J'ai lu, jadis, dans un vieil auteur, ce récit authentique ou légendaire de la mort de Salomé. Je n'ai point orné le conte de mots hébreux, de descriptions exactes de costumes et de palais ; sophisteries qui eussent donné au récit cette couleur locale tant cherchée aujourd'hui. A la vérité, mon ignorance m'eût empêché de le faire, et j'ai même conservé à mes personnages les noms qu'ils portent dans nos évangiles.

Ceux qui avaient fait mourir saint Jean-Baptiste furent châtiés. Hérodiade avait été férue de la maigreur ragoûtante du pénitent qui invitait les hommes à prendre des bains. Bien qu'ayant agi comme Joseph chez Putiphar, le mangeur de sauterelles avait sans doute éprouvé des désirs charnels, tôt réprimés, pour celle qui le voulait. Lorsqu'Hérodiade, incestueuse selon la loi des Juifs, eut épousé son beau-frère Hérode Antipas, il se mêla un peu de jalousie aux reproches faits par le Baptiste. Salomé, enjolivée, attifée, diaprée, fardée, dansa devant le roi et, excitant un vouloir doublement incestueux, obtint la tête du Saint refusée à sa mère.

Hérodiade reçut dans un vaisseau d'or la tête chevelue à face barbue. Sa passion se réveillant soudain, elle baisa ardemment les lèvres violâtres du Baptiste décollé. Maie son ressentiment fut plus fort. Elle le satisfit en perçant à coups d'épingle la langue, les yeux et toutes les parties du chef sanglant. Le sacrilège cessa par la mort d'Hérodiade, qui, jouant encore avec la tête précieuse, succomba suivant toute vraisemblance à une rupture d'anévrisme.

Cette femme orgueilleuse ne demeura point en enfer. Elle fait partie de ces hordes d'esprits qui peuplent les airs, et que, lorsqu'ils sont bons, j'aime fort à appeler des dieux. Bien entendu, j'entends par dieu ce sur quoi l'homme n'a nul pouvoir, et non pas cette âme du monde que Speusippe d'Athènes a le premier cru gouverner sans entendement l'univers. Les nuits d'orage, Hérodiade, annoncée par les ululements des hiboux et l'effroi des animaux, mène une chasse fantastique qui passe au-dessus de la cime de nos forêts.

Hérode Antipas, roi de Judée, dont le pouvoir équivalait à celui du bey de Tunis de nos jours, fut exilé par Tibère et mourut malheureux à Lyon.

Salomé, dont la belle danse avait sillé les yeux du roi, périt en dansant ; mort étrange qu'envieront les ballerines.

Cette dame dansa une fois pendant une fête sur la terrasse de marbre incrusté de serpentine d'un proconsul, et celui-ci l'emmena, lorsqu'il quittait Judée pour une province barbare au bord du Danube.

Il arriva que, s'étant un jour d'hiver égarée seule au bord du fleuve gelé, elle fut séduite par la glace bleuâtre et s'élança dessus en dansant. Elle était comme toujours richement accoutrée et dorée de ces chaînes à mailles minuscules pareilles à celles que firent depuis les joailliers vénitiens, que ce travail rendait aveugles vers l'âge de trente ans. Elle dansa longtemps, mimant l'amour, la mort et la folie. Et, de vrai, il paraissait qu'il y eût un peu de foleur dans sa grâce et sa joliesse. Selon les attitudes de son corps inel, ses mains gesticulaient en chironomie. Nostalgiquement, elle mima encore les mouvements lents des oliveuses de Judée gantées et accroupies, quand choient les olives mûres.

Puis, les yeux mi-clos, elle essaya des pas presque oubliés : cette danse damnable qui lui avait valu jadis la tête du Baptiste. Soudain, la glace se brisa sous elle qui s'enfonça dans le Danube, mais de telle façon que, le corps étant baigné, la tête resta au dessus des glaces rapprochées et ressoudées. Quelques cris terribles effrayèrent de grands oiseaux au vol lourd, et, lorsque la malheureuse se tut, sa tête semblait tranchée et posée sur un plat d'argent.

La nuit vint, claire et froide. Les constellations luisaient. Des bêtes sauvages venaient flairer la mourante qui les regardait encore avec terreur. Enfin, en un dernier effort, elle détourna ses yeux des ourses de la terre pour les reporter vers les ourses du ciel, et expira. Comme une gemme terne, la tête demeura longtemps au-dessus des glaces lisses autour d'elle. Les oiseaux rapaces et les bêtes sauvages la respectèrent. Et l'hiver passa. Puis, au soleil de Pâques, ce fut la débâcle et le corps paré, incrusté de joyaux, jeté sur une rive pour les pourritures fatales.

Certains rabbins pensent que l'âme d'Adam anima aussi Moïse et David. Je ne suis pas éloigné de croire que celle de Salomé avait empli la fllle de Jephté, et que, n'ayant jamais chômé depuis, elle survit en Espagne, en Turquie, ou peut-être aux provinces danubiennes, dans le corps d'une danseuse de kolo, - cette ronde obscène qu'on peut appeler : la danse de la croupe.