L'exécution de Conradin - Enluminure du Livre des Faitz de Mgr saint Louis - Ms Français 2829, fol.73v (détail) - 1482 - BnF



Préambule
I- Empire et papauté
II- Diex el vol
III- Une irruption aragonaise en Languedoc (1286)
IV- Abyssus abyssum invocat

La perfection de l'histoire consiste à dire la vérité.
(Chronique générale d'Espagne et du royaume de Valence
par Antoine BEUTER, Venise, 1566, in-8°, p.1.)

«Jurer de parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité», tel est le serment que l'historien prête devant sa conscience. Etre impartial, tel est le but qu'il se propose, but difficile à atteindre pour un homme, convenons-en ; pour s'en rapprocher le plus possible l'historien doit, afin de juger sainement un fait, connaître exactement et complètement les événements qui l'ont précédé et amené, il doit, faisant abstraction de lui-même, remonter le cours des siècles, vivre de la vie de ses personnages et n'oublier jamais ce mot si juste de Michelet : «il faut dater ses justices». Tout s'enchaîne et se lie dans l'histoire, et étudier isolément un fait sans se rendre compte des événements qui l'ont provoqué, serait faire preuve d'un manque complet de critique. De la connaissance raisonnée des faits précédents se dégage une appréciation saine et exacte des événements qu'on raconte. Aussi est-ce ce système que nous avons suivi dans l'étude que nous publions sur la Croisade de 1285.

Reprenant les faits d'un peu haut, nous dirons succinctement comment fut amenée cette désastreuse expédition, qu'avec raison on pourrait dénommer une sanglante inutilité ; nous nous efforcerons de raconter impartialement les faits, en laissant volontiers la parole aux témoins oculaires ou bien à nos vieux chroniqueurs dont le récit a tant de charmes. C'est là notre méthode, dont nous ne nous départirons pas, quoique on nous l'ait reprochée, car à notre avis le lecteur ne pourrait qu'y perdre si nous substituions notre prose à celle de Guillaume de Nangis ou de tout autre chroniqueur ; et si nous émettons un jugement, ce sera avec toute l'impartialité désirable. Mais il nous faut faire un aveu : nous étions jusqu'ici naïvement convaincu qu'il était possible d'être impartial, hélas ! cette conviction (même en tenant compte en ce qui nous concerne de l'homo sum) reçoit chaque jour de nouvelles atteintes ; nous avons tâché d'acquérir une connaissance complète des faits que nous allons raconter et nous sommes obligé de reconnaître (la faute en est peut-être à notre faible sens historique) que plus nous travaillons un sujet, plus nous constatons que chaque historien le raconte et par suite l'apprécie à sa guise : pour n'en citer qu'un exemple, les luttes de la Papauté et de l'Empire, selon qu'elles sont racontées par un italien ou un allemand, quoiqu'ils soient tous deux hostiles au Saint-Siège, sont jugées d'une façon complètement opposée ; aussi sommes-nous presque tenté de briser notre plume tout au moins regretterons-nous bien sincèrement que notre insuffisance ne nous permette pas d'écrire l'histoire comme nous le voudrions, car notre devise est : «La perfection de l'histoire consiste à dire la vérité».

I
EMPIRE ET PAPAUTE


Le premier épisode de la lutte de la Papauté et de l'Empire avait été clos en 1122 par le traité de Worms qui avait mis fin à la querelle des investitures, mais la paix ne devait pas longtemps durer entre ces deux puissants adversaires. Rome alors luttait contre les Empereurs et les Rois avec l'arme redoutée de l'excommunication ; à son gré elle faisait et défaisait les Rois et déliait les peuples de toute obéissance envers leurs souverains.

En 1186, l'empereur Frédéric 1er Barberousse (de la maison de Souabe), qui avait été en 1160 excommunié par le pape Alexandre III, avait obtenu pour son fils, plus tard empereur sous le nom d'Henri VI (1190-1197), la main de Constance, fille et héritière de Roger II, roi de Sicile, et plus tard maîtresse de ce royaume à la mort de son neveu Guillaume II dit le Bon (1189). Roger II, d'abord excommunié par le pape Innocent III, avait reçu ensuite de ce pontife la confirmation de sa royauté et Constance avait, du consentement du pape (con consentimiento del Papa, dit Villani) apporté en dot à son époux la Sicile et la Pouille. «Ce mariage qui devait aboutir à un changement de dynastie dans les Deux-Siciles, valut à ce malheureux pays les plus horribles traitements de la part des Allemands» (Ricciardi) (1).

Mais la Papauté, malgré le consentement qu'elle avait donné, s'alarma d'un tel voisinage, Henri VI lui tint tête et à la suite de longs combats, il se rendit en 1194 maître de la Sicile qu'il opprima de la façon la plus cruelle ; trois ans après il mourut excommunié par Célestin III. Son successeur, l'un des plus redoutables et des plus illustres adversaires de la Papauté, fut son fils Frédéric II dont le génie et la puissance (2) irritèrent tellement Rome qu'elle fit, redoutant avec raison l'extension de l'influence allemande en Italie, de l'extermination de la maison de Souabe le but constant de ses efforts, et cela avec une volonté si ferme qu'elle ne recula même pas devant un enfant de deux ans.

Frédéric II avait été par son père placé sous la tutelle du pape Innocent III (in guardia et totela di sancta Chiesa, dit Villani, p. 96), qui se déclara en sa faveur alors que deux rivaux lui disputaient l'Empire, Othon de Brunswick qu'appuyaient les Guelfes, et Philippe de Souabe que soutenaient les Gibelins. Pour obtenir l'appui d'Innocent III, Frédéric donna la constitution d'Egra par laquelle il s'engageait à reconnaître l'indépendance italienne, à renoncer au trône de Sicile et à aller combattre les infidèles. Le jour de Sainte Cécile (22 novembre) de l'an 1220, le pape Honorius III couronna de nouveau Frédéric qui ne se pressa guère d'exécuter ce qu'il avait promis par la constitution d'Egra. «Mais ainsi qu'il plaît à Dieu, dit Muntaner, nul ne peut avoir toute joie et tout contentement en ce monde, le diable fit naître la discorde entre lui et le pape», il fut excommunié par Grégoire IX qui, en 1227, avait succédé à Honorius III, parce qu'il ne se croisait pas ; l'empereur s'embarqua en 1228, mais derechef le pontife lança contre lui les foudres de l'Eglise parce qu'il était parti sans se faire relever de la première excommunication et fit soulever la Pouille contre lui en faveur du roi de Jérusalem, Jean de Brienne, dont Frédéric avait épousé la fille. L'empereur revint en Europe, battit les troupes et ravagea les états du pape qui se vit forcé, en 1230, de l'absoudre. Frédéric donna à Enzio, son fils naturel, la couronne de Sardaigne comme fief de l'Empire, mais le pape Grégoire IX s'appuyant sur ce que quelques parties de cette île venaient de reconnaître la suzeraineté du Saint-Siège, excommunia l'empereur pour la troisième fois et, le déclarant dépossédé de son trône, offrit l'Empire à Louis IX, roi de France, pour son frère Robert. Le droit que depuis Grégoire VII et Innocent III s'étaient arrogé les papes de disposer des couronnes commençait à leur étre contesté ; profiter de ce droit, c'eût été le reconnaître, aussi Saint Louis refusa-t-il l'offre de Grégoire IX (3).

Le pape Innocent IV, caractère hautain et impérieux, qui, à son avénement (1243) trouva la Papauté en lutte avec Frédéric, tint en 1245 un concile à Lyon pour faire déposer l'Empereur et souleva contre lui l'Allemagne et l'Italie. Frédéric II résista quelque temps avec courage, mais vaincu il se retira dans son royaume de Naples où il mourut en 1250, tandis qu'Enzio, fait prisonnier en 1247 par les Bolonais à Fossalto, mourut à Bologne après vingt ans de captivité, ce qui fait naïvement dire à l'historien Villani que parce qu'ils avaient été ennemis du Saint-Siège, «Frédéric II et ses fils finirent mal» (4). Villani entend aussi parler de Mainfroy et de Conrad ; à celui-ci passèrent et le trône et les luttes de Frédéric II. Innocent IV lança sur le jeune souverain, à peine avait-il vingt-deux ans, excommunication sur excommunication ; vainqueur de l'un de ses rivaux, Henri de Thuringe, Conrad succomba devant le second Guillaume de Hollande, et alla mourir en 1254 en Italie, (où il était passé pour tenter de s'assurer an moins la possession du royaume de Naples), laissant la couronne des Deux-Siciles à son fils Conradin, âgé de deux ans, que Villani dans sa douce langue, appelle «un piccolo fanciullo».

Mais la Papauté persévérant dans son projet d'anéantir la maison de Souabe, ne s'arrêta pas devant ce petit enfant et Urbain IV offrit le royaume des Deux-Siciles au roi de France Louis IX qui refusa, mais dont le frère, Charles d'Anjou, comte de Provence, qui devait passer une partie de sa vie à poursuivre divers trônes qu'à tort ou à raison il croyait lui être dévolus, s'empressa d'accepter l'offre que lui fit le pape du royaume de Conradin (1265). Charles d'Anjou, tout aussi pieux et non moins brave que Saint-Louis, n'avait cependant pas les rares et nobles qualités, ni la haute intelligence qui ont fait de ce souverain l'une des plus grandes et des plus belles figures de la royauté.

Le pape Clément IV, successeur d'Urbain IV et français comme lui, excommunia peu de temps après le fils naturel de Frédéric II, Mainfroy, qui à la nouvelle erronée de la mort de son neveu Conradin, s'était fait couronner roi de Sicile. Mainfroy, tué à la bataille de Gradella l'année suivante (1266), laissa sa couronne au jeune Conradin qui après avoir vaillamment lutté contre le duc d'Anjou, fut vaincu en 1268, fait prisonnier et, par ordre du prince français qui avait laissé mourir en prison la femme et une des filles de Mainfroy, Conradin fut jugé comme traître et ennemi du Saint-Siège, dit Villani et décapité en 1269, à l'âge de dix-neuf ans, avec son ami et compagnon Frédéric d'Autriche, de deux ans moins âgé que lui, tandis qu'Henri, fils de Ferdinand III roi de Castille, fait également prisonnier avec Conradin et qui s'était montré très ingrat envers le duc d'Anjou, fut par les ordres de ce prince enfermé dans une cage de fer, chargé de chaînes et promené ainsi dans tout le royaume des Deux-Siciles. Villani et l'historien protestant Heidegger (5) prétendent que le pape ne fut pas étranger au supplice de Conradin. Maître de la personne de cet infortuné adolescent, Charles écrivit, le 23 août 1268, au souverain pontife pour lui annoncer qu'il avait vaincu et fait prisonnier Conradin (6) et l'historien Struvius rapporte que le pape lui répondit : «La vie de Conradin est la mort de Charles, et la mort de Conradin est la vie de Charles (7)».

Du haut de l'échafaud Conradin jeta fièrement son gant à la foule ; ce gant fut relevé et apporté à Pierre III, roi d'Aragon, qui devait treize ans après venger sa mort. Par sa femme Constance, fille de Mainfroy, le monarque aragonais avait des droits sur la Sicile, mais l'un et l'autre avaient respecté la volonté de Mainfroy qui avait désigné Conradin pour son successeur.

Délivré de ce jeune prince, Charles d'Anjou qui en 1278 organisait une expédition pour s'emparer de Jérusalem dont il se disait roi, se préparait à faire valoir, en 1280, par la force des armes, contre Michel Paléologue, empereur de Constantinople, les droits qu'il tenait de Beaudoin II dont il avait épousé la petite-fille Catherine de Courtenay, lorsqu'il fut obligé d'abandonner ses projets pour aller rejoindre en Palestine son frère le roi Louis IX ; de retour dans ses Etats, il se croyait assuré de leur tranquille possession lorsque l'explosion de la haine des Siciliens vint lui arracher son royaume.


© S.A.S.L. des P-O.
Cet article a été publié dans le volume XXI du Bulletin de la SASL, pp.394-454, Perpignan, 1874.


(1) In Venetia, MDLIX, in-8°, p.106-107. Histoire d'Italie, par Joseph RICCIARDI, in-fol., liv.IV, p. 18.

(2)   L'historien Villani, qui est très sympatique à la Papauté et dont l'attachement se trahit à chaque ligne, a tracé de Frédéric II le portrait suivant qui nous rappelle en plus d'un trait ce voltairien, Frédéric II, roi de Prusse, qu'on a surnommé le Grand : «Fu huomo di gran valor et di grande afare, savio di scrittura et di senno naturale, universale in tutte le case, seppe la lingua latina et la nostra vulgare et todesco, francesco greco et saracinesco et di tutte virtu copioso, largo et cortese in donare, et savio in arme, et fu molto temuto, fu dissoluto in lussuria, in piu guise, et tenea molte concubine, et mameluchi a guisa de saracini, et in tutti e diletti corporali si volle abandonare, et quasi vita epicura tenue, non facendo conto che mai altra vita fosse» VILLANI, p.106-107.

(3)   Panthéon littéraire, t.I, Chronique de MUNTANER,p.244, VILLANI, p.114 et suiv.

(4)   VILLANI, p.96.

(5)   Historia papatus etc., Amsterdam, 1681, in-4°, p.155.

(6)   MARTENE. Thesaurus. t.II, p.624.

(7)   Bibliotheca historica, Iéna, 1740, in-8°, p.233.