudra quand la reine et lui y séjourneront l'été. Bertrand de Born, dans un sirventès bien connu, lui a reproché de ne songer qu'à venir s'engraisser et boire en Roussillon, «qu'el non sueny mas que s'engrais e beva per Rossellonès».

  2. Le chaste ou le sage ?

    C'est pourquoi le nom de «chaste» donné à Alphonse aurait fait bien rire ses amis troubadours, surtout ceux qui le suivent dans ses voyages, comme son ami Giraut de Borneilh, témoin de ses bonnes fortunes, qui lui reproche en vers élégants d'utiliser son titre de roi pour conquérir l'amour des dames, ce qui est totalement contraire aux règles de l'amour courtois. Giraut du Luc, son détracteur, est beaucoup plus brutal, quand il lui rappelle «les tres monges qu'empreignatz a Vallbona, quan aguan dit completa e ora nona», «les trois nonnes que tu engrossas à Vallbona, quand elles eurent dit complies et nones». Pure diffamation ou pas, le troubadour était bien informé, car la présence et le séjour d'Alphonse à Vallbona de les Monges sont bien attestés en février-mars 1178. Il était toutefois accompagné de son épouse la reine Sança.

    Il est donc tour à tour, fainéant, poltron, paillard, jouisseur et parjure pour les uns, lettré, humain, ami fidèle et généreux, désintéressé pour les autres. A Bertrand de Born qui lui reproche d'avoir trahi sa promesse (il n'a pas épousé la princesse Eudoxie de Constantinople, préférant l'alliance castillane) : «Com fals rei prejurs e savais», «comme un roi faux, parjure et mauvais», Peire Vidal répond :

    E plagra'm mais de Castela
    una pauca jovencela,
    que d'aur cargat mil camel
    ab l'emperi de Manuel.

    Et plus me plaira de Castille
    une petite jouvencelle
    que mille chameaux chargés d'or
    avec l'empire de Manuel.


    En tout cas, politique habile et prévoyant, c'est plutôt «le sage» qu'il faudrait l'appeler, surtout si on le compare à son écervelé de fils, le roi Pierre. Jusqu'au bout il le montrera.

    Car c'est une politique équilibrée, faite à la fois de fermeté et de diplomatie que le roi Alphonse a menée en Roussillon. Sa prise de possession, en particulier, est un modèle du genre. Son règne a apporté à Perpignan et au Roussillon ce qu'en attendaient ceux qui avaient favorisé sa venue, la paix et la prospérité. Ses premiers successeurs, son fils Pierre et le comte Nunyo Sanç son neveu, auront parfois du mal à maintenir les résultats de cette politique. Nunyo Sanç devra même faire signer une nouvelle paix et trève dès 1217.

    L'une des dernières dispositions qu'il prend à Perpignan est la publication en 1194 de la décrétale papale de Vérone (pape Lucius III, 1184), confirmée par son successeur Célestin III mais pratiquement inappliquée en Languedoc à la fin du XIIe siècle contre les hérétiques albigeois. Il leur annonce des peines sévères s'ils ne se hâtent pas de quitter ses états. C'est un acte capital. En politique prévoyant, il a compris les problèmes que cela pourrait provoquer chez ses alliés occitans qui les toléraient. Il marque la limite que l'hérésie ne pourra pas franchir, protégeant la Catalogne et le Roussillon de ses conséquences. Car l'expansion de l'hérésie avait déjà commencé chez nous, en Cerdagne, Fenouillèdes et même Roussillon. Le seul exemple de Pons de Vernet, le propre fils d'Ermengaud qui a signé la paix et trève de 1173 immédiatement après le roi, est là pour le prouver. C'est là encore plutôt «le sage» qu'il faudrait l'appeler.

    Enfin, son destin même est lié à notre ville. C'est là qu'il tombe malade, en décembre 1194 et qu'il fait rédiger son testament, en présence de son fils Pierre, à qui il lègue tous ses domaines d'Aragon et de Catalogne, Roussillon compris. C'est à Perpignan qu'il revient mourir après une longue maladie, le 25 avril 1196. Son corps, selon ses voeux, est transporté au monastère de Poblet où se trouve son gisant, sans couronne ni bijoux, mais ceint de la couronne de laurier des troubadours.

CONCLUSION

Après lui, nous savons bien ce que devient le Roussillon.

La décision de son petit-fils, le roi Jacques le Conquérant, créant à sa mort en 1276 pour son cadet Jacques le royaume de Majorque, repositionne un temps encore le Roussillon au nord. Mais le rapide effondrement, dès le siècle suivant, de cette unité politique peu viable, sous la pression du roi Pierre IV, règle le problème jusqu'au traité des Pyrénées au XVIIe siècle, intégrant le Roussillon aux monarchies catalano-aragonaise puis espagnole.

La longueur de cette période explique pourquoi l'intégration à la France prendra du temps. Mais celle-ci une fois totalement réalisée, après la Révolution, beaucoup de Roussillonnais oublient que le rattachement du Roussillon à la Catalogne par le roi Alphonse n'a posé aucun problème en 1172. Ils redécouvrent que le Roussillon de la fin du XIIe siècle constitue une exception au nord des Pyrénées. Il est situé depuis l'Antiquité dans la Gallia et non dans l'Hispania, qui ne commence qu'au col de Paniçars. Son évêché, celui d'Elne, dépend de Narbonne, et sa plaine est ouverte aux influences du nord occitan, jusques et y compris dans son parler, même si les Corbières constituent déjà une limite linguistique.

Ainsi, pour Henry - première moitié du XIXe siècle - «le testament du comte Girard avait achevé de détacher des Gaules une portion de territoire qui en avait constamment fait partie dans l'Antiquité et le Moyen Age. Car tout attachait le Roussillon à la Narbonnaise, la facilité des communications, le souvenir de cette ancienne et longue alliance qui les avait unis de tout temps contre les peuples de l'autre côté des monts. Le dernier degré du mal arriva quand le comte de Barcelone, devenu roi d'Aragon, acquit la propriété du Roussillon et qu'il la déroba à la suzeraineté de la France. Ce démembrement était funeste à la France et désavantageux pour les Roussillonnais, dont les intérêts n'étaient pas de l'autre côté des Pyrénées mais se trouvaient naturellement liés à ceux des habitants de la Narbonnaise. Pour le Roussillon, le commerce le plus facile était avec le Languedoc. Ajoutons que par ce changement de domination le théâtre de la guerre, dans toutes les contestations entre les deux puissances, se trouvait sans cesse transporté en Roussillon avec les désastres et calamités de toute espèce que ce fléau entraîne après lui». La théorie des frontières naturelles de la France et la Révolution française sont passées par là. Même un Jaubert de Passa, qui n'opine pas sur l'acte de 1172, ne remet pas en question, pour des raisons de politique pratique, le rôle des Pyrénées comme division naturelle entre les états espagnol et français. Vidal - autour de 1900 -, explique que «ce fut une grosse faute politique, car Girard était vassal du roi de France». Plus près de nous encore, Horace Chauvet écrivait en 1942 : «C'est que le Roussillon fut âprement disputé par l'Espagne et la France, sans que d'ailleurs l'habitant ait jamais cessé d'être Français. La Gaule n'arrivait-elle pas jusqu'aux monts Albères ? Une imprudence de Charles le Chauve détacha de la Septimanie le Roussillon et la Cerdagne et fit reculer aux Corbières la limite de la Gothie. C'est ce que le professeur Jean Calmette appelle le «tournant de 865» ; il fallut huit siècles pour redresser cette erreur, grâce au traité des Pyrénées».

Quant au doyen Germain, venu de Montpellier le 18 janvier 1867 à Perpignan inaugurer les conférences d'histoire données alors à la Loge de Mer, il félicite d'abord la S.A.S.L, «florissante société académique où des savants distingués s'offrent de marcher sur les traces de leurs illustres compatriotes, les Dom Brial et les Arago», et affirme ensuite que «le Roussillon faisait partie intégrante de la Septimanie, votre diocèse d'Elne relevait de la métropole de Narbonne», ce qui n'est guère contestable, mais ajoute - quel anachronisme dans la bouche d'un historien - que «la France perdit de la sorte ses avances en Espagne, et l'Espagne, par une regrettable interversion des rôles, empiéta sur le sol français».

Seul Gazanyola au début du XIXe siècle estime que grâce à cet ancrage au sud «le Roussillon eût l'avantage de faire partie d'un état plutôt mieux gouverné que les autres monarchies d'Europe».

L'opinion des historiens du Sud, elle, est totalement différente. Ils estiment que cette intégration était inscrite dans le déterminisme de l'Histoire, qu'elle réparait un accident. Elle est naturelle à leurs yeux, car il s'agissait de rattacher à la Catalogne la seule région parlant catalan au nord des Pyrénées, ce qui, vu de Barcelone, est une raison suffisante pour préparer la fusion du peuple roussillonnais avec le catalan, c'est à dire «ne pas séparer du genre une de ses espèces», selon la jolie formule de Joaquin Miret i Sans, vers 1900, quitte à ne pas tenir compte de la particularité du Roussillon.

Pour Jordi Ventura, un contemporain, historien catalan auteur de l'ouvrage de référence sur le roi Alphonse, la raison en est que «les Roussillonnais, à cette époque où le peuple catalan prenait conscience de sa personnalité, se sentaient indissolublement liés à lui. La conscience d'unité territoriale allait de pair avec le sentiment dynastique, vu que tous les comtés catalans étaient dirigés par des dynasties issues d'un tronc commun dont le principal était la branche aînée de Barcelone. C'est le courant impérialiste français qui a inventé après coup une influence française sur les terres de Roussillon. Quant à nous, nous ne doutons pas que les causes de l'union définitive du comté à la Catalogne aient été la communauté d'intérêts, d'origine démographique et de langue et que pour les roussillonnais les liens du sang ont pesé plus que les autres».

Quant à notre Andreu Bosc, dans ses Titols d'honor de Catalunya, Rosselló i Cerdanya, publiés à Perpignan en 1628, au moment où la lutte entre le parti espagnol et le parti français - comme le dit Jaubert de Passa - était déjà engagée, il résoud en faveur de l'Espagne tous les problèmes d'un coup - limites de la Gallia et de l'Hispania, de la Catalogne et de l'Occitanie, donc de la France et de l'Espagne - en affirmant que les Pyrénées se terminent au cap Leucate et que c'est là qu'il faut en chercher la preuve, les fameux trophées de Pompée. Tous les Catalans sont donc du même côté et du bon !

Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.

En fait, il a fallu attendre les travaux des historiens roussillonnais contemporains pour redécouvrir combien la séparation avait été douloureuse et combien avait été longue et difficile l'intégration à l'état français. Le débat pourrait encore être ouvert aujourd'hui, et certains ne manqueront pas de l'ouvrir, à la lumière non seulement des travaux historiques récents sur l'histoire de notre pays, mais ausi à celle des événements de la fin du XXe siècle : statut nouveau de la Catalogne, évolution respective des systèmes politiques espagnol et français, construction européenne.

Pouvons-nous affirmer que ce n'est plus la même histoire ? Ou que l'histoire est bien terminée à ce jour ?


BIBLIOGRAPHIE

  1. SOURCES DOCUMENTAIRES

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    Chauvet, H., Pages peu connues de l'Histoire de France se rapportant au Roussillon, Perpignan, 1942.
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© Robert Vinas
© SASL
Cet article a été publié dans le CIXe volume de la SASL, pp.221-250, Perpignan (2002)