Nausicaa

Après qu'il eut percé de ses flèches les prétendants, l'ingénieux Ulysse, plein de sagesse et de souvenirs, coulait des jours tranquilles dans son palais d'Ithaque. Tous les soirs, assis entre sa femme Pénélope et son fils Télémaque, il leur racontait ses voyages et, quand il avait fini, il recommençait.

Une des aventures qu'il contait le plus volontiers, c'était sa rencontre avec Nausicaa, fille d'Alcinoüs, roi des Phéaciens.

— Jamais, disait-il, je n'oublierai combien belle, gracieuse et secourable elle m'apparut. Depuis trois jours et trois nuits, je flottais sur la vaste mer, cramponné à une poutre de mon radeau brisé. Enfin, une vague me souleva, me poussa vers l'embouchure d'un fleuve. Je gagnai la rive ; un bois était proche ; j'amoncelai des feuilles et, comme j'étais nu, je m'en recouvris tout entier. Je m'endormis... Tout à coup, un bruit d'eau rejaillissante me réveilla, puis des cris. J'ouvre les yeux, et je vois des jeunes filles qui jouaient à la balle sur le rivage. La balle venait de tomber dans le rapide courant. Je me lève, en ayant soin de voiler ma nudité d'une branche touffue. Je m'avance vers la plus belle des jeunes filles...

* * *

— Vous nous avez déjà dit cela, mon ami, interrompit Pénélope.

— C'est bien possible, dit Ulysse.

— Qu'est-ce que cela fait ? dit Télémaque.

Ulysse reprit :

— Je la vois encore sur sa charrette, conduisant les mules aux grelots sonores. La voiture était pleine du beau linge blanc et des robes de laine teinte que la petite princesse venait de laver au fleuve avec ses compagnes. Et, debout, un peu cambrée et tirant sur les rênes, le vent du soir éparpillait autour de son front ses cheveux d'or, mal contenus par les bandelettes, et collait sa robe souple sur ses jambes droites et rondes.

— Et après ? demanda Télémaque.

— Elle était parfaitement élevée, continua Ulysse. Quand nous approchâmes de la ville, elle me pria de la quitter afin qu'on ne pût tenir sur elle aucun mauvais propos en la voyant avec un homme. Mais, à la façon dont je fus accueilli dans le palais d'Alcinoüs, je vis bien qu'elle avait parlé de moi à ses nobles parents. Je ne la revis plus qu'au moment de mon départ. Elle me dit : « Je vous salue, ô mon hôte, afin que, dans votre patrie, vous ne m'oubliiez jamais, car c'est à moi la première que vous devez la vie. » Et je lui répondis : « Nausicaa, fille du magnanime Alcinoüs, si le puissant époux de Héra veut que je goûte l'instant du retour et que je rentre dans ma demeure, là, comme à une divinité, je t'adresserai tous les jours des vœux ; car c'est toi qui m'as sauvé. » De fille plus belle et plus sage, je n'en ai point rencontré, et, puisque je ne voyagerai plus, je suis bien sûr de n'en rencontrer jamais.

— Pensez-vous qu'elle soit mariée à présent ? demanda Télémaque.

— Elle n'avait que quinze ans et n'était point encore fiancée.

— Lui avez-vous dit que vous aviez un fils ?

— Oui, et que j'étais consumé du désir de le revoir.

— Et lui avez-vous dit du bien de moi ?

— Je lui en ai dit, quoique je te connusse à peine, étant parti d'Ithaque alors que tu étais un tout petit enfant dans les bras de ta mère.

* * *

Cependant, Pénélope, voulant marier son fils, lui présenta successivement les plus belles vierges du pays, les filles des princes de Dulichios, de Samos et de Zacynthe. Chaque fois, Télémaque lui dit : — Je n'en veux point, car j'en connais une plus belle et meilleure.

— Qui donc ?

— Nausicaa, fille du roi des Phéaciens.

— Comment peux-tu dire que tu la connais, puisque tu ne l'as jamais vue ?

— Je la verrai donc, répliqua Télémaque.

Un jour, il dit à son père :

— Mon cœur veut, ô mon illustre père, que, fendant sur un navire la mer poissonneuse, je vogue vers l'île des Phéaciens, et que j'aille demander au roi Alcinoüs la main de la belle Nausicaa. Car je me consume d'amour pour cette vierge que mes yeux n'ont jamais aperçue ; et, si vous vous opposez à mon dessein, je vieillirai seul dans votre palais et vous n'aurez point de petit-fils.

L'ingénieux Ulysse répondit :

— C'est sans doute un dieu qui a mis en toi ce désir. Depuis que je t'ai parlé de la princesse qui lavait son linge dans le fleuve, tu dédaignes les mets succulents servis sur notre table, et un cercle noir s'élargit autour de tes yeux. Prends donc avec toi trente matelots sur un vaisseau rapide et pars à la recherche de celle que tu ne connais pas et sans qui tu ne peux plus vivre. Mais il faut que je t'avertisse des dangers du voyage. Si le vent te pousse vers l'île de Polyphème, garde-toi d'y aborder ; ou, si la tempête te jette sur la rive, cache-toi, et, dès que ton navire pourra reprendre la mer, fuis et n'essaye pas de voir le Cyclope. Je lui ai crevé l'œil autrefois ; mais, bien qu'aveugle, il est encore redoutable. Fuis aussi l'île des Lotophages, ou, si tu abordes chez eux, ne mange point de la fleur qu'ils t'offriront, car elle fait perdre la mémoire. Redoute aussi l'île d'Ea, royaume de la blonde Circé, dont la baguette change les hommes en pourceaux. Si pourtant le malheur veut que tu la trouves sur ton chemin, voici une plante dont la racine est noire et la fleur blanche comme du lait. Les dieux l'appellent moly, et elle me fut donnée par Mercure. Par elle tu rendras impuissants les maléfices de l'illustre magicienne.

Ulysse ajouta d'autres avis touchant les dangers de l'île des Sirènes, de l'île du Soleil et de l'île des Lestrygons. Il dit en finissant :

— Souviens-toi, mon fils, de mes paroles, car je ne veux point que tu recommences mes funestes aventures.

— Je me souviendrai, dit Télémaque. Au reste, tout obstacle et même tout plaisir me sera ennemi qui pourrait retarder mon arrivée dans l'île du sage Alcinoüs.

* * *

Télémaque partit donc, le cœur plein de Nausicaa.

Un coup de vent l'écarta de sa route, et, comme son vaisseau longeait l'île de Polyphème, il fut curieux de voir le géant autrefois dompté par son père. Il se disait :

— Le danger n'est pas grand puisque Polyphème est aveugle.

Il débarqua seul, laissant le vaisseau à l'ancre au fond d'une baie, et il s'en fut à la découverte, dans la grasse campagne onduleuse, semée de troupeaux et de bouquets d'arbres.

A l'horizon, derrière un pli de colline, une tête énorme surgit, puis des épaules pareilles à ces rochers polis qui s'avancent dans la mer, puis un poitrail buissonneux comme un ravin .

Un instant après, une vaste main saisit Télémaque, et il vit se pencher sur lui un œil aussi large qu'un bouclier.

— Vous n'êtes donc plus aveugle ? demanda-t-il au géant.

— Mon père Neptune m'a guéri, répondit Polyphème. C'est un petit homme de ton espèce qui m'avait ravi la lumière du jour, et c'est pourquoi je vais te manger.

— Vous auriez tort, fit Télémaque ; car, si vous me laissiez vivre, je vous amuserais en vous racontant de belles histoires.

— J'écoute, dit Polyphème.

Télémaque commença le récit de la guerre de Troie. Quand la nuit vint :

— Il est temps de dormir, dit le Cyclope. Mais je ne le mangerai pas ce soir, car je veux savoir la suite...

Chaque soir, le Cyclope disait la même chose, et cela dura trois ans.

La première année, Télémaque raconta le siège de la ville de Priam ;

La seconde année, le retour de Ménélas et d'Agamemnon ;

La troisième année, le retour d'Ulysse, ses aventures et ses ruses merveilleuses.

— Hé ! disait Polyphème, tu es bien hardi de louer ainsi devant moi le petit homme qui m'a fait si grand mal.

— Mais, répondait Télémaque, plus je montrerai l'esprit de ce petit homme, et moins il sera honteux pour vous d'avoir été vaincu par lui.

— Cela est spécieux, disait le géant, et je te pardonne. Je parlerais sans doute autrement si un dieu ne m'avait rendu la vue. Mais les maux passés ne sont qu'un rêve.

* * *

Vers la fin de la troisième année, Télémaque eut beau chercher dans sa mémoire : il ne trouvait plus rien à raconter au géant. Alors il recommença les mêmes histoires. Polyphème y prit le même plaisir, et cela dura trois autres années.

Mais Télémaque ne se sentit pas le courage de réciter une troisième fois le siège dation et le retour des héros. Il le confessa à Polyphème et il ajouta :

— J'aime mieux que vous me mangiez. Je ne regretterai qu'une chose en mourant : c'est de n'avoir point vu la belle Nausicaa.

Il dit longuement son amour et sa douleur, et, soudain, il vit dans l'œil du Cyclope une larme aussi grosse qu'une courge.

— Va, dit le Cyclope, va chercher celle que tu aimes. Que ne m'as-tu parlé plus tôt ?

— Je vois bien, songea Télémaque, que j'aurais mieux fait de commencer par là. J'ai perdu six années par ma faute. Il est vrai qu'une honte m'eût empêché, auparavant, de dire mon secret. Si je l'ai trahi, c'est que j'ai bien cru que j'allais mourir.

Il construisit un canot (car le navire laissé dans la baie avait disparu depuis longtemps) et s'en alla de nouveau sur la mer profonde.

* * *

Une autre tempête le jeta dans l'île de Circé.

Il vit, à l'entrée d'une grande forêt, sur une escarpolette faite de lianes et de guirlandes de fleurs entrelacées, une femme qui se balançait mollement.

Elle était coiffée d'une mitre incrustée de rubis, ses sourcils étroits se joignaient sur ses yeux , sa bouche était plusrouge qu'une blessure fraîche ; ses seins et ses bras étaient jaunes comme du safran ; des fleurs formées de pierreries parsemaient sa robe transparente couleur d'hyacinthe, et elle souriait dans sa chevelure fauve, qui l'enveloppait toute.

Sa baguette de magicienne était passée dans sa ceinture, comme une épée.

Circé regardait Télémaque.

Le jeune héros chercha sous sa tunique la fleur du moly, la fleur noire et blanche que son père lui avait remise au départ. Il s'aperçut qu'il ne l'avait plus.

— Je suis perdu, pensa-t-il. Elle va me toucher de sa baguette et je serai semblable aux porcs mangeurs de glands.

Mais Circé lui dit d'une voix douce :

— Suis-moi, jeune étranger, et viens dormir avec moi.

Il la suivit. Bientôt, ils arrivèrent à son palais, qui était cent fois plus beau que celui d'Ulysse.

Le long du chemin, du fond des bois et des ravines, les pourceaux et les loups, qui étaient d'anciens hommes naufragés dans l'île, accouraient sur les pas de la magicienne ; et, bien qu'elle eût saisi une longue tige de fer dont elle les piquait cruellement, ils essayaient de lécher ses pieds nus.

* * *

Durant trois années, Télémaque dormit avec la magicienne.

Puis, un jour, il eut honte, il se sentit extrêmement las, et il découvrit qu'il n'avait point cessé d'aimer la fille d'Alcinoüs, la vierge innocente aux yeux bleus, celle qu'il n'avait jamais vue.

Mais il songeait :

— Si je veux m'en aller, la magicienne irritée me transmuera en bête, et ainsi je ne verrai jamais Nausicaa.

Or, Circé, de son côté, était lasse de son compagnon. Elle se mit à le haïr, parce qu'elle l'avait aimé. En sorte qu'une nuit, se levant du lit de pourpre, elle prit sa baguette et l'en frappa à l'endroit du coeur.

Mais Télémaque garda sa forme et son visage. C'est qu'à cet instant même il pensait à Nausicaa, et qu'il avait le cœur plein de son amour.

— Va-t'en! va -t'en ! hurla la magicienne.

* * *

Télémaque retrouva son canot, reprit la mer, et une troisième tempête le jeta dans l'île des Lotophages.

C'étaient des hommes polis, pleins d'esprit, et d'une humeur égale et douce. Leur Roi offrit à manger à Télémaque une fleur de lotus.

— Je n'en mangerai point, dit le jeune héros ; car ceci est la fleur de l'oubli, et je veux me souvenir

— C'est pourtant un grand bien d'oublier, reprit le Roi. Grâce à celte fleur, qui est notre unique aliment, nous ignorons la peine, le regret, le désir, et toutes les passions qui troublent les malheureux mortels. Mais, au reste, nous ne forçons personne à manger la fleur divine.

Télémaque vécut quelques semaines des provisions qu'il avait sauvées de son naufrage. Puis, comme il n'y avait pas dans l'île de fruits ni d'animaux bons à manger, il se nourrit, comme il put, de coquillages et de poissons.

* * *

— Ainsi, dit-il un jour au Roi, la fleur de lotus fait oublier aux hommes même ce qu'ils désirent ou ce dont ils souffrent le plus ?

— Assurément, dit le Roi.

— Oh ! dit Télémaque, elle ne me ferait jamais oublier la belle Nausicaa.

— Essayez donc.

— Si j'essaye, c'est que je suis bien sûr que le lotus ne saurait faire ce que n'ont pu les artifices d'une magicienne.

Il mangea la fleur et s'endormit.

Je veux dire qu'il se mit à vivre de la même façon que les doux Lotophages, jouissant de l'heure présente et ne se souciant d'aucune chose. Seulement, il sentait quelquefois, au fond de son cœur, comme le ressouvenir d'une ancienne blessure, sans qu'il pût savoir au juste ce que c'était.

Lorsqu'il s'éveilla, il n'avait point oublié la fille d'Alcinoüs ; mais vingt années s'étaient écoulées sans qu'il s'en aperçût : il avait fallu tout ce temps à son amour pour vaincre l'influence de la fleur d'oubli.

— Ce sont les vingt meilleures années de votre vie, lui dit le Roi.

Mais Télémaque ne le crut pas.

* * *

Il prit poliment congé de ses hôtes.

Je ne vous dirai point les autres aventures où l'engagea, tantôt la nécessité, tantôt la curiosité de voir des choses nouvelles, soit dans l'île des Sirènes, soit dans l'île du Soleil, soit dans l'île des Lestrygons, ni comment son amour fut assez fort pour le tirer de tous ces dangers et l'arracher à ces divers séjours.

* * *

Une dernière tempête le poussa vers l'embouchure d'un fleuve, dans l'île désirée, au pays des Phéaciens. Il gagna la rive ; un bois était proche. Il amoncela des feuilles et, comme il était nu, il s'en recouvrit tout entier. Il s'endormit... Tout à coup, un bruit d'eau rejaillissante le réveilla.

Télémaque ouvrit les yeux et vit des servantes qui lavaient du linge sous les ordres d'une femme âgée et richement vêtue.

Il se leva, en ayant soin de voiler sa nudité d'une branche touffue, et s'approcha de cette femme. Elle avait la taille épaisse et lourde, et des mèches de cheveux gris s'échappaient de ses bandelettes. On voyait bien qu'elle avait été belle, mais elle ne l'était plus.

Télémaque lui demanda l'hospitalité. Elle lui répondit avec bienveillance et lui fit donner des vêtements par ses femmes :

— Et maintenant, mon hôte, je vais vous conduire dans la maison du Roi.

— Seriez-vous la Reine ? demanda Télémaque.

— Vous l'avez dit, ô étranger.

Alors Télémaque, se réjouissant dans son cœur :

— Puissent les dieux accorder longue vie à la mère de la belle Nausicaa !

— Nausicaa, c'est moi, répondit la Reine... Mais qu'avez-vous, vénérable vieillard ?...

* * *

Sur son canot réparé à la hâte, sans regarder derrière lui, le vieux Télémaque regagna la haute mer.