Cher Mécène, d'où vient qu'on ne trouve personne
Satisfait de l'état que le hasard lui donne,
Ou bien que de lui-même à son choix il a pris ;
Personne qui ne soit d'un autre sort épris ?
«0 bienheureux marchand !» dit, courbé sous les armes,
Le soldat, tout brisé de fatigue et d'alarmes ;
A son tour le marchand, quand l'auster révolté,
Assiège le navire en tout sens balotté,
Dit : «Heureux le soldat ! car enfin vers la gloire
Il s'élance joyeux ; la mort ou la victoire
Dépendent d'un instant». Le légiste, en son lit,
Vante le laboureur, quand un client maudit
Avant le chant du coq vient frapper à sa porte,
Et l'homme qui des champs à Rome se transporte,
Arraché de son toit pour une caution
Qui le tient engagé, mettrait sa passion
A mener dans la ville une existence heureuse.
De tous ces mécontents la race est si nombreuse
Qu'elle pourrait lasser le bavard Fabius.
Pour ne point t'arrèter un seul instant de plus,
Mécène, écoute bien quel but je me propose :
Si quelque Dieu puissant leur disait, je suppose :
«Je veux, dès aujourd'hui, vous faire à tous plaisir ;
Toi, jusqu'ici soldat, au gré de ton désir,
Tu peux être marchand, et toi, jurisconsulte,
De Flore et de Cérès tu vas suivre le culte.
Eh bien ! levez-vous tous ! échangez donc vos lots !
Quoi ! vous ne bougez pas ? vous gardez le repos ?»
Nul ne veut être heureux quand la chose est facile ?
Pourquoi donc Jupiter de colère et de bile
Aussitôt tout gonflé, ne leur dit-il : «Non, non,
N'espérez pas me voir désormais assez bon
Pour ouvrir mon oreille à de pareils caprices».
Mais laissons de côté tous ces vains artifices,
Pour ne point jusqu'au bout traiter en plaisantant
Un si grave sujet, ne peut-on cependant
Dire la vérité même avec un sourire,
Comme aux petits enfants qu'ils enseignent à lire
Les Magisters adroits prodiguent des bonbons
Qui les rendent soumis aux premières leçons ?
Mais parlons gravement et sans plaisanterie.

Le rude campagnard qui consacre sa vie
A creuser un sillon dans un terrain ingrat,
Le tavernier malin, le belliqueux soldat,
Le hardi matelot, qui court la mer immense,
Prétendent travailler par simple prévoyance,
Afin de pouvoir, vieux, dégagés de tout soin,
Vivre dans le repos à l'abri du besoin,
Près de sacs entassés dans un coffre bien ample,
Ainsi fait la fourmi qu'ils prennent pour exemple.
Ce petit animal, par le travail si grand,
Entraîne sans répit ce que partout il prend,
Pour ajouter au tas qu'il augmente sans cesse,
Prévoyant l'avenir avec zèle et sagesse.
Oui, mais quand le verseau vient attrister les jours,
Et que l'an révolu recommence son cours,
La fourmi ne sort plus, et tranquille, en retraite,
Savoure sagement la moisson qu'elle a faite ;
Tandis que les frimas, ni l'été, ni l'hiver,
Ni le feu dévorant, ni l'homicide fer,
Rien ne peut s'opposer à ton avide rage,
Tant qu'un autre en richesse a sur toi l'avantage.

Quel plaisir d'entasser de l'argent et de l'or
Sous terre, en un caveau creusé pour ton trésor,
Loin de tous les regards, par ta main méfiante.
Tu crains qu'en y touchant, cette somme attrayante
Ne se réduise à rien ? Mais, s'il ne te sert pas,
D'un argent enfoui quel sera donc l'appas ?
Des cent mille boisseaux que ton aire dépique,
De prendre plus que moi ton ventre en vain se pique ;
Et si valet de pied sur ton dos tu portais
Le lourd fardeau du pain, certes tu n'en aurais
Pas plus qu'un autre esclave, exempt de toute charge,
Et quand ton appétit est tout juste aussi large
Que le veut la nature. Eh ! que t'importe à toi
De labourer dix mille ou cent arpens ? - Crois-moi,
Il est doux de puiser dans un amas immense, -
Pourvu que nous ayons le droit et la licence
De prendre tout autant dans un coffre d'osier,
Dois-tu moins le louer que ton vaste grenier ?
Comme si pour avoir une cruche d'eau claire,
Ou même une burette au logis nécessaire,
Tu la faisais remplir dans un fleuve puissant,
Plutôt que d'un ruisseau de la terre naissant.
Aussi l'homme imprudent, de l'excès trop avide,
Est-il avec la rive entraîné par l'Aufide.
Mais qui sur ses besoins sait régler son désir,
D'une onde sans limon s'abreuve avec plaisir,
Et ne craint point la mort au milieu du naufrage.

Mais des hommes, hélas ! la grande part, peu sage,
Que trompent le mensonge et la cupidité,
Dit : «Je n'ai pas assez, car sur la quantité
Du bien que chacun a, l'on mesure l'estime».
De s'abuser ainsi leur ferez-vous un crime ?
Qu'ils soient donc malheureux, puisqu'il leur plaît ainsi.
Comme un Athénien, qui, dit-on, tout farci
D'avarice et d'argent, était dans l'habitude
De mépriser les cris, de fuir la multitude,
«Le peuple, disait-il, me siffle, me poursuit ;
Et moi, je m'applaudis, sitôt que loin du bruit
Je contemple mon or bien rangé clans mon coffre».
Tantale, fou de soif, veut saisir l'eau qui s'offre
Et qui fuit tour à tour. Tu ris ? Change le nom ;
Tantale, c'est toi-même, il te sert de leçon,
Sur des sacs entassés tu dors, la bouche ouverte,
Comme si tu devais, pour prévenir leur perte
Garder et respecter des objets consacrés
Ou réjouir tes veux de tableaux encadrés,
Sais-tu bien d'un écu la valeur et l'usage ?
Achètes-en du pain, des herbes de potage,
Un peu de vin, auquel tu devras ajouter
Tous ces soins rigoureux dont ne peut s'exempter
Tout mortel ici-bas sans blesser la nature.
Se consumer de peur, veiller outre mesure,
Et la nuit et le jour, redouter les voleurs,
Incendie et valets, emportant tes valeurs
Voilà ce qui te plaît ! D'une telle fortune
Pauvre, j'éviterais la faveur importune.
Mais d'un frisson fiévreux, si ton corps se raidit,
Si tout autre accident te fait garder le lit,
Tu dois avoir quelqu'un qui te veille, qui t'aide,
Appelle un médecin, te prépare un remède,
Te ranime, et te rende aux tiens, à leur amour ?

Non, ta femme sans pleurs verrait ton dernier jour,
Et tes enfants aussi. Tes voisins, tout l'atteste,
Valets, filles, garçons, oui, chacun te déteste.
Faut-il donc s'étonner, lorsqu'à tes chers écus
Tu ne préfères rien, si tu ne trouves plus
Chez personne un amour dont tu te rends indigne ?
La nature, envers toi libérale et bénigne,
T'a donné des parents, des amis : Si tu veux
En agissant ainsi conserver chacun d'eux,
Tu t'abuses autant que l'insensé qui tente
De régler d'un ânon la course pétulante.
Cesse enfin d'amasser ! Plus riche devenu,
Crains moins la pauvreté. Jouis du revenu
Que tant tu désirais, et songe à la retraite,
Ou crains, ô malheureux ! qu'un jour on ne te traite
(Le récit n'est pas long) ainsi qu'Umidius,
Riche, qui mesurait, à boisseaux ses écus !
Mais si ladre, dit-on, qu'un esclave sordide
Portait auprès du sien, un vêtement splendide.
Il craignit de mourir de misère et de faim
Jusqu'à son dernier jour. Une affranchie enfin,
Tigresse au coeur de fer, terrible Tyndaride,
Le coupa net en deux d'une hâche homicide.

Que me conseilles-tu ? D'imiter Moenius,
De vivre en débauché, comme Nomentanus ?
- Tu vas ainsi tomber dans un excès contraire ;
Mais quand ;je te défends de faire maigre chère,
Je ne t'impose pas de ruineux festins.
Bien loin de Tanaïs, la fleur des libertins,
Est de Visellius le trop ladre beau-père.
En toute chose enfin il faut qu'on se modère ;
Il est certaine borne. En tout sens au-delà
Ce qu'on appelle bien jamais ne se trouva.

Je reviens à ma thèse : Oui, pas plus que l'avare
Personne n'est content ; chacun même déclare
Tous les autres états plus heureux que le sien :
Qui ne sèche d'envie, en remarquant combien
La chèvre du voisin en lait est plus féconde ?
Aux plus pauvres que soi, dont l'univers abonde,
Qui jamais se compare, et ne travaille afin
De l'emporter sur l'un, puis sur l'autre, et sans fin ?
Un plus riche toujours devant vos pas se dresse.
Ainsi, lorsque des chars, conduits avec adresse,
S'élancent dans la lice, on voit chaque cocher,
Poursuivre son vainqueur, à lui seul s'attacher,
Et dédaigner tous ceux qu'il a laissés derrière.
Aussi, bien rarement, dans l'humaine carrière,
Rencontre-t-on quelqu'un disant : Je fus heureux ;
Quelqu'un qui, satisfait du succès de ses voeux,
Comme d'un bon repas sorte de cette vie.
Mais c'est assez : Craignant qu'il ne vous prenne envie
De m'accuser d'avoir du chassieux Crispus
Compilé les papiers, je ne dis rien de plus.

Traduction de Louis Fabre


Cette traduction a paru dans le XIXe bulletin de la Société Agricole, Scientifique et Littéraire des Pyrénées-Orientales (1872), pp.279-284