Le culte de Vénus à Paphos

H. Roux, Herculanum et Pompéi, tome III,
cinquième série, planche 7, pp.16 sqq (éd. 1875)

On conjecture, avec beaucoup de vraisemblance, que cette fresque monochrome, extrêmement curieuse, représente la fameuse pierre ou aiguille ronde, sous la figure de laquelle Vénus était adorée à Paphos, ville de l'île de Cypre.

Tous les témoignages se réunissent pour nous certifier que l'image de la déesse adorée chez les Paphiens n'avait pas une forme humaine, que c'était une pierre blanche pyramidale ou plutôt conique (1), une espèce d'ombilic ou de borne (2), enfin un corps rond, large à sa base, et s'élevant en une pointe aiguë (3). Ce simulacre se retrouve avec une forme toute semblable sur quelques médailles de Drusus, de Trajan, de Vespasien et de Titus (4) : et il ne faut pas oublier, en effet, que la première espérance que ce dernier empereur conçut d'obtenir la couronne lui fut donnée par l'oracle de Paphos (5).

Nous avons vu souvent, dans des sujets relatifs au culte de Vénus, un attribut porté par de petits Génies et ayant tout à fait la forme de cette pierre : il a été pris soit pour un flambeau, soit pour un sceptre, soit pour un flacon d'odeur ; mais, en comparant ces peintures avec celle que nous avons maintenant sous les yeux, on ne peut douter que cet emblème ne fût une image en petit de la pierre paphienne (6).

Vénus n'était pas d'ailleurs la seule divinité que l'on adorât sous un pareil symbole. C'était aussi une pierre, cet Alaglabale ou Eglibal, transporté d'Emesse à Rome par ordre de l'empereur, qui se fit le prêtre de cette divinité, et qui lui emprunta son nom hellénisé, Héliogabale (7). Apollon Carien à Mégare (8), Apollon ou Bacchus Agyiée (9), Jupiter Milichien et Diane Patrie (Artemis patrôa) (10), l'Amour chez les Thespiens, la Cybèle de Pressinunte (11), Jupiter Ammon lui-même (12), les sept planètes près de Sparte (13), et enfin trente divinités à Phérès (14), n'étaient que des pierres plus ou moins dégrossies. Il faut pourtant se garder de les confondre avec les bétyles (baituloi), qui étaient tous de petite dimension et qui se composaient en général de pierres céraunieunes (15), c'est-à-dire de ce que nous appelons aujourd'hui des aérolithes.

La Vénus de Paphos était la Vénus Céleste ou Lyattie ; et l'on ne doit pas s'étonner de trouver son image toute symbolique (16), couverte d'hiéroglyphes de différentes formes, que le genre de la peinture en camaïeu et les effets destructeurs du temps ne permettent plus de distinguer clairement. Cette masse, en forme de balustre, s'élève sur un piédestal carré, orné d'une bandelette ; elle offre une bande saillante au tiers de sa hauteur, et se termine par un disque épais surmonté encore d'une espèce de pomme de pin, de fleur en bouton, ou de flamme, accompagné à sa base de trois petites pointes à peine visibles. Ces pointes sont sans doute les rayons qui couronnent le front d'Astarté, reine des cieux et dominatrice des étoiles (17). Ils sont au nombre de trois, soit par allusion aux trois Parques, la naissance, la vie et la mort, qui se réunissent dans la personnalité unique de Vénus (18), soit parce que les peuples primitifs, d'après les Egyptiens, divisaient l'année en trois saisons seulement, printemps, été et hiver (19).

Pour trouver la raison de la forme entière de ce symbole, quoique cette raison soit obscure, et ratio in obscuro (20), on se rappellera que le soleil représenté de même, est une flamme, un flambeau, une force de la nature qui aspire à s'élever ; peut-être aussi ne devra-t-on pas perdre de vue le culte antique du symbole de la génération, tekmêrion tês gonês, et l'usage établi à Paphos même, parmi les initiés, des représentations phalliques (21).

Cette espèce d'obélisque se trouve en plein air, entouré d'un demi-monoptère, formé par un mur à hauteur d'appui et par des colonnes ioniques que l'on aperçoit au nombre de quatre, une cinquième étant sans doute cachée par l'aiguille elle-même : ces colonnes supportent une corniche. De chaque côté de l'escalier, placé au milieu, un socle se prolonge en avant et supporte un vase : d'autres vases de la même forme sont rangés sur la corniche : ceux que l'on aperçoit sont au nombre de sept, et l'on peut supposer qu'il y en a deux qui ne sont point visibles. Tous ces vases peuvent être des cassolettes à encens, kichêtoi : on sait combien ce genre d'offrandes était agréable à la déesse, surtout dans sa chère Paphos, Ubi templum illi centumque Sabaeo / Thure calent arae.

Peut-être aussi sont-ce des urnes funéraires, car le roi Cinyras et tonte sa famille reposaient à Paphos dans le temple de Vénus (22).

Des rameaux de feuillage serpentent entre les colonnes ; une bandelette s'attache à un des coins du mur, et un roseau à noeuds s'appuie sur la pyramide : les roseaux de Cypre étaient renommés (23), et une canne semblable était l'attribut des aeditui ou gardiens des temples (24. L'édifice est entièrement entouré d'eau : ce qui indique bien certainement ce sanctuaire de Paphos, circumfluum Paphi sacrarium (25), ce Palaepaphos, où l'on croit que Vénus aborda en sortant du sein des flots (26).

Cette fabrique est sans doute la représentation approximative du temple même de Paphos, dans lequel la pluie et l'humidité ne pénétraient jamais, dit-on, quoiqu'il fût à découvert (27). Les médailles nous en offrent une image toute pareille : c'est sur ce plan qu'il avait été d'abord construit par Aérias (à moins qu'Aérias ne soit un des noms de la déesse elle-même), et réédifié certainement par Cinyras, roi d'Assyrie (28).

Tout ce qui concerne le temple est incontestable ; mais les personnages placés à l'entour offrent plus de difficulté. Cet homme nu, que l'on voit à droite, tenant un bâton ou un arc, l'autre main levée vers le ciel et le front orné de trois rayons ou d'un diadème à trois pointes, pourrait être Adonis, fils de Cinyras et de Myrrha, premier roi de l'île de Cypre, et amant d'Astarté ou de la Vénus Tyrienne (29) : sa coiffure se rapportait, soit à l'épithète kerastia, cornue (30), que l'on donnait à l'île de Cypre ; soit au nom de ses habitants, les Cérastes (31) ; soit à lacoiffure des Cypriens appelée Cittare, kittaris ; soit enfin aux rayons du soleil qui est en même temps Osiris et Adonis. Une jeune femme, armée d'un dard, portant le carquois sur l'épaule, et accompagnée de deux chiens, se montre de l'autre côté : cette figure, qui est également couronnée de trois rayons, pourrait être Diane : elle fait un geste de menace ; et Adonis, qui venait au temple de Vénus, paraît s'enfuir ; parce que, d'après quelques mythographes (32), ce fut Diane qui envoya le sanglier sous les coups duquel succomba l'amant de Vénus. Sur le devant du tableau on voit une jeune fille entourée de roseaux, appuyée sur une grande pierre, et assise au milieu d'une langue de terre entièrement séparée de celle qui porte le temple : auprès d'elle, un cerf qui boit indique que le courant qui l'entoure est une eau douce, sans doute celle du Rocarus ou du Sestrachus, dans les flots duquel Vénus se baignait avec Adonis (33). Cette dernière figure nous paraît être tout simplement une des nymphes du fleuve. Quelques critiques y voient une Myrrha ; et pour eux, le glaive attaché au pied de l'autel de Vénus est l'épée dont Cinyras se servit pour tuer sa fille ; d'autres veulent appliquer à ces trois personnages une fable moins connue, à savoir : les amours d'Adonis avec la nymphe Eurynome (34), la jalousie de Jupiter, qui fit périr Adonis et changea Enrynome en paon ; et enfin, l'intervention de Diane, qui ressuscita le jeune chasseur, et qui rendit à la nymphe sa première forme. Ces mythes sont d'autant plus obscurs, qu'ils n'appartiennent pas à la mythologie grecque proprement dite, mais qu'ils se perdent dans les origines orientales de toutes les fables.


(1) Maxim.Tyr, Diss. XXXVIII.
(2) Serv., Aen., I, 724.
(3) Tacit., Hist., II, 2.
(4) Spanh., de V. et P.N., dissert. VIII.
(5) Sueton. Tib. 2.
(6) Voy. Peintures, 2e sér., pl.147.
(7) Héroidan., III, 3.
(8) Pausan., I, 44.
(9) Suid., s.v. Aguiai ; Hellad. ap. Phot., Cod., 279 ; etc. apud Beger., Thes., Br., t.III, p. 50.
(10) Pausan., II, 9.
(11) Tit. Liv., XXIX, 8.
(12) Q. Curt., IV, p. 82 ; Pausan.,IV, 27.
(13) Pausan., III, 20,
(14) Id., VII, 22.
(15) Mém. de l'Acad. des Inscr., tom. IX, dissert. 7 ; vid. et Comment. de Minut. Fel.
(16) Philostr. in Apollon. Tyan. III, 58, et II, 24.
(17) Seld., de Diis Syr. II, 2 et 4.
(18) Voss., Idol., II, 44.
(19) Averan., de Mens. Aegypt.
(20) Tacit., Hist., II, 2.
(21) Clément. Alex., Protrept., p.10..
(22) Arnob., lib. VII.
(23) Plin., XXIV, 11 et XXXII,10.
(24) Propert., Eleg., IV, 7, 20 ; Petron., 98 et 134.
(25) Apul. Met., XI.
(26) Pompon. Mel., II, 7.
(27) Plin.,II,96 ; Tacit., Hist.,II,2. (
(28) Tacit., loc. citat. ; Apollod., III.
(29) Cic., de Nat. Deor. II, p. 82.
(30) Plin., V, 31 ; Tzetz. ad Lycophr. 447.
(31) Ovid., Met. X, 220.
(32) Apollod., III.
(33) Nonn., Dionys. XIII, 469.
(34) Serv., ad Ecl. X, 18.


Commentaire de M. L. Barré dans l'édition d'Herculanum et Pompéi mentionnée ci-dessus.