XVI
Orphée
A Monsieur Berthod
Ordinaire de la Musique du Roi

Berthod, personne illustre en cet âge barbare
Où l'Ami véritable est un trésor si rare ;
Ami discret, fidèle, et digne de mon choix,
De qui l'esprit éclate aussi bien que la voix,
Et dont la merveilleuse et divine harmonie
A d'un feu tout céleste échauffé mon Génie.
Cesse de réveiller avec tant de beaux Airs
Echo qui se retire au fond de ces Déserts,
Et qui plaignant encor le trépas de Narcisse,
A besoin de repos plutôt que d'exercice.
Laisse dormir en paix les Nymphes de ces eaux
Qui couronnant leur front de joncs et de roseaux,
Sous le liquide argent de leurs robes superbes,
Dancent à tes chansons dessus l'émail des herbes.
Ne donne plus d'amour à la Reine des fleurs
Qui fait montre à tes yeux de ses vives couleurs,
Et qui prêtant l'oreille à ta voix qui l'attire,
Charge de ses odeurs les ailes de Zéphire.
Suspens cet art divin qui peut tout enchanter,
Et tiens la bouche close afin de m'écouter.

Comme le plus grand Roi qui soit en la Nature
S'est daigné divertir à faire ta peinture,
Et tirer ton Portrait de cette même main
Dont il a fait trembler l'Ibère et le Germain :
Je veux par un labeur qui dépite les Parques
De notre amitié sainte éterniser les marques
Et graver ton mérite et ton nom dans ces vers,
D'un soin qui les conserve autant que l'Univers.
Je veux chanter l'effet que la Fable ancienne
Raconte d'une voix moins belle que la tienne :
Je veux dépeindre ici d'une vive couleur,
Ce que tenta ce Chantre accablé de douleur
Qui rendit à ses Airs les marbres pitoyables,
Et fit dans les Enfers des progrès incroyables.

Quand cet homme fameux dont la Lyre et la voix
Attiraient après lui les Rochers et les Bois,
Suspendaient pour un temps le cours de la Nature,
Arrêtaient les Ruisseaux, empêchaient leur murmure,
Domptaient les Animaux d'un air impérieux,
Assûraient les craintifs, calmaient les furieux,
Et par une merveille inconnue à la Terre
Faisaient naître la paix où fut toujours la guerre.
Quand, dis-je, cet Amant eut accusé la mort,
Injurié les Cieux, les Astres et le Sort,
Et dit sur l'accident du trépas de sa femme
Tantôt avec louange, et tantôt avec blâme,
Tout ce que dans l'excès d'un semblable malheur
Lui purent inspirer l'amour et la douleur,
Il dressa le tombeau de sa chère Eurydice
Dessus un grand Rocher pendant en précipice,
Pour y passer sa vie et s'y plaindre toujours
Du cours infortuné de ses tristes amours.
Il ne prit avec lui que sa Lyre fidèle
Pour employer le temps à se plaindre avec elle :
Mais ce rare instrument qu'il sut si bien toucher,
De nouveaux ornements embellit son Rocher ;
Car le son merveilleux de ses cordes divines
Obligea les forêts d'enlever leurs racines,
Pour venir honorer de leur ombrage frais
Ce mortel si savant à faire des regrets.
A ses premiers accords on vit soudain paraître
Le Noyer, le Cormier, le Tilleul, et le Hêtre,
Le Chêne qui jadis couronnait le Vainqueur
D'une juste pitié s'y fendit jusqu'au coeur.
Le Cèdre impérieux y vint baisser la tête
Suivi du vert Laurier qui brave la tempête.
Le Palmier s'y pressa pour lui faire la Cour,
Cet exemple parfait de constance et d'amour,
Le Tremble y vint couvert de sa feuille timide,
Le Cyprès y parut en verte Pyramide :
Le Peuplier qui du Pô rend les bords honorés,
Le Coudre déceleur des trésors enterrés,
L'Arbre qu'aime Vénus, celui qu'aime Diane,
L'Erable, le Sapin, le Tamarin, le Plane,
Le Cycomore noir, le Saule pâlissant,
Le Bouleau chevelu, l'Aubépin fleurissant,
L'Abricotier qui porte une moisson sucrée,
La plante pacifique à Pallas consacrée ;
L'arbre délicieux qui produit les Pavis,
Le Grenadier chargé de ses tendres rubis :
Le Figuier, le Mûrier, dont le fruit agréable
Fut coloré de sang par un sort déplorable.
L'Oranger qui son fruit de sa fleur accompagne,
L'Encens, le Violier, et le Jasmin d'Espagne,
Attirés par le son de ses charmants accords,
Furent de la partie et ne firent qu'un Corps,
Tout alentour d'Orphée en ordre se rangèrent,
Et de son infortune ensemble s'affligèrent,
Se mettant en devoir d'adoucir ses ennuis
En lui venant offrir ou des fleurs ou des fruits.

Mille petits Oiseaux serrant leurs plumes peintes,
Y deviennent muets pour entendre ses plaintes :
Là le Chardonneret, le Tarin, le Pinson
Ecoutent à l'envi cette docte leçon ;
Le Serin la médite, et l'aimable Linote
En forme en son idée une petite note.
Jamais le Rossignol, ce Chantre ingénieux,
Cet Atome sonnant, ce point harmonieux,
Qui mêle en ses motets un si rare artifice,
Contre ce Champion n'ose entrer dans la lice.
Là le Geai peu discret, se rend respectueux,
La Corneille y retient son cri tumultueux,
Et le Merle touché d'une douleur secrète,
Semble y porter le deuil de celle qu'on regrette.
La Chouette en leur troupe ose lever le front,
Et sans que sa laideur y reçoive d'affront ;
Car sa difformité, qui leur colère attise,
Auprès de cette Lyre est en lieu de franchise.
Il semble que l'aiguille ait fait adroitement
Ces animaux sans voix comme sans mouvement ;
Et parmi tous ceux-ci beaucoup d'Oiseaux de proie
Semblent aussi charmés, n'être faits que de soie.
Le Lanier qui soutient, superbe et généreux,
Voit lever des Pigeons et ne fond point sur eux :
L'Epervier au Moineau n'ose faire la guerre,
L'Autour et la Perdrix sont en paix sur la terre.
L'Oiseau de Jupiter, ce Monarque des airs
Qui tient la région d'où partent les éclairs,
Paraîst haut suspendu dans un profond silence
Sans faire à ses sujets aucune violence
Le Héron dessous lui plane d'un vol léger,
Et demeure sans crainte à l'ombre du danger.
Ainsi la Majesté d'une voix docte et belle,
Suspend la tyrannie et la peur naturelle ;
Et sous l'autorité de ses charmes puissants
Mille Peuples divers sont tous obéissants.
Mais cette loi parlante en cette aimable sorte
Maîtrise bien des coeurs de nature plus forte :
Si les hôtes de l'air respectent cette voix,
Ceux dont la cruauté déshonore les Rois
Et qui sur les troupeaux font de sanglants ravages,
Ne sont point en ce lieu plus fiers ni plus sauvages.
La Biche et le Chevreuil se trouvent sans danger
Près du Cervier cruel, et de l'Once léger ;
Le Lion dépouillant sa naturelle audace,
Souffre qu'auprès de lui le Taureau prenne place ;
L'indomptable Eléphant dans cette attention
Près du Rhinocéros n'a point d'émotion.
La Brebis et le Loup suivent cette harmonie,
L'un sans aucune peur, l'autre sans tyrannie,
Puisque durant l'excès d'un si charmant plaisir
Ni l'effroi, ni la faim ne les peuvent saisir.
La Bellette au combat peu devant attachée,
Laisse avecque l'Aspic sa victoire ébauchée ;
Et son fier ennemi par l'oreille enchanté
Quitte avec son venin son animosité.

Là se viennent coucher en diverse posture
Cent Animaux divers de forme et de nature :
La frauduleuse Hyène, et de qui la beauté
Sous un port innocent cache sa cruauté,
Le Cheval glorieux, symbole de la guerre,
Le Lynx aux yeux perçants, dont l'eau se change en pierre,
L'Escurieu sautelant qui n'a point de repos,
La Marmotte assoupie, et le Singe dispos,
Le Castor y fait voir sa longue pane rousse,
Le Porc-épic ses traits dont lui-même est la trousse,
Le Tigre y met au jour son beau gris argenté
Qu'avec art la Nature a si bien moucheté.
L'Ours y vient avouer que des douceurs pareilles
Ne se rencontrent point au séjour des Abeilles.
Le Sanglier y paraît dont le crochet fatal
A terrassé de Mars le glorieux Rival ;
L'on y voit arriver le Bison solitaire,
La docile Girafe et le laid Dromadaire.
Là le Caméléon qui change si souvent,
Se nourrit des beaux airs d'un Chantre si savant.
Là se vient présenter la Martre Zibeline,
Là, se laisse ravir la pure et blanche Hermine.
Le Chat, que la Lybie enfante en ses ardeurs,
Y fait profusion de ses bonnes odeurs ;
Le Griffon, de son Or, et l'aimable Licorne
Y donne pour tribut sa précieuse corne.

Voilà comme en ce lieu de sauvages sujets
Se laissent captiver à d'aimables objets,
Et conservent entre eux un respect incroyable,
Ployant également sous un chant pitoyable
Et voilà comrne Orphée allège un peu ses maux
Durant qu'il les partage à tous ces Animaux.

Un jour une Bacchante errant à l'aventure,
Un vagabond recueil de dons de la Nature ;
Qui même, avec Junon disputant de beauté,
Ne lui pouvoit céder que pour la majesté ;
Un Chef-d'oeuvre des Cieux, un Miracle visible,
Un objet adorable à tout sujet sensible,
Qui pouvait tout ravir, à qui tout semblait dû,
Donna dans ce filet parmi l'air étendu.
Cette jeune Beauté de Bacchus échauffée
Courut où résonnait la douce voix d'Orphée.

Sa taille haute et droite était pleine d'appâts,
Et comme sa fureur précipitait ses pas,
Sa jupe qui s'ouvrait au dessous de la hanche
Faisait voir à tous coups sa cuisse ronde et blanche.
Ses brodequins dorés faits délicatement,
Où l'on voyait de neuds un riche ajustement
En augmentait la grâce et donnait connaissance
Qu'elle ne venait pas d'une obscure naissance.
Entre ses belles mains un Thyrse elle tenait
Qu'un long et frais tissu de pampre environnait ;
Sa gorge étoit ouverte, où d'une force égale
Deux petits Monts de lait s'enflaient par intervalle.
Ses yeux étaient brillants, et ses jeunes regards
Lançaient innocemment des feux de toutes pars.
Sa bouche paraissoit comme un bouton de rose,
Petite, relevée, et n'était point si close
Dans cette émotion qu'on ne vit au dedans
Eclater la blancheur des perles de ses dents :
Cette bouche qu'Amour tient entre ses miracles
Qui d'esprit de Jasmin parfume ses Oracles.
Son poil comme elle errant, s'épanouit sans dessein
Tantôt sur son épaule et tantôt sur son sein ;
Et Zéphyr qui l'enflait de son haleine molle,
Y soulevait des flots tels que ceux du Pactole :
Mais dont l'aymable orgueil, ému de tous côtés,
Eût fait faire naufrage à mille libertés.
La voilà qui soupire aussitôt qu'elle approche
De cette résonnante et merveilleuse roche
Où se forment des sons assez mélodieux
Pour adoucir le coeur du plus cruel des Dieux.
Elle admire l'Auteur de la douce harmonie
Qui déjà dans son Ame étend sa tyrannie ;
Et bien qu'il soit d'ennuis et de pleurs suffoqué,
Assis dessus un banc dans le Roc pratiqué,
Et que rien que le tour d'un vert Laurier ne ceigne
Sa longue chevelure entre blonde et châtaigne,
Il passe en son esprit dès le premier regard
Pour un jeune Vainqueur triomphant sur un char.
Dieux ! quel charme secret se trouve en la Musique !
Cette Beauté que trouble une chaleur bachique,
Sent à ce rare objet chasser de son cerveau
Les épaisses vapeurs du bouillant vin nouveau,
Et contemplant Orphée avec trop de tendresse
Chancelle en un instant d'une plus belle ivresse.
Elle écoute sa plainte avec tant de plaisir,
Que déjà sa raison prend loi de son désir.
Son coeur abandonné de l'enfant de Sémelle,
Reçoit un autre enfant d'une humeur plus cruelle ;
Mais fût-il plus perfide, et plus cruel cent fois,
Elle est déterminée à recevoir ses lois.
Déjà l'Arrêt s'imprime en son âme charmée,
Qu'il faut soudain qu'elle aime et qu'elle soit aimée :
Son effréné désir souffre un mors importun,
Elle avance deux pas, puis elle en recule un,
Sa flamme à s'affranchir trouve de la contrainte,
Elle en rougit de honte, elle en pâlit de crainte,
S'efforce de parler jusqu'à deux ou trois fois ;
Et sentant rétrécir le canal de sa voix,
Diffère en cet état de la mettre en usage
Jusqu'à ce que l'amour augmente son courage.
A la fin s'approchant de ce beau Thracien
Qui fut pour son malheur si grand Musicien,
Elle lui dit ces mots pleins d'ardeur et de flamme :
« Cesse de regretter le trépas d'une femme
, Digne et Parfait Amant de qui les qualités
Donneraient de l'amour à des Divinités.
Une belle aventure aujourd'hui t'est offerte
Pour essuyer tes pleurs et réparer ta perte,
Si tu daignes porter ton esprit et tes yeux
Sur un nouveau présent qui t'est venu des Cieux.
Un légitime bruit me donne autant de charmes
Qu'en eut ce bel objet pour qui tu fonds en larmes :
Heureuse en mon Destin, s'ils sont assez puissants
Pour prendre à l'avenir l'Empire de tes sens ».
A ces mots, elle met la main dessus sa Lyre
Qui l'assistait toujours à plaindre son martyre.
Mais lui, qui dans son mal ne peut goûter de bien,
La repousse du bras sans lui répondre rien.
Et tenant à rigueur ce devôt sacrifice,
Se remet à chanter l'obsèque d'Eurydice.
O dangereux effet d'un insolent mépris
Qui remplit de colère un coeur d'amour épris !
Jamais fière Tigresse aux forêts d'Arménie,
Ne fit voir tant d'ardeur et tant de félonie,
Alors qu'ayant suivi la piste du Chasseur,
Elle atteint de ses Faons le cruel ravisseur.
Jamais Aspic superbe aux beaux jours de l'année,
Ne fit voir tant de traits d'une rage obstinée
Alors que du Passant la vieille inimitié
A meurtri devant lui sa fidèle moitié.
Rien peut-il égaler la colère embrasée
D'une Beauté superbe, amante, et méprisée ?
Le dépit est si grand dont son coeur est atteint
Qu'il enflame à la fois et ses yeux et son teint ;
Elle s'en mord la lèvre avecque violence,
Gravant dans ce rubis son désir de vengeance.
Rien ne peut modérer ce furieux transport,
Déjà de ce qu'elle aime, elle a conclu la mort ;
Et déjà sur le champ la main de cette belle
Exécute sur lui sa sentence cruelle.
Son Thyrse en la poitrine elle veut lui cacher ;
Mais le coup détourné porte sur le Rocher,
Le bois vole en éclats, et la Nymphe avec larmes
Ne se voit point vengée et se trouve sans armes.
La terre en offre encore à son juste courroux,
Pour contenter sa rage elle prend des cailloux ;
Mais son bel ennemi n'en reçoit point d'offense
Car sa Lyre et sa voix armés pour sa défense
Suspendent chaque pierre, et par enchantement
La font devant ses pieds tomber tout doucement.
Lors la Nymphe enragée, au désespoir réduite,
De peur des Animaux à la fin prend la fuite ;
En blasphémant le Ciel et le coeur inhumain
Qu'elle n'a pu blesser des yeux ni de la main.

Lui par cette merveille échappé de l'Orage,
De l'effet de sa voix sent grossir son courage
Et s'assure déjà de vaincre son malheur,
S'il peut bien appliquer ce charme à sa douleur.
Dès lors d'un doux espoir son âme ensorcelée,
Pense voir des Enfers sa Moitié rappelée :
Il lève chaque pierre avec ravissement,
Et flatte ses désirs de ce raisonnement :
« Puisque les doux récits de ma fidèle flamme
Ont bien eu ce pouvoir dessus des corps sans âme,
Sachons si la vertu de nos charmants accords
Aura quelque pouvoir sur des esprits sans corps :
Allons voir des Enfers la demeure effroyable
Et tâchons d'adoucir leur Prince impitoyable ».
La nuit, au cours de l'Ebre il se purifia,
Invoqua Proserpine, et lui sacrifia
Une noire brebis, vieille, stérile, étique,
De lait doux arrosée et puis de miel Attique ;
Lorsqu'il eut de son sang, après le coup mortel,
Rempli toute une fosse à côté de l'Autel,
Tandis que d'une voix humble, basse, et plaintive,
Il conjurait la Lune à cet Acte attentive.
Aussitôt qu'il fut jour, pour aller chez les morts,
D'un long manteau volant il se couvrit le corps.
La couleur en était de la feuille qui vole
Lorsque le vent du Nord tous les Arbres désole ;
Le dessous était vert montrant qu'en son malheur
Quelque espoir se joignait encore à sa douleur.
Par les bouts d'une écharpe, avec art étendue,
A deux agrafes d'or sa Lyre étit pendue,
Ce Cèdre résonnant, ce bois mélodieux,
Dont il savoit charmer les hommes et les Dieux.

A côté du Ténare une large ouverture
Vomit incessamment une fumée obscure ;
Et cette Grotte assise en ces affreux déserts
Est un fameux chemin pour descendre aux Enfers.
Ce fut par cet endroit que cet Amant fidèle
Osa bien s'introduire en la nuit éternelle,
Et même sans frayeur, dévaler en des lieux
Où n'arriva jamais la lumière des Cieux.
Chastes et doctes Soeurs, Muses qui le suivîtes
Et qui dans ce dessein dignement le servîtes,
Dites-moi la façon dont il parvint là bas,
Combien il rencontra d'obstacles sur ses pas ?
Combien de cris sifflants et de clameurs funèbres
Perçaient l'épaisse horreur de ces moites ténèbres ?
Combien de noirs Serpents et d'Hydres furieux,
De Dragons et de Sphinx erraient devant ses yeux,
De Chimères en feu, de Scylles aboyantes,
De Fantômes glacés, et de Larves sanglantes ?
Les blés d'un vaste champ par les vents agités
Paraissent moins nombreux et sont plus arrestés.
Mais sans s'épouvanter de ces frêles images,
Notre Amant arriva sur les sombres rivages ;
Et contre tant de cris et tant de vains abois,
N'opposa que sa Lyre et le son de sa voix.
Charon qui le reçut en sa Barque funeste,
Crut d'abord que c'était le Messager céleste,
Le beau Cylénien, de la Lyre inventeur,
Et qui de la Musique est si grand amateur.
Ce Vieillard tout ensemble affreux et vénérable
Fit à ce rare Chantre un accueil favorable,
Et traversant le fleuve avec contentement,
Pour mieux goûter sa voix, rama fort lentement.
Cerbère pour ouïr de si douces merveilles,
Fermant ses trois gosiers, ouvrit ses six oreilles,
Et sentit arriver un sommeil gracieux
Qui ne s'était jamais posé dessus ses yeux.
Un vaste Amphithéâtre au centre de la Terre,
Frémit incessamment des horreurs qu'il enserre :
Là sur mille Rochers, hurlent les criminels
Que Minos abandonne aux tourments éternels.
Là dans mille bassins poussant des jets de flammes,
En un confus désordre on voit plonger les âmes.
Les esprits malheureux, l'un sur l'autre entassés,
Qu'on précipite après dans des Etangs glacés.
Là tout ce que les sens ont eu le plus en haine
Leur donne sans relâche une cruelle gêne ;
La Nature y frissonne à l'objet du tourment
Qui n'est pas supportable et dure incessamment.
Et toujours en secret leur triste souvenance,
Leur désir sans effet, comme sans espérance,
Leur remords inutile en ces derniers malheurs,
Et leur rage immortelle augmentent leurs douleurs.

En cette large enceinte où règne l'infortune,
S'élève de Pluton la superbe Tribune
Où souvent il préside en ce triste manoir
Sur un Trône d'acier tout émaillé de noir.
Sitôt qu'il eût appris qu'avec impatience
Un illustre mortel demandait audience,
Il s'y vint présenter d'Ombres accompagné,
Le poil tout en désordre et le front renfrogné,
Ce front dont la fierté pleine de véhémence
Montre assez de son coeur la barbare inclémence.
Mais cependant qu'il fait des signes de la main
Pour imposer silence au peuple frêle et vain,
Notre Chantre sacré qu'un feu céleste inspire,
Retâte doucement les cordes de sa Lyre,
S'enquiert avec ses doigts si tout est bien d'accord
Pour gagner une Palme où triomphe la Mort.
I1 voulut commencer par un certain prélude
Plein de beaucoup de grâce et de beaucoup d'étude,
D'excellents contrepoints, simples et figurés,
Des mélanges de sons vites et modérés,
Où sa main s'égayant par de diverses classes,
Forme avecque sa voix des fugues et des chasses.
Sa voix tantôt est forte, et tantôt ne l'est pas,
Elle monte bien haut, puis redescend bien bas ;
Tantôt elle gémit, tantôt elle soupire,
Ou prend quelque repos, pour prendre plus d'empire ;
Produit avec merveille en ces beaux mouvements,
Du grave et de l'aigu de doux temperaments ;
Et jointe aux nerfs parlants dont elle est secondée,
Cherche des beaux acords la plus parfaite Idée.
Cette aimable harmonie imite le serpent,
Ondoie à longs replis, se retire, et s'étend,
Et dans ces roulements, d'un artifice extrême,
Se quitte, se reprend, sort et rentre en soi-même ;
Tandis que par l'oreille elle épand un poison
Qui se glisse dans l'âme et trouble la raison.
Tantôt elle languit, et tantôt elle éclate,
Repousse, tance, et fuit, rappelle, apaise et flatte,
Emeut comme il lui plaît la crainte, ou le désir,
Assoupit la douleur, réveille le plaisir,
Et soit qu'elle se hausse ou qu'elle s'adoucisse,
Qu'elle croisse en vigueur ou qu'elle s'alentisse,
Toujours des malheureux elle allège les fers,
Et loge un Paradis au milieu des Enfers.
Sitôt qu'il s'aperçut qu'on lui prêtait silence
Et que de ses acords on goûtoit l'excellence,
Voici comme il mêla d'une docte façon
Sa prière à sa plainte, en sa triste chanson.
Voic de quelle sorte il forma sa harangue
Où son coeur affligé se fondit sur sa langue ;
Et faisant éclater ses mortelles langueurs,
Répandit la pitié dans tous les autres coeurs.

Monarque redouté qui règnes sur les Ombres,
Je ne suis pas venu dessus ces rives sombres
Pour enlever ton Sceptre et me faire Empereur
De ces lieux pleins d'horreur.

En mon pieux dessein je n'ai point d'autres armes
Que les gémissements, les soupirs et les larmes,
Avec tous les ennuis dont peut être chargé
Un Amant affligé.

Aussi je ne descends dans ce grand précipice
Que pour te demander ma fidèle Eurydice
Que la Parque ravit à mes chastes amours,
En la fleur de ses jours.

O Dieux ! je la perdis en la même journée
Qui nous avait rangés sous le joug d'Hyménée ;
Au lieu d'entrer au lit, ce Chef-d'oeuvre si beau
Entra dans le Tombeau !

Cette jeune Beauté par les vertes campagnes,
S'égayait en courant avecque ses Compagnes,
Lors qu'elle rencontra l'Auteur de son trépas
Caché dessous ses pas.

Un serpent plus cruel que ceux de tes Furies,
Qui mêlait son émail à celui des prairies,
D'un trait envenimé la mit dans le cercueil,
Et moi dans ce grand deuil.

Hélas ! je la trouvai telle qu'est une souche ;
En vain j'allai poser mes lèvres sur sa bouche,
Car déjà les esprits, de ses membres gelés,
S'en étaient envolés.

Que devins-je à l'objet de sa pâleur mortelle ?
Je fus si fort surpris et ma douleur fut telle
Qu'il faut être savant en l'art de bien aimer
Pour le bien exprimer.

Depuis cette cruelle et fatale aventure,
J'ai toujours de mes pleurs mouillé sa sépulture,
Sans pouvoir faire trêve avecque mes ennuis
Ni les jours ni les nuits.

Amour importuné de mes plaintes funèbres
M'éclairant de sa flamme à travers des ténèbres,
Par ton secret avis m'a fait venir ici
Te conter mon souci.

Tu connais le pouvoir de sa secrète flamme ;
Si le bruit n'est menteur, elle embrasa ton âme
Lorsque dans la Sicile, un Miracle des Cieux
Parut devant tes yeux.

On dit qu'en observant sa grâce non pareille,
Tu frémis dans ton char d'amour et de merveille
Et que tu n'as ravi cette jeune Beauté
Qu'après l'avoir été.

S'il te souvient encor de ces douces atteintes,
Prends pitié de mes maux, prends pitié de mes plaintes
Et fais bientôt cesser avecque mes douleurs,
Mes soupirs et mes pleurs.

Je t'en viens conjurer par ton Palais qui fume
Par le nitre embrasé, le souffre et le bitume
De ces fleuves brûlants et de ces noirs Palus
Qu'on ne repasse plus.

Par les trois noires Soeurs, ces Compagnes cruelles
Qui portent l'eteacute;pouvente et l'horreur avec elles ;
Et qui tiennent toujours leurs cheveux hérissés
D'Aspics entrelacés.

Par l'auguste longueur de ton poil qui grisonne,
Par l'éclat incertain de ta rouge Couronne
Et par la Majesté du vieux Sceptre de fer
Dont tu régis l'Enfer...

Rends-moi mon Eurydice, et fais qu'à ma prière
Elle revoie encore une fois la lumière,
Faisant ressusciter par ses embrassements,
Tous mes contentements.

Je ne demande pas qu'en renouant sa trame,
Pour des siecles entiers on rejoigne son âme
A cet aimable corps cruellement blessé,
Qu'elle a si tôt laissé.

Seulement, qu'elle vive autant qu'une personne
Dont la complexion se rencontre assez bonne,
Et qui par trop d'excès ne précipite pas
L'heure de son trépas.

Sans cesse les humains en tes Etats descendent ;
Par cent chemins divers à toute heure ils s'y rendent,
Et nul homme vivant quoiqu'il puisse inventer,
Ne s'en peut exempter.

Quand nous aurons ensemble accompli les années
Que nous aura marquées la loi des Destinées,
Nous viendrons pour jamais en cet obscur séjour
Demeurer à ta Cour.

Laisse-moi donc là haut ramener cette belle,
Ou permets qu'ici bas je demeure avec elle ;
J'aurai peu de regret au bien de la clarté
Près de cette Beauté.

Les graces d'Eurydice à mes yeux exposées,
Me tiendront toujours lieu des doux champs Elysées :
Et pour moi, son absence a des feux et des fers
Pires que les Enfers ».

Au son de cette voix, des esprits respectée,
Ixyon pour un temps vit sa roue arrêtée.
Sysiphe en oublia de tenir son rocher,
Tantale cette soif qu'il ne peut étancher ;
Et les cruelles Soeurs, les fières Danaïdes,
Ne s'aperçurent pas que leurs seaux étaient vides ;
Tytie en ces douceurs abîmant son ennui,
Sentit moins sa douleur que la peine d'autrui :
Et l'immortel Vautour qui lui ronge le foie,
Suspendit ses rigueurs, touché de même joie.
La Parque, en ses Ciseaux, Ministres du trépas,
Tint un fil dévidé, qu'elle ne trancha pas ;
Tandis que cette voix, dont elle était ravie,
Avec tant de douceur demandait une vie.
Rien ne sut résister à la compassion,
Tout se trouva touché de cette émotion,
Et les Esprits sans corps amollis par ces charmes,
Eux qui n'ont point de sang, en versèrent des larmes.
Mais leur impitoyable et cruel Souverain
Qui comme son Palais, a le coeur tout d'airain,
Lui qui se rit des maux qu'on lui peut faire entendre,
Ne sut parer les traits d'une pitié si tendre,
Et de ses tièdes pleurs mouilla le poil chenu
Que l'on voit hérisser sur son estomac nu.
Il pleura, l'implacable, et d'un signe de tête
Accorda sur le champ cette juste requête.
Euridice parut par son commandement,
Et vint jeter ses bras au col de son Amant,
Qui transporté d'amour dans cette joie extrême,
Ne se put retenir de l'embrasser de même.
Heureux en ses destins, s'il se fût maintenu
Dans un ressentiment un peu plus retenu ;
Il aurait préservé le sujet de sa flamme,
Du second coup donné sur sa seconde trame.
Mais son désir actif, ennemi de son bien,
Fit qu'en obtenant tout, il ne posséda rien.
Il ne put accomplir la sévère ordonnance,
De marcher devant elle à travers du silence,
Sans que sur son visage il détournât ses yeux
Jusqu'à ce qu'il eût vu la lumière des Cieux.
De son impatience il ne sut être maître,
Et la voyant trop tôt, il la fit disparaître ;
Elle fut ramenée en ce funeste lieu,
Et n'eût rien que le temps de lui crier : «Adieu.
Adieu charmant Orphée, adieu ma chère vie,
C'est enfin pour jamais que je te suis ravie.
Par ce transport d'amour, tout espoir m'est ôté
De revoir du Soleil l'agréable clarté.
Ta curiosité trop peu considérée,
Me remet dans les fers dont tu m'avais tirée.
Pourquoi du vieux Minos n'as-tu gardé les lois,
Et tempéré tes yeux aussi bien que ta voix ?
O faute sans remède ! ô dommageable vue !
Avec trop de travaux tu m'avais obtenue :
Mais je prends tes regards et ma fuite à témoin,
Que tu m'as conservée avec trop peu de soin.
Que dis-je toutefois ? mon jugement s'égare,
Puisque c'est seulement ton soin qui nous sépare :
Tu craignais de me perdre en cette sombre horreur,
Et cette seule crainte a produit ton erreur :
De ton affection ma disgrâce est éclose,
Et si j'en hais l'effet, j'en dois aimer la cause.
Encore que tes yeux me donnent le trépas,
Cette atteinte me tue et ne me blesse pas :
Ta foi, charmant Epoux, n'en peut être blâmée ;
Tu n'aurais point failli si j'étois moins aimée :
Je me dois consoler de ne voir plus le jour,
Puisque c'est par un trouble où j'ai vu ton amour.
Console-toi de même et ne plains point ma cendre
Dans les torrents de pleurs que tu pourrais épandre :
Ne va point abréger le beau fil de tes jours,
Les Destins assez tôt en borneront le cours.
Le Ciel est équitable, il nous fera justice ;
Tu te verras encore avec ton Eurydice :
Si l'Enfer ne me rend, la Parque te prendra,
L'Amour nous désunit, la Mort nous rejoindra ;
Il faudra que le Sort à la fin nous rassemble
Et nous aurons le bien d'être à jamais ensemble ».
Ces doux et tristes mots à peine elle acheva
Que comme un tourbillon quelqu'esprit l'enleva.

Le timide Berger qu'un éclat de tonnerre
Du vent de sa passée a jeté contre terre
Et qui voit de ce coup un Chêne terrassé,
Au prix de cet Amant n'a point le sang glacé.
Celui de qui la voix sut animer les marbres,
Retenir les Torrents, faire marcher les Arbres,
Et même retirer les morts du monument,
Se trouve à cette voix privé de sentiment.
La merveille est si grande où ce malheur le plonge
Qu'il en mécroit ses sens, et le tient pour un songe,
Pour un Fantôme vain de ses voeux ennemi,
Et tâche à s'éveiller comme un homme endormi.
Puis comme il reconnaît sa disgrâce plus vraie,
Son coeur se sent percé d'une mortelle plaie ;
Il tombe de son haut, de faiblesse et d'ennui,
S'accuse de sa perte, et s'en venge sur lui.
Mettant cruellement ses ongles en usage,
Il en punit son poil, ses yeux, et son visage,
Abandonne son âme à ses vives douleurs,
Eclate en cris perçants, et se débonde en pleurs.
En vain pour adoucir cette dure sentence,
Il veut de son erreur faire la pénitence :
Il a beau s'affliger, conjurer, et prier,
Il ne gagne qu'un rhume à force de crier ;
Et n'ayant plus de voix pour forcer le passage,
Il perd en même temps l'espoir et le courage.

Orthographe et ponctuation modernisées