26. Ménippe et Chiron

Ménippe
J'ai ouï dire, Chiron, qu'étant dieu, tu avais souhaité de mourir.

Chiron
On t'a dit vrai, Ménippe, et je suis mort, comme tu vois, pouvant être immortel.

Ménippe
Quel désir de mourir t'a donc pris ? c'est une passion peu ordinaire aux hommes.

Chiron
Je vais te le dire ; car tu me parais avoir de l'intelligence : l'immortalité n'avait plus de charmes pour moi.

Ménippe
Tu ne trouvais plus de charmes à vivre, à voir la lumière ?

Chiron
Non, Ménippe : le plaisir, selon moi, consiste dans la variété, et non pas dans l'uniformité : en vivant toujours, je ne cessais de voir les mêmes objets, le soleil, la lumière, tout ce qui sert à la vie : les heures se succédaient pareilles, les événements se suivaient et s'enchaînaient toujours l'un à l'autre : j'en étais rassasié, car ce n'est pas dans ce qui est toujours, mais dans ce qui varie sans cesse, qu'est la vraie jouissance.

Ménippe
Tu dis vrai, Chiron : mais comment te trouves-tu dans l'enfer, où tu as préféré descendre ?

Chiron
Assez bien, Ménippe : j'y trouve une égalité qui tient du gouvernement démocratique ; peu importe qu'on y soit dans la lumière ou dans l'obscurité ; on n'y éprouve non plus ni faim ni soif ; on y est délivré de tous les besoins.

Ménippe
Prends garde, Chiron, d'être en contradiction avec toi-même et de rouler dans un cercle vicieux.

Chiron
Comment ?

Ménippe
Si la régularité et l'uniformité des choses de la vie t'ont donné du dégoût, il se peut faire que le dégoût te vienne aussi des choses de l'enfer, et il faudra que tu cherches quelque diversité dans une autre vie, ce qui me paraît impossible.

Chiron
Que faire à cela, Ménippe ?

Ménippe
Ce que l'on dit et ce que je crois vrai, c'est à savoir que le sage se contente et jouit du présent, sans y rien trouver qu'il ne puisse supporter.

Traduction d'Eugène Talbot (1857)