Jetons maintenant un regard sur l'âme dont les diverses parties sont beaucoup plus nobles, et nous font d'autant mieux connaître le génie de notre nature, qu'elles sont fort au-dessus de celles du corps. L'homme naît avec une si forte passion d'apprendre et de savoir, qu'on ne peut nier que sa nature ne soit entraînée vers la science, sans aucune vue d'utilité. Ne voyons-nous pas quelquefois qu'on ne peut pas même par le châtiment empêcher les enfants d'être curieux et les détourner de leurs investigations ? ne voyons-nous pas comme ils reviennent à la charge quand on les a rebutés, comme ils sont ravis d'apprendre et heureux de raconter, comme ils sont attachés aux jeux, aux pompes et aux spectacles, jusques à en souffrir la faim et la soif ? Quant aux hommes qui cultivent les arts et les études libérales, ne s'y plaisent-ils pas quelquefois de telle sorte qu'ils en négligent leur santé et leurs affaires ; et ne les voyons-nous pas souffrir les plus dures incommodités pour se livrer à leurs travaux favoris ? Labeurs, soucis, tourments, tout est pour eux compensé par le plaisir qu'ils trouvent à apprendre. Il me semble qu'Homère a feint quelque charme de cette nature dans le chant des sirènes. Car il ne paraît pas que ce fût par la douceur de leur voix, ou par la nouveauté et la variété de leurs chants qu'elles eussent le pouvoir d'attirer les navigateurs à leur écueil : mais elles se vantaient d'une science merveilleuse, et l'espoir d'y participer poussait les infortunés à leur ruine. Au moins c'est par là qu'elles invitent Ulysse dans ce passage d'Homère que j'ai traduit ainsi que plusieurs autres : «Ulysse, l'honneur de la Grèce, dirige vers nous ton vaisseau, et viens prêter l'oreille à nos chants. Jamais le nautonnier n'a fui loin de nous sur ces flots azurés, sans avoir suspendu sa course au doux bruit de nos voix qui le charmaient ; l'esprit tout plein de nos doctes merveilles, enrichi du trésor des Muses, il revit enfin les rives de sa patrie. Nous savons les grands combats que les Grecs, par la volonté des Dieux, ont livrés dans les champs d'Ilion, nous en connaissons l'issue fameuse ; rien ne nous échappe de tout ce qui arrive dans ce vaste univers».

Homère vit bien qu'il n'y aurait aucune vraisemblance dans sa fable s'il représentait un aussi grand homme qu'Ulysse, séduit par des chansons. Elles lui promettent la science, qu'il n'était pas étonnant qu'un homme amoureux de la sagesse préférât à sa patrie. Et véritablement si l'on peut dire que l'envie déréglée de tout connaître indistinctement témoigne d'une vaine curiosité d'esprit, il faut avouer que l'amour de la science inspiré par le désir de s'élever aux vérités les plus sublimes, n'appartient en ce monde qu'aux grands hommes.


Traduction de Regnier Desmarais, revue par A. Lorquet.
Collection des Auteurs Latins (Nisard), Firmin-Didot (1864)