Livre III, chapitre 5

Chapitre 4 Sommaire Chapitre 6

Nydia rencontre Julia. - Entrevue de la soeur païenne et du frère converti. - Notions d'un Athénien sur le christianisme

«Quel bonheur pour Ione ! ... heureuse, elle s'assied à côté de Glaucus... elle entend sa voix, elle peut le voir, elle ! ...»

Ainsi se parlait à elle-même la pauvre aveugle en marchant seule, vers la fin du jour, et en regagnant la maison de sa nouvelle maîtresse, où Glaucus l'avait précédée. Elle fut interrompue soudain dans son monologue par la voix d'une femme :

«Bouquetière aveugle, où vas-tu ? tu n'as point de corbeille sous le bras ; as-tu vendu toutes tes fleurs ? »

La personne qui s'adressait en ces termes à Nydia et qui avait plutôt, dans ses traits et dans son maintien, l'air hardi d'une dame que la contenance d'une vierge, était Julia, la fille de Diomède. Son voile était à moitié relevé ; elle était accompagnée par Diomède lui-même, et par un esclave qui portait une lanterne devant eux ; le marchand et sa fille revenaient de souper chez un de leurs voisins.

«Ne te rappelles-tu plus ma voix ? continua Julia ; je suis la fille du riche Diomède.

- Ah ! pardonnez-moi, je me souviens du son de votre voix ; mais, noble Julia, je ne vends plus de fleurs.

- J'ai entendu dire que tu avais été achetée par le bel Athénien Glaucus ; est-ce vrai, jolie esclave ? demanda Julia.

- Je sers la Napolitaine Ione, répondit Nydia d'une manière évasive.

- Ah ! il est donc vrai, alors...

- Viens, viens, interrompit Diomède, son manteau posé sur sa bouche... la nuit devient froide... je n'ai pas envie de rester ici, pendant que tu babilleras avec cette fille aveugle... Viens ; qu'elle nous suive à la maison, si tu veux lui parler.

- Oui, suis-nous, mon enfant, dit Julia du ton d'une femme qui n'est pas accoutumée à rencontrer des refus. J'ai beaucoup de choses à te demander, viens.

- Je ne puis ce soir, il est trop tard, répondit Nydia ; il faut que je rentre : je ne suis pas libre, noble Julia.

- Quoi ! la douce Ione te gronderait-elle ? Ah ! je ne doute pas que ce ne soit une seconde Thalestris. Viens donc demain. Souviens-toi que j'ai été de tes amies autrefois.

- Vos souhaits seront remplis, répondit Nydia.

Et Diomède s'impatientant de nouveau et gourmandant sa fille, Julia fut obligée de suivre son père, sans avoir interrogé Nydia sur le sujet qu'elle avait à cœur de traiter avec elle.

Maintenant, retournons vers Ione. L'intervalle écoulé entre la première et la seconde visite de Glaucus ne s'était pas passé d'une façon très gaie pour elle : elle avait reçu la visite de son frère, qu'elle n'avait pas revu depuis le soir où il avait aidé à la délivrer de l'Egyptien.

Occupé de ses seules pensées, pensées d'une nature sérieuse et exclusive, le jeune prêtre n'avait guère songé à sa soeur. A la vérité, les hommes de cet ordre d'esprit qui aspirent toujours à quelque chose placé au-dessus de la terre, ne sont que peu enclins ordinairement aux affections de notre monde ; Apaecidès n'avait donc pas désiré depuis longtemps ces doux entretiens de l'amitié, ces tendres confidences qu'il recherchait dans sa jeunesse près d'lone, et qui sont si naturels entre des personnes unies par des liens fraternels.

Cependant Ione n'avait pas cessé de regretter cet éloignement ; elle l'attribuait aux devoirs de plus en plus sévères, sans doute, de la confrérie à laquelle il appartenait. Souvent, au milieu de ses plus brillantes espérances et de son nouvel attachement à son fiancé, souvent elle pensait au front soucieux de son frère, à ses lèvres dont le sourire avait disparu, à son organisme affaibli ; elle soupirait à l'idée que le service des dieux jetait une ombre si noire sur cette terre qu'ils ont créée.

Mais le jour où il vint chez elle, il y avait un étrange calme sur ses traits, une expression tranquille et satisfaite dans ses yeux enfoncés, qu'elle n'avait pas remarquée depuis plusieurs années. Cette apparente amélioration n'était que momentanée : c'était une fausse sérénité, que le moindre vent pouvait troubler.

«Que les dieux te soient propices, mon frère ! dit-elle en l'embrassant.

- Les dieux ! ne parle pas si vaguement, peut-être n'y a-t-il qu'un dieu !

- Mon frère !

- Oui, si la foi sublime du Nazaréen est vraie ; oui, si Dieu est un monarque, un, invisible, seul ; oui, si ces nombreuses divinités, dont les autels remplissent la terre, ne sont que de noirs démons, qui cherchent à nous détourner de la pure croyance... cela peut être, Ione !
- Hélas ! pouvons-nous le croire ? répondit la Napolitaine ; ou, si nous le croyons, ne serait-ce pas une foi bien mélancolique que celle-là ? Quoi ! ce monde magnifique ne serait que purement humain... les montagnes seraient désenchantées de leurs Oréades... les eaux de leurs nymphes... Cette foi si prodigue, qui place une divinité en tout lieu, qui consacre les plus humbles fleurs, qui apporte de célestes haleines dans la plus faible brise... veux-tu donc la nier, et faire de la terre un rayon de poussière et de fange ? Non, Apaecidès, ce qu'il y a de plus consolant dans nos cœurs, c'est cette crédulité même qui peuple l'univers des dieux.»

Ione répondait comme une personne enivrée de la poésie de la vieille mythologie pouvait répondre. Nous pouvons juger par cette réponse de l'obstination et des durs efforts que le christianisme eut à surmonter parmi les païens. Leur gracieuse superstition ne se reposait jamais. Il n'y avait pas un acte de leur vie privée qui ne s'y associât : c'était une portion de la vie même, comme les fleurs font partie du thyrse. A chaque incident, ils avaient recours à un dieu ; toute coupe de vin était précédée d'une libation ; les guirlandes de leur seuil étaient dédiées à quelque divinité ; leurs ancêtres eux-mêmes, sanctifiés par eux, présidaient comme dieux lares à leur foyer et à leurs appartements. Si nombreuses étaient leurs croyances, que dans leur pays, à cette heure même, l'idolâtrie n'a pas été complètement déracinée : il n'y a eu de changé que les objets du culte. On fait appel à d'innombrables saints dans les lieux où l'on adorait des divinités, et la foule se presse pour écouter avec respect les oracles de saint Janvier et de saint Etienne, au lieu de ceux d'Isis et d'Apollon.

Mais, pour les premiers chrétiens, ces superstitions étaient moins un objet de mépris que d'horreur ; ils ne croyaient pas avec le tranquille scepticisme du philosophe païen, que les dieux étaient les inventions des prêtres ; ni même avec le vulgaire, que, conformément aux vagues lumières de l'histoire, ils avaient été des mortels comme eux. Ils se figuraient que les divinités païennes étaient de malins esprits ; ils transplantaient dans l'Italie et dans la Grèce les noirs démons de l'Inde et de l'Orient ; et dans Jupiter ou dans Mars, ils voyaient avec effroi les représentants de Moloch et de Satan (1).

Apaecidès n'avait pas encore adopté formellement la foi chrétienne, mais il était sur le point de le faire. Il participait déjà aux doctrines d'Olynthus ; il se figurait que les gracieuses inventions du paganisme étaient les suggestions de l'ennemi du genre humain. L'innocente et naturelle réponse d'Ion le fit frémir. Il se hâta de répliquer avec véhémence, mais pourtant avec tant de confusion, que sa soeur craignit pour sa raison beaucoup plus qu'elle ne fut effrayée de son emportement.

«O mon frère, dit-elle, les laborieux devoirs de ta profession ont troublé ton esprit. Viens à moi, Apaecidès, mon frère aimé ; donne-moi ta main, laisse-moi essuyer la sueur qui coule de ton front, ne me gronde pas ; je ne puis te comprendre ; pense seulement qu'Ione n'a pas voulu t'offenser.

- Ione, dit Apaecidès, en l'attirant à lui et en la regardant avec tendresse, puis-je croire que tant de charmes et qu'un cœur tendre soient destinés à une éternité de tourments ?

- Dii meliora ! que les dieux m'en préservent, dit Ione, usant de la formule naturelle à ses contemporains pour détourner quelque funeste présage.

Ces mots, et surtout les idées superstitieuses qui s'y rattachaient, blessèrent les oreilles d'Apaecidès. Il se leva, se parla à lui-même, sortit de la chambre, et s'arrêtant tout à coup, se retourna, regarda tendrement Ione, et lui tendit les bras. Ione courut s'y jeter ; il l'embrassa avec transport et lui dit :

«Adieu, ma soeur ! lorsque nous nous reverrons, tu ne seras plus rien pour moi. Reçois cet embrassement, tout rempli encore des souvenirs de notre enfance, alors que la foi, l'espérance, les croyances, les habitudes, les intérêts, les objets de ce monde, étaient les mêmes pour nous. Désormais, le lien est rompu.»

Il s'éloigna aussitôt qu'il eut prononcé ces étranges paroles.

C'était là, en effet, la plus grande et la plus sévère épreuve des premiers chrétiens ; leur conversion les séparait de leurs plus chères relations. Ils ne pouvaient plus s'associer à des êtres dont les actions, les paroles les plus ordinaires, étaient pour ainsi dire tout imprégnées d'idolâtrie. Ils frémissaient aux divines promesses de l'amour ; l'amour lui-même n'était plus qu'un démon. C'était leur malheur et leur force. S'ils se séparaient ainsi du reste du monde, ils n'en étaient que plus unis entre eux. C'étaient des hommes de fer qui travaillaient pour l'oeuvre de Dieu, et les liens qui les unissaient étaient de fer aussi.

Glaucus trouva Ione en pleurs. Il possédait déjà le doux privilège de la consoler. Il obtint d'elle le récit de sa conversation avec son frère ; mais, dans le peu de clarté qu'elle y mit, et dans le peu de lumières qu'il avait lui-même sur ce sujet, l'un et l'autre ne distinguaient pas bien quelles intentions guidaient la conduite d'Apaecidès.

«Avez-vous entendu parler, demanda Ione, de cette nouvelle secte des Nazaréens dont parle mon frère ?

- J'ai souvent entendu parler de ses adeptes, répondit Glaucus, mais je sais peu de choses de leurs doctrines, si ce n'est qu'elles passent pour être extraordinairement tristes et sévères. Ils vivent à part entre eux ; ils affectent d'être choqués même de nos guirlandes ; ils paraissent, en un mot, avoir emprunté leur sombre et lugubre croyance à l'antre de Trophonius ; cependant, continua Glaucus après un instant de silence, ils n'ont pas manqué d'hommes de valeur et de génie, ni de convertis, même parmi les membres de l'aréopage d'Athènes. Je me souviens très bien avoir entendu dire à mon père qu'un hôte étrange était, il y a déjà longtemps, arrivé à Athènes. Je crois qu'il s'appelait Paul. Mon père se trouva un jour au milieu d'une foule immense qui s'était rassemblée sur une de nos immortelles montagnes pour écouter ce sage de l'Orient. Il ne se fit pas d'abord entendre un seul murmure dans cette multitude. Les plaisanteries, les rumeurs qui accueillent nos orateurs habituels lui furent épargnées ; et, quand ce mystérieux visiteur monta sur le sommet qui dominait l'assemblée, sa figure et son maintien inspirèrent le respect, même avant qu'il eût ouvert la bouche. C'était un homme, au dire de mon père, d'une taille moyenne, mais d'une noble et expressive physionomie ; sa robe était ample et de couleur sombre. Le soleil à son coucher éclairait obliquement sa figure imposante, où régnait un air d'autorité ; ses traits fatigués et fortement marqués indiquaient les vicissitudes de sa vie et la fatigue de ses voyages en divers climats ; mais ses yeux brillaient d'un feu qui n'avait rien de terrestre ; lorsqu'il leva ses bras pour parler, ce fut avec la majesté d'un homme sur qui l'esprit de Dieu est descendu !

«Hommes d'Athènes, dit-il, d'après ce que mon père m'a rapporté, je trouve parmi vous un autel avec cette inscription : Au dieu inconnu. Vous honorez, dans votre ignorance, le Dieu même que je sers. Ce Dieu qui vous est inconnu, je viens vous le révéler.»

Joseph M. Gleeson, 1891

Alors ce voyageur inspiré déclara que le Créateur de toutes choses, qui avait fixé pour l'homme ses diverses tribus et ses diverses demeures, ce maître de la terre et du ciel, n'habitait pas dans les temples élevés par nos mains ; que sa présence, son esprit, étaient dans l'air que nous respirons ; que toute notre vie et notre âme étaient avec lui... «Pensez-vous, s'écria-t-il, que l'invisible ressemble à vos statues d'or et de marbre ? Pensez-vous qu'il ait besoin de vos sacrifices, celui-là qui a fait le ciel et la terre ? » Il parla ensuite des temps à venir, temps redoutables, de la fin du monde, d'une résurrection des morts dont l'assurance avait été donnée à l'homme dans la résurrection de l'Etre tout-puissant dont il venait prêcher la religion.

Quand il en vint là, des murmures se firent entendre, et les philosophes qui s'étaient mêlés au peuple exprimèrent leur dédaigneux mépris ; on aurait pu voir alors le froncement de sourcil du stoïque, et le sourire plein de sarcasme du cynique (2) ; l'épicurien, qui ne croit pas même à notre Elysée, lança quelques plaisants jeux de mots et fendit la foule en riant ; mais le cœur du peuple était touché et agité ; ce peuple trembla sans savoir pourquoi, car l'étranger avait la voix et la majesté d'un homme à qui le Dieu inconnu a donné mission de prêcher sa foi.»

Ione écouta Glaucus avec une attention ravie, et le ton sérieux et plein d'animation du narrateur indiquait l'impression qu'il avait reçue d'un des assistants de cette assemblée qui, sur la montagne du dieu païen Mars, avait entendu les premières nouvelles de la parole du Christ.


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(1)  A Pompéi, une rude esquisse de Pluton peint cette terrible divinité sous la forme que nous donnons actuellement au diable, et le décore de la corne et de la queue. Mais, selon toute probabilité, c'est du mystérieux Pan, de ce dieu ami de la solitude, et qui inspirait d'étranges terreurs, que nous avons tiré la forme extérieure attribuée au démon ; c'est l'image exacte de Satan au pied fourchu. Les rites dissolus du dieu Pan ont pu aider d'ailleurs les chrétiens à retracer les artifices du diable.

(2)  «Le Cynique hautain a froncé le sourcil, le cœur plein de haine et le doux enfant du jardin d'Epicure, entouré de roses, a souri d'incrédulité. Et puis, tout comme il a souri, il a frissonné.» (Prud : Poème couronne, «Athènes»).