Mercure, Charon et Alcibiade

Charon
Quel homme mènes-tu là ? Il fait bien l'important. Qu'a-t-il plus qu'un autre pour s'en faire accroire ?

Mercure
Il était beau, bien fait, habile, vaillant, éloquent, propre à charmer tout le monde. Jamais homme n'a été si souple. Il prenait toutes sortes de formes comme Protée. A Athènes il était délicat, savant et poli, à Sparte dur, austère et laborieux, en Asie efféminé, mou et magnifique comme les Perses, en Thrace il était toujours à cheval, et buvait comme Silène. Aussi a-t-il tout brouillé et tout renversé dans tous les pays où il a passé.

Charon
Mais ne renversera-t-il point aussi ma barque, qui est vieille et qui fait eau partout ? Pourquoi vas-tu te charger de telle marchandise ? Il valait mieux le laisser parmi les vivants. Il aurait causé des guerres, des carnages, des désolations qui nous auraient envoyé ici bien des ombres. Pour la sienne, elle me fait peur. Comment s'appelle-t-il ?

Mercure
Alcibiade. N'en as-tu point ouï parler ?

Charon
Alcibiade. Hé, toutes les ombres qui viennent me rompent la tête à force de m'en entretenir. Il m'a donné bien de la peine avec tous ces morts qu'il a fait mourir en tant de guerres. N'est-ce pas lui qui s'étant réfugié à Sparte après les impiétés qu'il avait faites à Athènes corrompit la femme du roi Agis ?

Mercure
C'est lui-même.

Charon
Je crains qu'il ne fasse de même avec Proserpine, car il est plus joli et plus flatteur que notre roi Pluton. Mais Pluton n'entend pas raillerie.

Mercure
Je te le livre tel qu'il est. S'il fait autant de fracas aux Enfers qu'il en a fait toute sa vie sur la terre, ce ne sera plus ici le royaume du silence. Mais demande-lui un peu comment il fera. O Alcibiade, dis à Charon comment tu prétends faire ici-bas.

Alcibiade
Moi, je prétends y ménager tout le monde. Je conseille à Charon de doubler son droit de péage, à Pluton de faire la guerre contre Jupiter pour être le premier des dieux, attendu que Jupiter gouverne mal les hommes, et que l'empire des morts est plus étendu que celui des vivants. Que fait-il là-haut dans son Olympe où il laisse toutes choses sur la terre aller de travers ? Il vaut bien mieux reconnaître pour souverain de toutes les divinités celui qui punit ici-bas les crimes, et qui redresse tout ce que son frère par son indolence a laissé gâter. Pour Proserpine, je lui dirai des nouvelles de la Sicile qu'elle a tant aimée, je lui chanterai sur ma lyre les chansons qu'on y a faites en son honneur, je lui parlerai des nymphes avec lesquelles elle cueillait des fleurs quand Pluton la vint enlever. Je lui dirai aussi toutes mes aventures, et il y aura bien du malheur si je ne puis lui plaire.

Mercure
Tu vas gouverner les Enfers. Je parierai pour toi. Pluton te fera entrer dans son conseil et s'en trouvera mal. Voilà ce qui me console pour Jupiter mon père, que tu veux faire détrôner.

Alcibiade
Pluton s'en trouvera fort bien, et vous le verrez.

Mercure
Tu as donné de pernicieux conseils en ta vie.

Alcibiade
J'en ai donné de bons aussi.

Mercure
Celui de l'entreprise de Sicile était-il bien sage ? Les Athéniens s'en sont-ils bien trouvés ?

Alcibiade
Il est vrai que je donnai aux Athéniens le conseil d'attaquer les Syracusains non seulement pour conquérir toute la Sicile et ensuite l'Afrique, mais encore pour tenir Athènes dans ma dépendance. Quand on a affaire à un peuple léger, inégal, sans raison, il ne faut pas le laisser sans affaire. Il faut le tenir toujours dans quelque grand embarras, afin qu'il ait sans cesse besoin de vous, et qu'il ne s'avise pas de censurer votre conduite. Mais cette affaire, quoique un peu hasardeuse, n'aurait pas laissé de réussir si je l'eusse conduite. On me rappela à Athènes pour une sottise, pour ces Hermès mutilés. Après mon départ, Lamachus périt comme un étourdi. Nicias était un grand indolent toujours craintif et irrésolu. Les gens qui craignent tant ont plus à craindre que les autres, car ils perdent les avantages que la fortune leur présente, et ils laissent venir tous les inconvénients qu'ils ont prévus. On m'accusa encore d'avoir par dérision avec des libertins représenté dans une débauche les mystères de Cérès. On disait que j'y faisais le principal personnage, qui était celui du sacrificateur. Mais tout cela, chansons. On ne pouvait m'en convaincre.

Mercure
Chansons ! D'où vient donc que tu n'osas jamais te présenter, et répondre aux accusations ?

Alcibiade
Je me serais livré à eux s'il eût été question de toute autre chose. Mais comme il s'agissait de ma vie, je ne l'aurais pas confiée à ma propre mère.

Mercure
Voilà une lâche réponse. N'as-tu point de honte de me la faire ? Toi qui savais hasarder ta vie à la merci d'un charretier brutal, dès ta plus tendre enfance, tu n'as point osé mettre ta vie entre les mains des juges pour sauver ton honneur dans un âge mûr. ô mon ami, il fallait que tu te sentisses coupable.

Alcibiade
C'est qu'un enfant qui joue dans un chemin, et qui ne veut pas interrompre son jeu pour laisser passer une charrette, fait par dépit et par mutinerie ce qu'un homme ne fait point par raison. Mais enfin vous direz ce qu'il vous plaira, je craignis mes envieux et la sottise du peuple qui se met en fureur quand il est question de toutes vos divinités.

Mercure
Voilà un langage de libertin, et je parierais que tu t'étais moqué des mystères de Cérès d'Eleusine. Pour mes figures, je n'en doute point, tu les avais mutilées.

Charon
Je ne veux point recevoir dans ma barque cet ennemi des dieux, cette peste du genre humain.

Alcibiade
Il faut bien que tu me reçoives ; où veux-tu donc que j'aille ?

Charon
Retourne à la lumière, pour tourmenter les vivants et faire encore du bruit sur la terre. C'est ici le séjour du silence et du repos.

Alcibiade
Hé ! de grâce, ne me laisse point errer sur les rives du Styx comme les morts privés de la sépulture. Mon nom a été trop grand parmi les hommes pour recevoir un tel affront. Après tout, puisque j'ai reçu les honneurs funèbres, je puis contraindre Charon à me passer dans sa barque. Si j'ai mal vécu, les juges des Enfers me puniront. Mais pour ce vieux fantasque, je l'obligerai bien...

Charon
Puisque tu le prends sur un ton si haut, je veux savoir comment tu as été inhumé, car on parle de ta mort bien confusément. Les uns disent que tu as été poignardé dans le sein d'une courtisane, belle mort pour un homme qui fait le grand personnage ! D'autres disent qu'on te brûla. Jusqu'à ce que le fait soit éclairci, je me moque de ta fierté ; non, tu n'entreras point ici.

Alcibiade
Je n'aurai point de peine à raconter ma dernière aventure, elle est à mon honneur, et elle couronne une belle vie. Lysandre, sachant combien j'avais fait de mal aux Lacédémoniens en servant ma patrie dans les combats, et en négociant pour elle auprès des Perses, résolut de demander à Pharnabaze de me faire mourir. Ce Pharnabaze commandait sur la côte d'Asie au nom du grand roi. Pour moi, ayant vu que les chefs Athéniens se conduisaient avec témérité et qu'ils ne voulaient pas même écouter mes avis, pendant que leur flotte était dans la rivière de la Chèvre près de l'Hellespont, je leur prédis leur ruine qui arriva bientôt après, et je me retirai dans un lieu de Phrygie que les Perses m'avaient donné pour ma subsistance. Là je vivais content, désabusé de la fortune qui m'avait tant de fois trompé, et je ne songeais plus qu'à me réjouir. La courtisane Timandra était avec moi. Pharnabaze n'osa refuser ma mort aux Lacédémoniens : il envoya son frère Magaeus pour me faire couper la tête et pour brûler mon corps. Mais il n'osa avec tous ses Perses entrer dans la maison où je demeurais. Ils mirent le feu tout autour, aucun d'eux n'ayant le courage d'entrer pour m'attaquer. Dès que le m'aperçus de leur dessein, je jetai sur le feu mes habits, toutes les hardes que je trouvai, et même les tapis qui étaient dans la maison. Puis je mis mon manteau plié autour de ma main gauche, et de la droite tenant mon épée nue, je me jetai hors de la maison au travers de mes ennemis, sans que le feu me fît aucun mal ; à peine brûla-t-il un peu mes habits. Tous ces Barbares s'enfuirent dès que je parus. Mais, en fuyant ils me tirèrent tant de traits que je tombai percé de coups. Quand ils se furent retirés, Timandra alla prendre mon corps, l'enveloppa, et lui donna la sépulture le plus honorablement qu'elle put.

Mercure
Cette Timandra n'est-elle pas la mère de la fameuse courtisane de Corinthe nommée Laïs ?

Alcibiade
C'est elle-même. Voilà l'histoire de ma mort et de ma sépulture. Vous reste-t-il quelque difficulté ?

Charon
Oui sans doute une grande que je te défie de lever.

Alcibiade
Explique-la, nous verrons.

Charon
Tu n'as pu te sauver de cette maison brûlée qu'en te jetant comme un désespéré au travers de tes ennemis, et tu veux que Timandra qui demeura dans les ruines de cette maison toute en feu n'ait souffert aucun mal. De plus, j'entends dire à plusieurs ombres que les Lacédémoniens ni les Perses ne t'ont point fait mourir. On assure que tu avais séduit une jeune femme d'une maison très noble, selon ta coutume, que les frères de cette femme voulurent se venger de ce déshonneur, et te firent brûler.

Alcibiade
Quoi qu'il en soit, suivant ce conte même, tu ne peux douter que je n'aie été brûlé comme les autres morts.

Charon
Mais tu n'as pas reçu les honneurs de la sépulture. Tu cherches des subtilités. Je vois bien que tu as été un dangereux brouillon.

Alcibiade
J'ai été brûlé comme les autres morts, et cela suffit. Veux-tu donc que Timandra vienne t'apporter mes cendres, ou qu'elle t'envoie un certificat ? Mais si tu veux encore contester, je m'en rapporte aux trois juges d'ici-bas. Laisse-moi passer pour plaider ma cause devant eux.

Charon
Bon ! tu l'aurais gagnée si tu passais. Voici un homme bien rusé.

Mercure
Il faut avouer la vérité : en passant, j'ai vu l'urne où la courtisane avait, disait-on, mis les cendres de son amant. Un homme qui savait si bien enchanter les femmes ne pouvait manquer de sépultures. Il a eu des honneurs, des regrets, des larmes plus qu'il ne méritait.

Alcibiade
Je prends acte que Mercure a vu mes cendres dans une urne. Maintenant je somme Charon de me recevoir dans sa barque. Il n'est plus en droit de me refuser.

Mercure
Je le plains d'avoir à se charger de toi. Méchant homme, tu as mis le feu partout : c'est toi qui as allumé cette horrible guerre dans toute la Grèce. Tu es cause que les Athéniens et les Lacédémoniens ont été vingt-huit ans en armes les uns contre les autres par mer et par terre.

Alcibiade
Ce n'est pas moi qui en suis la cause, il faut s'en prendre à mon oncle Périclès.

Mercure
Périclès, il est vrai, engagea cette funeste guerre, mais ce fut par ton conseil. Ne te souviens-tu pas d'un jour que tu allas heurter à sa porte ? Ses gens te dirent qu'il n'avait pas le temps de te voir, parce qu'il était embarrassé pour les comptes qu'il devait rendre aux Athéniens de l'administration des revenus de la république. Alors tu répondis : «Au lieu de songer à rendre compte, il ferait bien mieux de songer à quelque expédient pour n'en rendre jamais». L'expédient que tu lui fournis fut de brouiller les affaires, d'allumer la guerre, et de tenir le peuple dans la confusion. Périclès fut assez corrompu pour te croire : il alluma la guerre, il y périt. Ta patrie y est presque périe aussi. Elle y a perdu la liberté. Après cela faut-il s'étonner si Archestrate disait que la Grèce entière n'était pas assez puissante pour supporter deux Alcibiades ? Timon le misanthrope n'était pas moins plaisant dans son chagrin ; il était indigné contre tous les Athéniens dans lesquels il ne voyait plus de trace de vertu. Te rencontrant un jour dans la rue, il te salua et te prit par la main, en te disant : «Courage, mon enfant. Pourvu que tu croisses encore en autorité, tu donneras bientôt à ces gens-ci tous les maux qu'ils méritent».

Alcibiade
Faut-il s'amuser aux discours d'un mélancolique qui haïssait tout le genre humain ?

Mercure
Laissons là ce mélancolique. Mais le conseil que tu donnas à Périclès, n'est-ce pas le conseil d'un voleur ?

Alcibiade
O mon pauvre Mercure, ce n'est point à toi à parler de voleur. On sait que tu en as fait longtemps le métier. Un dieu filou n'est pas propre à corriger les hommes sur la mauvaise foi en affaires d'argent.

Mercure
Charon, je te conjure de le passer le plus vite que tu pourras, car nous ne gagnerions rien avec lui. Prends garde seulement qu'il ne surprenne les trois juges, et Pluton même ; avertis-les de ma part que c'est un scélérat capable de faire révolter tous les morts, et de renverser le plus paisible de tous les empires. La punition qu'il mérite, c'est de ne voir aucune femme, et de se taire toujours. Il a trop abusé de sa beauté et de son éloquence. Il a tourné tous ses grands talents à faire du mal.

Charon
Je donnerai de bons mémoires contre lui, et je crois qu'il passera fort mal son temps parmi les ombres, s'il n'a plus de mauvaise intrigue à y faire.