Notice

Lucien, le plus spirituel, peut-être, et le plus original de tous les écrivains grecs, naquit à Samosate en Syrie. Il est difficile de fixer, avec une rigoureuse précision, l'époque où il a vécu. Nous adopterons l'opinion du savant Hemsterhuys, qui, dans la préface de son édition de Pollux, place, avec beaucoup de vraisemblance, Lucien sous les Antonins et sous Commode. Hemsterhuys n'a pas déterminé, et il ne le pouvait pas, les années mêmes de la naissance et de la mort de Lucien ; Reitz, un peu plus hardi, le fait vivre depuis 120 de J.-C. jusqu'à 200 : il est positif qu'il parvint à une extrême vieillesse ; nous le savons par lui-même : «Je suis, dit-il, déjà voisin d'Eaque ; j'ai déjà un pied dans la barque fatale ; je touche au terme de la vieillesse ; j'ai presque franchi le seuil».

Lucien appartenait à une famille obscure, et peu favorisée de la fortune. Après avoir appris, dans une école publique, les premiers éléments des lettres, il fut mis en apprentissage chez son oncle maternel, qui avait la réputation d'être un des meilleurs sculpteurs de Samosate. C'était commencer comme Socrate. Dès le premier jour, il eut le malheur de briser, d'un coup de maillet trop fortement appuyé, une table de marbre, qu'on lui avait donnée à dégrossir. Son oncle, qui n'était point patient, le frappa rudement ; et Lucien, découragé, abandonna pour toujours un maître si rigoureux, et des travaux peu faits pour son génie.

C'est aux lettres que la nature l'appelait, et il suivit sa vocation.

Il embrassa d'abord la profession d'avocat, et plaida dans les tribunaux d'Antioche. Pour un homme d'esprit et de talent, le barreau était alors une ressource presque stérile : l'éloquence, appliquée aux déclamations et aux improvisations sophistiques, ouvrait des routes bien plus courtes et plus sûres, à la fortune et à la considération. Les sophistes parcouraient les grandes villes ; ils annonçaient un discours, comme aujourd'hui un musicien voyageur annonce un concert ; et les peuples accouraient de toutes parts pour entendre et voir le discoureur, et lui payer largement le plaisir qu'il faisait à leurs oreilles.

Lucien négligea le barreau pour la tribune ; il visita l'Asie, la Grèce et la Gaule, s'arrêtant pour réciter des discours, pour improviser sur les questions qui lui étaient proposées, et levant sur ses auditeurs de solides tributs. Après un séjour de plusieurs années dans la Gaule, il voulut voir l'Italie, et s'arrêta quelque temps à Rome, dont il a peint la corruption, avec énergie, dans son Nigrinus.

Le recueil de ses oeuvres contient un assez grand nombre de déclamations et de petits morceaux de littérature sophistique, qui ne peuvent appartenir qu'à cette époque : les Deux Phalaris, par exemple, le Tyrannicide, le Médecin déshérité par son père, sujet traité aussi par Sénèque le rhéteur ; les Dipsades, Zeuxis, les Cygnes, Hésiode, Hérodote, les Bains d'Hippias, Bacchus, Hercule, le Scythe, l'Eloge de la patrie, l'Eloge de la mouche. On ne peut nier qu'il ne se trouve, dans toutes ces compositions, de l'esprit et de la facilité : le langage en est correct et d'une élégance soutenue ; elles offrent, en un mot, une lecture qui n'est dépourvue ni d'agrément, ni d'intérêt, au moins de cet intérêt littéraire qui résulte du style et de la forme. Toutefois, si Lucien n'eût pas exercé sa plume sur d'autres sujets, il aurait aujourd'hui peu de titres à l'estime publique ; et sa place en littérature, même dans cette littérature de rhéteur, serait fort au-dessous de Dion Chrysostome et de Libanius.

Il sentit lui-même qu'il ne s'éleverait pas beaucoup au-dessus de la foule, s'il n'entrait dans des routes nouvelles. Il revit donc dans la maturité de l'âge la terre classique de la Grèce ; il vécut plusieurs années dans Athènes, avec le vieux philosophe Démonax, auquel il donne les vertus d'un vrai sage, et fut témoin de l'action fanatique du cynique Pérégrinus, apostat du christianisme, espèce de fou qui se brûla publiquement aux Jeux olympiques, l'an 165.

C'est à cette époque qu'il renonça complètement à l'art frivole des rhéteurs. Il avait quarante ans, lorsqu'il ouvrit les yeux sur l'abus qu'il faisait de son talent, et comprit qu'il s'était engagé dans une fausse voie. Il eut honte de ses succès, et voulut en obtenir de moins passagers et de plus honorables, en éclairant les hommes sur leurs vains préjugés, sur leurs superstitions absurdes, sur leur sotte admiration pour une foule de charlatans parés du nom de philosophes, sur le honteux esclavage qu'ils se laissaient imposer par les riches et les grands. Mais il faut avouer qu'en se moquant, avec l'originalité la plus piquante et la gaîté la plus communicative, des vices et des ridicules dont ses yeux étaient blessés, il a souvent passé toutes les bornes ; qu'en attaquant les superstitions, il attaque aussi les idées religieuses ; que les coups qu'il porte aux hypocrites de philosophie, tombent quelquefois sur des hommes estimables ; que son pyrrhonisme est porté à l'extrême ; enfin, qu'en peignant les mauvaises moeurs, il est souvent obscène et licencieux.

Parmi les ouvrages de ce moraliste enjoué, de ce philosophe satirique, on a toujours mis au premier rang les Dialogues des dieux et des morts, Timon, le Jupiter tragique, et le Jupiter confondu, Charon, les Ressuscités, l'Assemblée des dieux, Ménippe, le Coq, les Lapithes, les Voeux, les Sectes à l'encan.

Il faut citer aussi, parmi les productions les plus spirituelles de Lucien, les Dialogues des courtisanes, où les moeurs de cette classe de femmes sont décrites d'un pinceau fidèle et naïf. Ce sont autant de petites scènes de comédie, pleines de naturel et de vérité. Aristophane les eût avouées, tant elles sont ingénieuses et jolies, et aussi tant elles sont quelquefois immodestes.

La décence n'est pas moins violée dans l'excellent conte de l'Ane. Il est vrai que plusieurs critiques donnent à Lucius de Patras le tort et l'honneur de cette impure historiette. Pour nous, sauf un meilleur avis, nous croyons avec Photius, avec Huet et Gessner, que Lucien n'a fait qu'abréger, et orner peut-être de ces agréments qui naissaient facilement sous sa plume, le trop long récit de Lucius. Un autre roman moins bon, et que l'on ne peut contester à Lucien, car il a pris le soin de s'y nommer lui-même, c'est l'Histoire véritable, long tissu d'aventures incroyables, de voyages imaginaires dans des mers pleines de merveilles, et même jusque dans les astres. Son but, dans cette débauche d'esprit et d'imagination, était de se moquer des impostures que Ctésias et Iambule avaient racontées sérieusement, et décorées du nom d'histoires ; il voulait aussi, et il le dit lui-même, divertir un peu ses lecteurs.

Cette critique, où, par une copie chargée, Lucien faisait sentir le ridicule absurde des récits de l'ancien Ctésias et de ses modernes imitateurs, ne fut pas le seul coup qu'il porta aux mauvais historiens de son temps. Il les attaqua, dans son traité de la Manière d'écrire l'histoire, avec des armes plus solides et plus sérieuses, ne faisant plus de vagues reproches, mais nommant les auteurs et leurs livres, citant fidèlement leurs phrases, et donnant, ce qui était et plus difficile et plus utile, de sages préceptes sur les qualités que l'on a droit d'exiger de l'historien, et sur la façon dont il se doit acquitter des graves fonctions qu'il s'impose. Ce traité s'adresse au talent des gens de lettres : un autre s'adresse à leurs moeurs, c'est celui des Littérateurs à la solde des grands, production pleine de sentiments honnêtes et d'excellents conseils.

Lucien, qui avait accepté une place assez élevée dans l'administration de l'Egypte, fut accusé de ne pas pratiquer les préceptes qu'il donnait si libéralement aux autres. Il se défendit par une Apologie que nous avons encore. Elle n'a pas satisfait d'Alembert, qui a lui-même donné aux gens de lettres, sur leurs relations avec les grands, des avis sévères, qu'il appuyait de son exemple. «Je suis fâché, dit-il, que Lucien, après avoir dit que la servitude chez les grands prend le nom d'amitié, ait fini par accepter une place au service de l'empereur, et, ce qui est pis encore, par s'en justifier assez mal. Aussi, se compare-t-il lui-même à un charlatan enrhumé qui vend un remède infaillible contre la toux... Il se livra à l'empressement qu'on eût pour lui, devint homme du monde sans s'en apercevoir, et finit par être courtisan».

Lucien fut fixé en Egypte, par la place importante qu'il y obtint dans l'administration. A l'âge de 50 ans, et dans tout l'éclat de sa célébrité, il avait reparu à Samosate. Mais il ne pouvait pas habiter longtemps une ville aussi étrangère aux Muses : aussi le voit-on voyager sans cesse dans la Cappadoce et la Paphlagonie, emmenant avec lui son vieux père et sa famille, jusqu'au moment où les faveurs de l'empereur Commode vinrent le chercher.

Il avait publié dès lors presque tous ses ouvrages. On ne peut guère douter qu'il ne se soit glissé dans la collection des Oeuvres de Lucien, quelques productions qui ne sont pas de lui, mais peut-être d'un auteur du même nom, ou que la nature du sujet, le style, la forme dialoguée, lui auront fait attribuer. Distinguer ces productions étrangères est presque toujours difficile, quelquefois impossible.

Le dialogue de l'Alcyon, où l'on ne trouve véritablement rien qui ressemble à Lucien, a été, sur d'assez fortes inductions, donné à Léon l'académicien. On le rencontre dans quelques manuscrits des Oeuvres de Platon, auquel, assurément, il convient encore moins qu'à Lucien.

Que dire du Charidème ? Les critiques le lui veulent ôter ; mais leurs preuves sont légères. C'est un ouvrage faible et mal écrit ; voilà leur seule raison. Des arguments uniquement tirés du style ne semblent pas suffisants. Lucien a pu composer ce mauvais ouvrage dans sa jeunesse, et avant d'avoir exercé son jugement et sa plume.

Les Amours contiennent une obscène controverse sur les deux amours : car les anciens en connaissaient deux, et ils ne craignaient pas de défendre, d'exalter même un vice infâme, auquel aujourd'hui l'on doit rougir de penser. Le style n'est pas bon ; mais pourquoi ne conviendrait-il pas à la jeunesse de Lucien ? Quant à la question même, débattue par les interlocuteurs, elle ne peut arrêter : les moeurs de Lucien, dans ses productions les plus authentiques, sont quelquefois détestables.

C'est encore pour des raisons de style, que plusieurs critiques veulent lui enlever l'Eloge de Démosthène. Mais si cet ouvrage a quelques défauts, il faut aussi reconnaître qu'il a des beautés véritables ; que le cadre en est ingénieux et neuf ; que les dernières pages, qui contiennent le récit de la mort de l'orateur, sont très pathétiques, et que, si elles sont prises, comme l'auteur le dit, des mémoires particuliers de la cour de Macédoine, elles présentent le plus grand intérêt historique.

Dans le Philopatris, le christianisme, et particulièrement le dogme de la Trinité, sont amèrement ridiculisés. Plusieurs savants, Fabricius entre autres, donnent cet ouvrage à Lucien ; mais le sentiment de Huet, de Dusoul, de Leclerc, de Reitz, de Gessner, qui le croient d'une autre main et d'une autre époque, semble avoir prévalu. Gessner a établi les preuves de son opinion dans une excellente dissertation, plusieurs fois réimprimée.

Mais si Lucien est innocent du Philopatris, on ne peut l'absoudre du tort d'avoir insulté les chrétiens dans son récit de la mort de Pérégrinus.

Le Philopatris et le Peregrinus ont été mis à l'index par la cour de Rome ; et il se rencontre beaucoup d'exemplaires de l'édition de Lucien, donnée en 1522, par Alde, dont les commissaires de la congrégation de l'Index ont arraché les feuillets qui contenaient ces opuscules condamnés.

Ces deux morceaux, le second surtout, où J.-C. est appelé le Sophiste crucifié, sont peut-être la principale cause de la haine furieuse des scholiastes grecs de Lucien, et des injures qu'ils lui ont prodiguées. «Maudit Lucien ! auteur impie ! exécrable bouffon !» voilà dans quels termes il est fréquemment apostrophé aux marges des manuscrits. Suidas, ou le grammairien que Suidas a copié, commence ainsi l'article qu'il lui a consacré : «Lucien, surnommé le blasphémateur, ou le médisant, ou l'athée, pour mieux dire...» Et il l'achève en ces mots : «On raconte qu'il mourut déchiré par des chiens, pour avoir fait rage contre la vérité. Et, en effet, dans sa vie de Pérégrinus, il attaque le christianisme, et blasphème le Christ lui-même ; l'impie! Aussi a-t-il été, en ce monde, justement puni de sa rage, et, dans l'autre, il héritera avec Satan du feu éternel».

Cet enragé serait donc mort de la rage, s'il en faut croire le bruit populaire dont Suidas s'est fait l'écho. Il est plus naturel de penser que Lucien, qui mourut très vieux, succomba à quelque violente attaque de goutte. Son poème burlesque en l'honneur de la goutte, donne lieu de croire qu'il était sujet à cette maladie. L'idée de composer l'éloge de la goutte, d'en faire une déesse, et de célébrer sa puissance, ne peut guère, ce semble, venir qu'à un goutteux, homme d'esprit, qui, dans l'intervalle des accès, badine avec ses douleurs. Lucien ressemblait peut-être à cet Agrippinus, dont parle Stobée, lequel avait coutume d'écrire l'éloge des maux qui l'affligeaient : de la fièvre, quand il avait la fièvre ; de l'exil, quand on l'exilait ; de l'infamie même, quand un jugement le déclarait infâme. Ce n'est là qu'une conjecture ; mais, telle qu'elle est, nous la trouvons encore plus croyable que le récit de Suidas.

La tragi-comédie de la goutte n'est pas le seul ouvrage en vers que Lucien ait composé. Nous avons, sous son nom, dans l'Anthologie, beaucoup d'épigrammes, dont quelques-unes sont fort jolies ; et, ce qui doit être observé, dans le nombre, il y en a une sur la goutte. Il nous apprend, par le dernier paragraphe, qu'il eut un fils dans sa vieillesse.

Nous n'avons point d'autre notion sur sa vie privée.


Notice de Boissonade.