Chiron et les inventeurs de la médecine

H. Roux, Herculanum et Pompéi, tome II,
planche 25, pp.98 sqq (éd. 1875)

La découverte de la médecine, comme tous les grands événements d'une haute antiquité, était tombée chez les anciens dans le domaine de la mythologie, qui, selon son habitude, s'était plus occupée d'exalter par ses Bibles la gloire de cette invention que de mettre d'accord les fables entre elles.

D'après Hyginus (Fab. 274), c'est le centaure Chiron, fils de Saturne, qui inventa la chirurgie et introduisit l'usage des simples. On attribue à Apollon le traitement des maladies des yeux , et à Esculape , fils d'Apollon, l'invention de la clinique. Le plus ordinairement cependant, l'invention de la médecine en général était attribuée à Apollon (1) ou au Soleil. C'est en effet le soleil qui, en variant la température et la salubrité de l'air, influe sans cesse sur la santé de nos corps. Pourquoi donc restreindre la découverte de ce dieu à l'art de traiter les maladies des yeux ? On en a donné diverses raisons. La seule plausible, ce semble, est prise de ce que la lumière, celle du moins qui charme le plus nos yeux, émane du soleil, qu'Orphée nomme le doux objet de la vue des mortels (2). Aussi dans les longs adieux qui précèdent la mort des héros de tragédies, la lumière du soleil a-t-elle presque toujours sa part (3). La lumière, en latin lux, en grec phôs, était un terme de caresse dont les amants usaient souvent à l'égard de leurs maîtresses (4). Plutarque raconte même qu'un amant à qui l'abus des plaisirs avait presque coûté la vue, dit, en voyant sa maîtresse, adieu beau jour, saluant ainsi son amante en même temps qu'il prenait en quelque sorte congé de la lumière (5). Ceci explique encore d'une manière satisfaisante l'usage oh étaient les Egyptiens de joindre un oeil droit aux symboles qui servaient à désigner Apollon. Ce peuple, on le sait, s'attribuait l'invention de la médecine (6), et il avait des médecins pour les différentes parties du corps (7). Les gens de l'art avaient fait des recueils d'observations très anciennes pour les traitements d'un grand nombre de maladies. Ces recueils étaient réputés livres sacrés. Le médecin qui se conformait à ces oracles de son art n'encourait aucune peine, quoi qu'il arrivât aux malades. Mais s'il voulait guérir par d'autres procédés, et que son audace ne fût pas couronnée par le succès, il était puni de la peine capitale (8). Ces livres, au nombre de six, sont mentionnés expressément par Clément d'Alexandrie (9), et l'un d'eux traitait spécialement des maladies des yeux. Ces maladies, on le sait d'ailleurs, ont été et sont encore les plus communes en Egypte (10). Il n'y a donc pas à s'étonner que les habitants de ce pays eussent fait honneur à Orus, l'Apollon des Grecs, fils d'Isis, inventeur, d'après eux, de la médecine, d'une découverte aussi importante pour eux. D'autre part, de nombreux monuments attestent que l'art de guérir passa d'Egypte en Grèce et de Grèce à Rome avec tous ses usages ; celui entre autres de confier à différents médecins le soin de diverses parties du corps. N'est-il pas dès lors à supposer qu'il entraîna aussi après lui les mythes dont les Egyptiens avaient enrichi son histoire ?

Disons cependant que dans le texte d'Hyginus qui vient de faire l'objet de notre examen, on a proposé de lire oraculariam au lieu d'oculariam medicinam. L'usage de demander aux oracles des remèdes contre les maladies était assez fréquent chez les anciens, et l'invention de cette sorte de médecine appartenait sans contredit à Apollon, comme l'atteste un passage d'Hippocrate, qui, après avoir dit que la médecine et la science de la divination étaient proches parentes, xuggeneis eisi, ajoute qu'Apollon est leur père à toutes deux. «Ce dieu traite les maladies présentes comme les maladies futures, guérissant ceux qui sont malades comme ceux qui doivent l'être» (11). La divination et la médecine ont en effet dans le pronostic un point de contact ; et c'est peut-être là l'idée dominante du passage d'Hippocrate.

Le second personnage mythologique mentionné dans le passage d'Hyginus, et représenté sur notre tableau, est le centaure Chiron. Il était fils de Saturne et de Philyre (12) ; c'est lui, selon quelques-uns, qui apprit aux hommes la médecine vétérinaire. Cette conjecture, fondée uniquement sur la forme de son corps, n'est pas conforme à la croyance générale qui attribuait à Chiron la découverte de la chirurgie et de la botanique (13), et c'est sans doute pour cette raison qu'il est ici représenté une plante à la main. Un grand nombre de témoignages concourent à donner à la chirurgie le premier rang dans l'ordre des temps (14), et à la placer avant les autres branches de la médecine. Hippocrate cependant paraît n'être pas de cet avis. Il remarque en effet que le premier soin des hommes a dû être de choisir parmi les animaux et les fruits de la terre les plus sains et les plus agréables au goût , et il conclut que la diététique a dû d'abord fixer leur attention (15). Cette raison, se pouvant à peu près appliquer à la botanique, ferait remonter à une haute antiquité les découvertes de Chiron.

Esculape naquit d'Apollon et de Coronis ou Arsinoé (16). Il fut disciple de Chiron. On le voit toujours représenté avec une longue barbe : peut-être à cause du proverbe jeune chirurgien, vieux médecin. Car c'est à lui que l'antiquité fait honneur de l'invention de la clinique, ainsi nommée d'un mot grec qui signifie lit, parce que le médecin va trouver le malade dans son lit. La clinique comprend le traitement de toutes les maladies internes, à la différence de la chirurgie, qui guérit les plaies extérieures.

Notre tableau réunit les trois inventeurs de la médecine ; l'exécution en est aussi remarquable que le sujet.

Son cadre est en forme de corniche jaune sur un fond rouge. Le fond du tableau est un ciel. On y aperçoit des rochers, des arbres et diverses plantes. Apollon, que nous voyons debout, est revêtu d'une draperie de couleur changeante du rouge au vert. Il est couronné de laurier, dont il porte à la main un rameau. Son bras droit relevé repose sur sa tête. Le gauche s'appuie sur une cithare, signe distinctif du dieu de la musique, qui lui appartiendrait même comme dieu de la médecine, puisque la musique guérissait, à ce que l'on croyait, certaines maladies. La cithare pose sur une cortine de couleur rouge cuivré. La cortine est, comme l'on sait, le couvercle du trépied d'Apollon. Elle a valu quelquefois à ce dieu l'épithète de cortinipotens.

Le centaure Chiron vient ensuite. Dans la partie où il est cheval, son corps est de couleur alezane. Ses épaules sont couvertes d'une peau jaune sombre ; sa main gauche est armée d'un bâton noueux, et il tient des plantes dans la droite.

Esculape, comme nous l'avons dit, porte une longue barbe ; il est assis sur un signe garni d'un coussin vert ; une draperie, dont la couleur change du vert au rouge, l'enveloppe en partie. Il tient un bâton de la main gauche ; la droite est placée sur sa bouche, symbole du silence que l'antiquité recommandait au médecin. De là l'épithète de muta, art muet, donnée à la médecine dans ces vers de Virgile (17) : Scire potestates herbarum, usumque medendi / Maluit, et mutas agitare, inglorius artes. Car, disent Celse et Galien, le médecin n'a nul besoin d'être éloquent ; sa science doit se borner à trouver de bons remèdes.

A côté d'Esculape nous voyons une petite colonne couleur de porphyre, et au-dessus un trépied couleur de bronze, qui sans doute sert ici d'emblème à cette médecine qui empruntait ses secours à la divination, et dont on a déjà parlé.


(1) Pindare, Pyth., IV, 480 et V, 85 ; Euripide, Alcest., 986, et Androm., 900 ; Horace, Garm., V, 63.
(2) H. in Sol.
(3) Euripide, Iphig. in Aul., V, 1250, 1280, 1505.
(4) Plaute, Curc., I, 3, 47 ; Martial, V, 30.
(5) Plutarch., Symp., VII, 5.
(6) Pline, VII, 18.
(7) Hérodote, II, 84.
(8) Aristote, Pol., III, 2, Diodore, I, 2
(9) Str., VI, p. 269 ou 758.
(10) Maillet, Descript de l'Egypte, t.I, p.18 ; Perse, V, 186.
(11) Hipp., Epist. 2 ad Philopaem.
(12) Hyginus, Fab., 138 ; Scoliaste d'Apollonius, I, 554, et II, 1235.
(13) Pline, VII, 56 ; Hyg., Fab.,274.
(14) Celse, I, et VII, in Praef. ; Servius, Aen., 369 ; Pline, XXIX, 1.
(15) Hippocrate, De Vet. med., 6 sqq
(16) Hyginus, Fab., 202 ; Pindare, Pyth., III, 8O, et Scol., ibid. ; Homer., Il., IV 193, et Scoliaste, ibid. ; Spanheim, H. in Cer. 25. (17) Aen., XII, 393.


Commentaire de M. L. Barré dans l'édition d'Herculanum et Pompéi mentionnée ci-dessus.