LVIII. Les Phrygiens racontent autrement la naissance de cette déesse [Cybèle]. D'après leur tradition, Méon régnait autrefois sur la Phrygie et la Lydie ; il épousa Dindyme et en eut une fille. Ne voulant pas l'élever, il l'exposa sur le mont Cybélus. Là, protégée des dieux, l'enfant fut nourrie du lait de panthères et d'autres animaux féroces. Quelques femmes, menant paître leurs troupeaux sur la montagne, furent témoins de ce fait miraculeux ; elles emportèrent l'enfant, et l'appelèrent Cybèle, du nom de l'endroit où elles l'avaient trouvée. Cette fille, en grandissant, se fit remarquer par sa beauté, son intelligence et son esprit. Elle inventa la première flûte à plusieurs tuyaux, et elle introduisit dans les jeux et la danse les cymbales et les tympanons. Elle composa des remèdes purifiants pour les bestiaux malades et les nouveau-nés ; et, comme par des chants magiques elle guérissait beaucoup d'enfants qu'elle tenait dans ses bras, elle reçut pour ces bienfaits le nom de Mère de la montagne. Le plus intime de ses amis était, dit-on, Marsyas le Phrygien, homme admiré pour son esprit et sa sagesse. Marsyas donna une preuve de son esprit lorsqu'il inventa la flûte simple, imitant seule tous les sons de la flûte à plusieurs tuyaux ; et on jugera de sa chasteté, lorsqu'on saura qu'il est mort sans avoir connu les plaisirs vénériens. Cependant, arrivée à l'âge de puberté, Cybèle aima un jeune homme du pays, appelé d'abord Attis et ensuite Papas. Elle eut avec lui un commerce intime et devint enceinte au moment où elle fut reconnue par ses parents.

LIX. Ramenée dans le palais du roi, elle fut d'abord reçue comme une vierge par le père et la mère. Sa faute ayant été ensuite découverte, le père fit tuer les bergères qui l'avaient nourrie ainsi qu'Attis, et laissa leurs corps sans sépulture. Transportée d'amour pour ce jeune homme et affligée du sort de ses nourrices, Cybèle devint folle ; elle parcourut le pays, les cheveux épars, en gémissant et en battant du tambour. Marsyas saisi de commisération, se mit à la suivre volontairement, en souvenir de l'amitié qu'il lui avait autrefois portée. Ils arrivèrent ainsi ensemble chez Bacchus à Nyse, et ils y rencontrèrent Apollon, alors célèbre par le jeu de la cithare. On prétend que Mercure a été l'inventeur de cet instrument ; mais qu'Apollon est le premier qui s'en soit servi avec méthode. Marsyas étant entré en lutte avec Apollon pour l'art de la musique, ils choisirent les Nysiens pour juges. Apollon joua le premier sur la cithare, sans accompagnement de chant ; mais Marsyas, prenant sa flûte, frappa davantage les auditeurs par la nouveauté du son et par la mélodie de son jeu, et il parut l'emporter de beaucoup sur son rival. Ils convinrent de recommencer la lutte et de donner aux juges une nouvelle preuve de leur habileté ; Apollon succéda à son antagoniste, et, mêlant le chant au jeu de la cithare, il surpassa de beaucoup le jeu primitif de la flûte seule. Marsyas, indigné, représenta à ses auditeurs qu'il était frustré contre toute justice ; puisque c'était de l'exécution instrumentale et non de la voix qu'il fallait juger, et qu'il ne s'agissait que de savoir laquelle de la cithare ou de la flûte l'emportait pour l'harmonie et la mélodie du son ; en un mot, qu'il était injuste d'employer deux arts contre un. Apollon répondit, suivant ce que disent les mythologues, qu'il n'avait pris aucun avantage sur lui ; qu'il avait fait comme Marsyas soufflant dans sa flûte, et que, pour que la lutte fût égale, il fallait qu'aucun des antagonistes ne se servît de la bouche dans l'exercice de son art, ou qu'ils ne se servissent tous deux que de leurs doigts. Les auditeurs trouvèrent qu'Apollon avait raisonné juste, et ils ordonnèrent une nouvelle épreuve. Marsyas fut encore vaincu, et Apollon, que cette lutte avait aigri, l'écorcha tout vif. Apollon s'en repentit cependant peu de temps après ; et, contristé de ce qu'il avait fait, il brisa les cordes de sa cithare, et fit disparaître le mode d'harmonie dont il était l'inventeur. Les Muses retrouvèrent depuis la Mésé, Linus, la Lichanos, Orphée et Thamyris, l'Hypaté et la Parypaté. Apollon déposa dans la grotte de Bacchus sa cithare et les flûtes de Marsyas, devint amoureux de Cybèle et l'accompagna dans ses courses jusque chez les Hyperboréens. A cette époque, les Phrygiens étaient affligés par une maladie, et la terre était stérile. Dans leur détresse, les habitants s'adressèrent à l'oracle, qui leur ordonna d'enterrer le corps d'Attis et d'honorer Cybèle comme une déesse. Mais comme le corps d'Attis avait été entièrement consumé par le temps, les Phrygiens le représentèrent par la figure d'un jeune homme, devant laquelle ils faisaient de grandes lamentations, pour apaiser la colère de celui qui avait été injustement mis à mort ; cette cérémonie a été conservée jusqu'à présent. Ils font aussi en l'honneur de Cybèle des sacrifices annuels sur leurs anciens autels. Enfin ils lui construisirent un temple magnifique à Pisinunte, en Phrygie, et ils établirent des fêtes à la solennité desquelles le roi Midas contribua beaucoup. La statue de Cybèle est entourée de lions et de panthères, parce qu'on croit que cette déesse fut allaitée par ces animaux. Voilà ce que les Phrygiens et les Atlantes, habitant les bords de l'Océan, racontent de la mère des dieux.


Traduit par Ferdinand Hoefer (1851)