L’expédition des Catalans en Orient est la plus extraordinaire aventure militaire du Moyen Âge : une troupe de mercenaires catalans et aragonais part de Sicile en octobre 1303 au secours de l’empire byzantin menacé par les Turcs et, au terme de ses pérégrinations, finit par trouver - sans l’avoir cherchée - sa terre promise au pied de l’Acropole d’Athènes, où elle crée en 1311 un État catalan appelé à durer plus de quatre-vingts ans...

Rarement entreprise humaine aura autant stimulé les imaginations, au point que la littérature, le théâtre, l’art et aujourd’hui la publicité s’en sont emparés.

C'est que cette histoire ne saurait se réduire à une série d'épisodes, si épiques ou tragiques soient-ils : la troupe des Almogavares est devenue rapidement, parfois bien malgré elle, un acteur incontournable de la géopolitique de l’Orient médiéval. Aussi cette conférence, entièrement fondée sur les documents du livre que nous avons consacré à l'aventure de la Compagnie, vous proposera une immersion dans la vie de la Méditerranée centrale et orientale au début du XIVe siècle, tout en essayant de vous donner aussi une idée de l'ampleur de son retentissement même encore des siècles plus tard.


 

Les enjeux géopolitiques

Carte de la Méditerranée faictte par Roussin sur le dessain de Jasques Collomb et Jaques Anthoine Ollandois - 1672 - BnF

 

Cette carte de la Méditerranée date du XVIIe siècle, mais nous l'utiliserons parce qu'elle est bien plus lisible que bon nombre de cartes médiévales.

A l'ouest, la Sicile est, au début du XIVe siècle, le théâtre de l'affrontement entre Catalans et Angevins. A l’est, l’empire byzantin est attaqué par les Turcs et les peuples slaves, alors qu’il est mal remis des conséquences de la IVe croisade : les Vénitiens et les Latins avaient, en 1204, pillé Constantinople et installé un Empire latin de Constantinople qui s'était maintenu jusqu'en 1261, date à laquelle Michel Paléologue avait reconquis la ville et restauré l'Empire byzantin, tandis que les Latins se maintenaient sur le continent européen en Thrace, Macédoine, Epire, Athènes et Achaïe.

C’est sur ce vaste théâtre que va se dérouler la geste de la Compagnie catalane.

Tout commence donc à l'ouest avec les guerres de Sicile et la rivalité entre les maisons de Barcelone et d’Anjou pour la possession de l’île. C’est là que se produit la rencontre entre la troupe des Almogavares et celui qui va devenir leur chef et le capitaine de la Compagnie catalane qui se forme à ce moment : Roger de Flor.

 

Roger de Flor, un héros entre histoire et légende

Bien que les deux éléments soient inséparables je me concentrerai sur Roger de Flor, le chef charismatique de la Compagnie, en utilisant des sources des deux bords : la Chronique catalane de Ramon Muntaner et, du côté byzantin, les œuvres en grec des historiens Georges Pachymère et Nicéphore Grégoras, du moine Thomas Magistros et du poète Manuel Philès. Comme on peut s'en douter, ces sources sont contradictoires et nous présentent Roger de Flor sous des aspects bien différents.

 

La légende dorée de Muntaner.

« Je vais vous parler d’un homme vaillant, de petite extraction, qui en peu de temps s’est élevé par sa seule valeur plus haut qu’aucun autre jusque-là. Je veux d’autant plus vous parler de lui que toutes ses aventures sont grandes et merveilleuses. Et sur ces merveilles personne mieux que moi ne peut dire la vérité, car au temps de sa prospérité j’étais en Sicile son principal représentant, et j’intervenais dans toutes les affaires importantes qu’il traitait, sur terre et sur mer. C’est pourquoi chacun de vous doit me croire. »

Que nous dit Muntaner sur la jeunesse de Roger ? D’abord qu'il n’est ni catalan ni noble. Il est né en 1267 à Brindisi, fils du fauconnier de l’empereur Frédéric Ier Hohenstaufen et d’une dame de Brindisi : il s’appelle en fait Rutger von Blum. Son père est mort à la guerre et sa famille a été déshéritée par Charles d’Anjou. Il est donc orphelin et pauvre. Sa chance, un miracle :

« Il advint qu’un officier du Temple, le frère Vassal, natif de Marseille, qui commandait un navire templier, vint un hiver à Brindisi. Et pendant qu’on faisait les réparations, ce petit Roger allait et venait sur le bateau aussi légèrement qu’un singe. Le frère Vassal se prit à l’aimer comme un fils et le demanda à sa mère, disant qu’il ferait de lui un homme du Temple. »

Gravure de Tomas Carlos Capuz
Illustration d' El adalid almogávar - 1864

« Quand il eut quinze ans, c’était le plus experts des mousses, et on le considéra bientôt comme l’un des meilleurs marins du monde, si bien que le maître du Temple lui donna le manteau de frère servant du Temple et lui confia le plus grand navire construit à cette époque le « Faucon » du Temple. Il navigua longtemps avec habileté et courage, si bien qu’il se trouva à Saint Jean d’Acre au moment où les chrétiens perdirent la ville (1291). Il sauva dames et demoiselles et beaucoup de gens de qualité ainsi que de grandes richesses. Après, des envieux l’accusèrent auprès du maître d’avoir gardé pour lui une grande partie de ce trésor, le maître voulut s’emparer de lui. Alors, il abandonna le Faucon à Marseille et s’en vint à Gènes où il acheta une bonne galère, l’ « Olivette ».

Sur ce que fit Roger entre 1291 et 1300, où on le retrouve à Messine en train d’aider le roi Frédéric III, frère de Jaume II d’Aragon, contre les rois de Naples de la maison d’Anjou, Muntaner ne dit pas grand-chose. Mais que pouvait-il faire d’autre, vu sa situation, que se livrer à la piraterie ? Mais, nous dit Muntaner, c’était un gentil pirate, même s’il attaquait indifféremment amis et ennemis. « Aux amis, il faisait une reconnaissance de dette et leur disait qu’il les paierait la paix venue. Aux ennemis il prenait tout, mais laissait les bateaux et la vie. Ainsi tous étaient contents de lui. Dans ces voyages il gagna sans fin or, argent et bon butin. »

C’est alors que le roi Frédéric le nomme vice-amiral de Sicile, ce qui lui donne l’occasion de connaître les Almogavares qui constituent le noyau dur de l’armée de Frédéric. Cette fois c’est Bernat Desclot qui nous explique ce qu’étaient les Almogavares : 


José Moreno Carbonero - L'entrée de Roger de Flor à Constantinople (détail)
1888 - Salon des Conférences - Palais du Sénat - Madrid

 

Avec cette aide, le roi Frédéric gagne la guerre et signe avec Charles II d’Anjou la paix de Caltabellota le 31 août 1302. Il conserve le royaume de Sicile et se marie avec l’une des filles de son ennemi.

Voilà Roger et les Almogavares maintenant réduits au chômage: ils ne peuvent rester en Sicile, et Roger est trop près du Maître du Temple et du pape. Il a alors une idée géniale, qui lui vient des années passées comme pirate en Méditerranée orientale.

Et il envoie à l’empereur ses conditions : la solde, le titre de mégaduc de l’Empire pour lui, et la main d’une nièce d’Andronic, ce qui le fait entrer dans la famille impériale. L’empereur accepte toutes ces conditions, c’est ainsi qu’est formée la « Compagnie catalane d’Orient ».

 

Au mois de septembre 1303, la flotte quitte Messine, avec 8000 guerriers et arrive à Constantinople où la première solde est payée et où les noces ont lieu.

Il était temps, car l'historien byzantin Pachymère nous dit que « la situation empirait chaque jour. Tous les jours l’empereur recevait des nouvelles plus désastreuses et pouvait les voir de près car le détroit était l’unique protection contre l’invasion. Déjà tout l’intérieur appartenait aux Othman, Atinès, Alishir, Mentesche et autres noms exécrables. Excités par une arrogance extraordinaire et diabolique, ils brûlaient tout comme un feu sauvage ».

Comme l’hiver approche, la Compagnie doit passer l’hiver dans la péninsule de l’Artaki (Cyzique), où en peu de temps elle mange la solde qu’elle a reçue et encore plus. Roger résout le problème par un grand acte de générosité et de démagogie. Il fait porter toutes les reconnaissances de dettes signées par la troupe envers ses fournisseurs et en fait un feu de joie. Les terribles Almogavares se lèvent tous et viennent lui baiser la main.

Le lendemain, 1er avril 1304, commence la campagne d’Anatolie.

La Compagnie s’en retourne alors vers la côte. Roger reçoit des messages de l’empereur lui enjoignant de retourner vers Constantinople, toutes affaires cessantes, en raison d’une attaque des Bulgares. Roger, très mécontent car il devait quitter l’Anatolie après ses victoires, revient lentement vers le nord. Andronic lui ordonne de s’arrêter à Gallipoli en octobre 1304. Désormais, un climat de méfiance s’installe entre Roger et Andronic. Selon Muntaner, à cause de la solde qu’Andronic paie maintenant avec une monnaie dévaluée. Des discussions s’ouvrent et il en sort un nouvel accord : l’empereur ne paiera plus de solde à la Compagnie qui vivra sur le pays, vous imaginez sans peine comment. Les Catalans feront une nouvelle campagne en Anatolie au printemps 1305, Roger recevra le titre de César de l’Empire et gardera pour lui tous les territoires qu’il conquerra.

C’est à ce moment que Roger décide de rendre visite à Michel, le fils d’Andronic et héritier du trône, qui se trouve à Andrinople. Il le fait malgré l’avis contraire de sa femme et de sa belle-mère.

C'était le 30 avril 1305.


L'assassinat de Roger de Flor - Peinture murale de Josep Maria Sert - 1929 - Salon des Chroniques - Ajuntament de Barcelone

 

Voyons maintenant la version des Byzantins, la légende noire de Roger

Et d’abord un texte de Georges Pachymère :

Mais ce que les Byzantins reprochent sur tout à Roger, c'est le comportement détestable des Almogavares durant la campagne d’Anatolie : 

Voici encore un texte de Thomas Magistros : 

Ils ont une seule qualité, renchérit Nicéphore Grégoras : ce sont des guerriers valeureux : « Confronté à la discipline impeccable des latin et à l’intrépidité de leurs attaques, l’ennemi épouvanté s’enfuit aussi loin qu’il put, et si l’empereur ne les avait pas arrêtés, ils auraient récupéré en peu de temps tous les territoires perdus. »

En revanche, Grégoras ne dit pas qu’ils sont arrivés aux Portes de Fer. Invention de Muntaner ?

Les mosaïques de Saint Sauveur in Chora, contemporaines du passage des Catalans, illustrent parfaitement ce commentaire de Georges Pachymère : « Les Catalans avaient l’habitude d’embrocher les enfants de l’anus à la bouche avec leurs lances. »


Le massacre des saints Innocents - Mosaïque byzantine de 1315-1321
Exonarthex de l'eglise de Saint-Sauveur in Chora - Istanbul


Et pendant que la Compagnie pillait, Grégoras ajoute : « Plus personne ne protégeait les populations et les Turcs circulaient où ils voulaient et reprenaient les régions qu’ils avaient perdues. »

Au total, cette campagne d'Anatolie est bien victorieuse, mais finalement inutile et désastreuse pour les relations entre Roger et l’Empire.

Quant à la mort de Roger, Pachymère en rend responsables les seuls Alains, car un an aupavant, les Almogavares avaient tué le fils de Girgon leur chef, au cours d’une échauffourée.

Enfin un poème complètement inconnu de Manuel Philès, un poète de cour, célèbre le soulagement des Byzantins à la nouvelle de la mort de Roger. Il le compare à un épi de blé mauvais et demande au faucheur de le couper de sa faux et de marcher dessus pour qu’il ne puisse plus germer et causer deuil et désolation...

 

La Compagnie de Gallipoli à Athènes

Ou De la mort de Roger de Flor (30 avril 1305) à la conquête du duché d’Athènes (septembre 1311)

 

Nous suivrons désormais les pas de la Compagnie à l’aide surtout du texte de Muntaner. Voyons d’abord quelle est la situation à la mort de Roger : elle est dramatique car la Compagnie est bloquée à Gallipoli sur le détroit des Dardanelles.


© Agnès Vinas            

 

Roger mort, c'est le noble Berenguer d’Entença qui devient le nouveau capitaine de l’armée. Que vont-ils faire ? Partir ou rester ? Ils décident de rester, de défier l’Empîre et de déclarer la guerre à l’empereur Andronic. La réponse de l’empereur est brutale : au retour de l’entrevue, il fait arrêter les membres de la délégation et les fait tous écarteler. Plus que jamais, c’est la guerre.

Désormais, la Compagnie va fonctionner à Gallipoli comme une république de soldats, pendant deux ans, de 1305 à 1307, malgré un changement de chef. Berenguer d’Entença ne veut pas en effet rester retranché à Gallipoli et monte une expédition au-delà de Constantinople. Mais il est fait prisonnier par les Génois, qui se contentent de l’envoyer à Gênes en prison en mai 1305. On désigne alors un nouveau chef, Bernat de Rocafort, qui n’est pas noble. Mais le co-empereur Michel s’approche avec son armée pour les assiéger dans Gallipoli : il est vaincu à la bataille d’Apros en juillet 1305, et les mercenaires Alains et Turcopoles abandonnent l’armée impériale.

Dès lors l’armée s’installe à Gallipoli pour deux ans jusqu’à septembre 1307. De quoi vit-elle à Gallipoli ? Elle pille toute la région, vu que l’armée byzantine a disparu et ne plante rien. Gallipoli devient alors le plus grand marché d’esclaves de l’Orient : ils sont tous riches. Ils se permettent même une expédition chez les Alains pour venger Roger, mais les Génois envoient alors une flotte pour s’emparer de Gallipoli pendant que le gros de l’armée est loin. C’est Muntaner qui commande alors et qui résiste, avec l’aide des femmes ; elles combattent aussi bien que les hommes, si bien que l’amiral génois insulte ses hommes, leur reprochant d’être battus par « trois teigneuses qu’il y a dans la place ». Rien n’y fait, l’amiral est tué et les Génois se retirent.


La résistance des teigneuses à Gallipoli - Peinture murale de Josep Maria Sert - 1929
Salon des Chroniques - Ajuntament de Barcelone


Le gros de l’armée revient alors, au moment où les Turcs se présentent, non pour combattre, mais pour intégrer la Compagnie. Rocafort et Muntaner acceptent. Cependant, comme ils ont épuisé les ressources de la région, ils vont être obligés de la quitter et de reprendre la route.

C’est alors que deux personnages arrivent de Catalogne et de Sicile pour diriger la Compagnie, l’un envoyé par Jaume II d’Aragon (c’est Berenguer d’Entença, libéré par les Génois), l’autre envoyé par Frédéric III de Sicile (c’est l’infant Ferran de Majorque, un fils de Jaume II de Majorque). La Compagnie a donc trois chefs potentiels, avec Rocafort. Elle se divise socialement, Rocafort, homme du peuple, ayant pour lui les « petits », les Almogavares, et les Turcs.

L’infant Ferran organise le mouvement vers Thessalonique. C’est pendant ce mouvement qu’éclate la bataille entre eux, œuvre du diable nous dit Muntaner. Les troupes de Rocafort, se croyant attaquées par celles de Berenguer d’Entença, le tuent.

Conséquences : l’infant Ferran, dont Rocafort n’a pas accepté les conditions, rentre en Sicile. Muntaner profite de l’occasion pour se tirer de ce guépier et rentre avec lui. Rocafort est désormais le seul capitaine de la Compagnie, mais il doit trouver un nouveau commanditaire pour payer la solde à ses hommes.

Il le trouve immédiatement : ce sera Charles de Valois, le jeune frère de Philippe IV le Bel, le roi de France. C’est celui à qui le pape avait donné la couronne d’Aragon, cause de la croisade de 1285, menée par son père Philippe le Hardi, celui que Muntaner appelle le « roi du chapeau ». Candidat à l’empire de Constantinople, il s’est marié à Isabelle de Courtenay, l’héritière des empereurs latins de Constantinople. Il a donc besoin d’une troupe pour faire la guerre aux empereurs byzantins. Comme la Compagnie est disponible, l’entente se fait facilement. Mais il ne vient pas lui-même et envoie l’un de ses capitaines prendre le commandement de la Compagnie, ce sera Thibaut de Chepoy. La Compagnie, troupe de mercenaires, conclut donc des alliances avec ses anciens ennemis, les Turcs d’abord et maintenant le grand ennemi de la couronne d’Aragon, Charles de Valois.

Sous le commandement théorique de Thibaut de Chepoy, la troupe s’installe au cap de Cassandria. De là, elle désole les régions de Thessalonique et du mont Athos. De nombreux témoignages de moines du mont Athos décrivent les horreurs de la guerre causées par les Almogavares. Thomas Magistros nous dit : 

Ils laissent au mont Athos un souvenir des Catalans tellement excécrable que la Généralité de Catalogne s’est crue obligée en octobre 2005 de monter une spectaculaire opération de repentance, en présence de l'archimandrite Ephrem, d'officiels grecs et du conseiller Nadal...


La bénédiction de la croix dans le monastère de Vatopédi - © Fedon Khatziandoniu


Mais ils ne peuvent s’emparer de Thessalonique, bien défendue pour une fois par les Byzantins. Thibaut de Chepoy finit par éliminer Rocafort, devenu incontrôlable, pendant l’hiver 1308-1309. Il l’envoie à Naples où le roi Robert le fait murer vivant en prison. L’année suivante, Thibaut comprend que Charles de Valois ne viendra pas et quitte subrepticement la Compagnie. La troupe se retrouve une fois de plus sans chef, sans solde et isolée en pays ennemi.

Qu’à cela ne tienne : elle ne se débande pas, garde son unité et confie le commandement à un groupe de douze adalils et almocatens : ce sont des guides et des officiers chez les Almogavares. Ils n’ont plus de navires ni de marins, l’unique route possible est vers l’ouest, à travers les montagnes de l’Olympe. Ils la prennent et au milieu de difficultés incroyables déboulent en Thessalie.

Là, ils trouvent un nouveau patron, Gauthier de Brienne, le noble franc duc d’Athènes pour qui ils combattent en Thessalie en 1310-1311. Mais Gauthier, une fois débarrassé de ses ennemis, congédie l’essentiel de la Compagnie. Les Almogavares refusant de partir, c’est la guerre avec Gauthier. Il appelle à son secours toute sa cavalerie et les Francs installés en Morée (Péloponnèse). La bataille finale que l’on a longtemps cru situer près du fleuve Céphise, dans les environs de Thèbes, a lieu près de la côte, en face de l’île d’Eubée, à Halmyros. C’est Nicéphore Grégoras qui nous la raconte.


La bataille d'Halmyros vue par la bande dessinée
L'exércit errant - 2004

« Les gens de la compagnie vinrent avec leurs femmes et leurs enfants dans une belle plaine où il y avait un marécage. De ce marais, ils firent un bouclier. Apprenant que l’ennemi allait se présenter, ils labourent toute la partie où ils comptent engager le combat, puis ayant creusé un fossé autour et ouvert des canaux, ils inondent la plaine. Le comte vint en ordre de bataille au-devant de la Compagnie avec sept cents chevaliers français, tous aux éperons d’or, et avec beaucoup d’autres du pays, ainsi qu’avec ses fantassins. Il se plaça lui-même à l’avant-garde avec sa bannière et chargea. Car voyant la plaine couverte d’un épais tapis d’herbe et ne soupçonnant rien, ils courent sus aux ennemis qui restent immobiles au bout du terrain. Mais avant d’avoir atteint le milieu de la plaine, comme entravés par de solides chaînes, les chevaux roulent dans la boue avec leurs cavaliers, ou bien débarrassés d’eux galopent au hasard dans la plaine. Encouragés par ce spectacle, les Catalans les encerclent en les accablant de toutes sortes de traits, les égorgent tous jusqu’au dernier. » « Il n’en réchappa que deux. L’un des deux était messire Roger Desllor, un chevalier du Roussillon qui avait été souvent envoyé comme messager à la Compagnie. Des fantassins, il en mourut plus de vingt mille, car les Catalans s’élancent immédiatement sur les traces des fuyards, les poursuivent jusqu’à Thèbes et Athènes, dont ils s’emparent facilement avec leurs richesses, leurs femmes et leurs enfants. »

Ils se répartissent alors les fiefs et épousent les veuves des chevaliers français. Muntaner dit : « Et à chacun ils donnaient si noble dame qu’il n’aurait pas été digne de lui présenter l’aiguière pour se laver les mains auparavant. »

Je laisse Nicéphore Grégoras commenter : « Et voilà comment le pouvoir changea brusquement de mains comme au jeu de dés. Les Catalans devenus seigneurs virent la fin de leur longue errance ; et peu à peu, continuellement jusqu’à ce jour, ils n’ont pas cessé de repousser les bornes de leur puissance. »

Et Muntaner conclut  : « Ainsi ils s’établirent et organisèrent si bien leur vie que s’ils savent se conduire avec sagesse, eux et les leurs y recueilleront honneur à jamais. »

Et ils se conduisirent avec sagesse, d’abord en prenant pour capitaine Roger Desllor, qu’ils envoyèrent en Sicile proposer le duché au roi Frédéric III, qui l’accepta pour son fils cadet Manfred. Ce dernier étant trop jeune, le roi leur envoya un chevalier d’Ampourdan, Bernat Estanyol, puis à la mort de celui-ci Anfos Frédéric, le fils qu’il avait eu avec une noble dame. Et ainsi de suite jusqu’à ce que le roi d’Aragon Pere IV le Cérémonieux prenne en 1381 le contrôle du duché.

 

De l’histoire au mythe

Le souvenir des prouesses de Roger de Flor et de la Compagnie ne s’est jamais perdu.

Il était même entré dans la littérature catalane par la grande porte dès la fin du XVe siècle, quand l’écrivain valencien Joanot Martorell publia, quelques années après la prise de Contantinople par les Turcs Tirant lo Blanch, le roman de chevalerie le plus connu de notre littérature, salué par Cervantès lui-même, qui le considérait comme le modèle le plus abouti du genre. Il est évident que le modèle de Tirant, l’héroïque chevalier chrétien appelé à Constantinople pour sauver des Turcs l’Empire, qui y réussit et qui finalement épouse la princesse Carmesina, c’est Roger de Flor. Et ses compagnons qui reçoivent les plus autres dignités de l’Empire sont les autres chefs de la Compagnie.

Le char des teigneuses
Gravure de Bonaventura Planella - 1802

Au XVIIe siècle, en 1620, le catalan Francesc de Montcada écrit en castillan L’expedición de catalanes y aragoneses contra turcos y griegos : durant des siècles, cet ouvrage restera l’œuvre de référence sur la question.

Le XIXe siècle commence avec les fêtes de Barcelone de septembre 1802 en l’honneur des souverains espagnols, Carlos IV et Maria Lluisa. A cette occasion a lieu un défilé de carrosses allégoriques qui célèbrent les prouesses de Roger et de la Compagnie. Nous avons la chance d’avoir conservé les gravures réalisées pour l'occasion par le maître graveur Bonaventua Planella.

Mais c’est la Renaixança catalana du XIXe siècle qui récupère ces thèmes à la fois romantiques et épiques, et utilise l’expédition des Catalans en Orient pour créer une mythologie médiévale dont la finalité est d’exalter les valeurs nationales, faisant de Roger et de ses compagnons des héros emblématiques.

Tout commence en 1841 quand la « Reial Academia de Bones Lletres » organise un concours de poésie épique sur l’expédition des Catalans en l’Orient. Le gagnant en est Joaquim Rubió i Ors, avec un poème sur Roudor de Llobregat, l’un des rescapés de la tuerie d’Andrinople. En 1841 encore paraît le poème épique, Rugero de Flor, du majorquin Tomás Aguiló i Forteza, et en 1844, Antoni de Bofarull publie deux drames et surtout Roger de Flor o el manto del templario. Les historiens s’y mettent aussi, et dès lors, les publications s’accumulent : en 1864, El adalid almogávar de Joaquim Guichot et Roger de Flor o venganza de catalanes, de Rafael del Castillo, et beaucoup d’autres qui associent le destin individuel de Roger et le courage des Almogàvares.

Même en France, Gustave Schlumberger publie en 1902 son Expédition des Almugavares. Le Roussillon aussi y participe avec une surprise, un drame lyrique en trois actes et en français écrit par Joseph Rabat et publié à Perpignan en 1927 par l’imprimerie de l’Indépendant : Les Almogavares. Je n’ai pu savoir si ce drame a pu être joué ne serait-ce qu’une fois. Bien sûr le n’aurai garde d’oublier le livre de Jep Pascot, Les Almugavares, publié en 1971.

Même encore aujourd'hui, le filon romantique, épique ou historique est inépuisable : romans, jeux de rôle, récits de voyages et bandes dessinées suivent les pas de la Compagnie.


Bande dessinée Historia i llegenda n° 16 - 1956

 

L’iconographie qui illustre la geste de Roger et des Almogavares accompagne le mouvement depuis le milieu du XIXe siècle. Nous y trouvons de tout, tableaux, mais surtout des gravures dans les livres d’histoire ou les nouvelles, et de manière surprenante des œuvres qui arrivent dans l’espace public, comme le tableau de Moreno Carbonero exécuté pour le Sénat de Madrid, que nous avons utilisé comme première de couverture de notre livre.


José Moreno Carbonero - L'entrée de Roger de Flor à Constantinople (détail)
1888 - Salon des Conférences - Palais du Sénat - Madrid


On peut aussi mentionner la récupération militaire franquiste des années 1940 et 1950, car elle fait partie intégrale du mythe.

Bandera Roger de Flor
Première formation de parachutistes créée en 1950

 

Aujourd’hui, les recherches des historiens des XXe et XXIe siècles, les Catalans Antoni Rubio i Lluch, Nicolau d’Olwer, Ferran Soldevila, le Roussillonnais Jep Pascot et récemment les héllénistes Eusebi Ayensa Prat et Ernest Marcos Hierro, et aussi ceux qui ne sont pas Catalans Gustave Schlumberger, Kenneth Setton, David Jacoby, Angeliki Laiou, nous permettent d’apprécier ces aventures avec un regard plus objectif.

La légende est donc encore vivante et passionne le grand public. Qu’y manque-t-il ? Même pas des produits de grande consommation... mais peut-être un film à grand spectacle. L’aventure le mérite...


El refresc de la joventut catalana - Boisson énergétique de la XECNA


© Toutes les traductions du catalan et du grec byzantin ont été assurées par Robert et Agnès Vinas dans l'ouvrage qu'ils ont consacré à la Compagnie catalane en Orient, édité chez TDO en 2012 (et désormais épuisé).

Les images et les textes de cette page sont tous issus de cette publication.