Annibal et Scipion

Scipion
Il me semble que je suis encore à notre conférence avant la bataille de Zama ; mais nous ne sommes pas ici dans la même situation. Nous n'avons plus de différend. Toutes nos guerres sont éteintes dans les eaux du fleuve d'oubli. Après avoir conquis l'un et l'autre tant de provinces, une urne a suffi à recueillir nos cendres.

Annibal
Tout cela est vrai. Notre gloire passée n'est plus qu'un songe, nous n'avons plus rien à conquérir ici. Pour moi, je m'en ennuie.

Scipion
Il faut avouer que vous étiez bien inquiet et bien insatiable.

Annibal
Pourquoi ? Je trouve que j'étais bien modéré.

Scipion
Modéré ! quelle modération ! D'abord les Carthaginois ne songeaient qu'à se maintenir en Sicile, dans la partie occidentale. Le sage roi Gélon, et puis le tyran Denys, leur avaient donné bien de l'exercice.

Annibal
Il est vrai. Mais dès lors nous songions à subjuguer toutes ces villes florissantes qui se gouvernaient en républiques, comme Léonte, Agrigente, Sélinonte.

Scipion
Mais enfin les Romains et les Carthaginois étant vis-à-vis les uns des autres, la mer entre deux, se regardaient d'un oeil jaloux, et se disputaient l'île de Sicile qui était au milieu des deux peuples prétendants. Voilà à quoi se bornait votre ambition.

Annibal
Point du tout. Nous avions encore nos prétentions du côté de l'Espagne. Carthage la neuve nous donnait en ce pays-là un empire presque égal à celui de l'ancienne au milieu de l'Afrique.

Scipion
Tout cela est vrai. Mais c'était par quelque port pour vos marchandises que vous aviez commencé à vous établir sur les côtes d'Espagne. Les facilités que vous y trouvâtes vous donnèrent peu à peu la pensée de conquérir ces vastes régions.

Annibal
Dès le temps de notre première guerre contre les Romains, nous étions puissants en Espagne, et nous en aurions été bientôt les maîtres sans votre république.

Scipion
Enfin le traité que nous conclûmes avec les Carthaginois les obligeait à renoncer à tous les pays qui sont entre les Pyrénées et l'Ebre.

Annibal
La force nous réduisit à cette paix honteuse. Nous avions fait des pertes infinies sur terre et sur mer. Mon père ne songea qu'à nous relever après cette chute. Il me fit jurer sur les autels, à l'âge de neuf ans, que je serais jusqu'à la mort ennemi des Romains. Je le jurai ; je l'ai accompli. Je suivis mon père en Espagne ; après sa mort je commandai l'armée carthaginoise, et vous savez ce qui arriva.

Scipion
Oui, je le sais, et vous le savez bien aussi à vos dépens. Mais si vous fîtes bien du chemin, c'est que vous trouvâtes la fortune qui venait partout au-devant de vous pour vous solliciter à la suivre. L'espérance de vous joindre aux Gaulois, nos anciens ennemis, vous fit passer les Pyrénées. La victoire que vous remportâtes sur nous au bord du Rhône vous encouragea à passer les Alpes : vous y perdîtes beaucoup de soldats, de chevaux et d'éléphants. Quand vous fûtes passé, vous défîtes sans peine nos troupes étonnées que vous surprîtes à Ticinum. Une victoire en attire une autre, en consternant les vaincus, et en procurant aux vainqueurs beaucoup d'alliés, car tous les peuples du pays se donnent en foule aux plus forts.

Annibal
Mais la bataille de Trébie, qu'en pensez-vous ?

Scipion
Elle vous coûta peu, venant après tant d'autres. Après cela, vous fûtes le maître de l'Italie. Trasimène et Cannes furent plutôt des carnages que des batailles. Vous perçâtes toute l'Italie. Dites la vérité, vous n'aviez pas d'abord espéré de si grands succès.

Annibal
Je ne savais pas bien jusqu'où je pourrais aller. Mais je voulais tenter la fortune. Je déconcertai les Romains par un coup si hardi et si imprévu. Quand je trouvai la fortune si favorable, je crus qu'il fallait en profiter le succès me donna des desseins que je n'aurais jamais osé concevoir.

Scipion
Eh bien, n'est-ce pas ce que je disais ? La Sicile, l'Espagne, l'Italie n'étaient plus rien pour vous. Les Grecs avec lesquels vous vous étiez ligués auraient bientôt subi votre joug.

Annibal
Mais vous qui parlez, n'avez-vous pas fait précisément ce que vous nous reprochez d'avoir été capables de faire ? L'Espagne, la Sicile, Carthage même et l'Afrique ne furent rien. Bientôt toute la Grèce, la Macédoine, toutes les îles, l'Egypte, l'Asie tombèrent à vos pieds, et vous aviez encore bien de la peine à souffrir que les Parthes et les Arabes fussent libres. Le monde entier était trop petit pour ces Romains qui, pendant cinq cents ans, avaient été bornés à vaincre autour de leur ville les Volsques, les Sabins et les Samnites.