Livre III, chapitre 6

Chapitre 5 Sommaire Chapitre 7

Le portier. - La jeune fille et le gladiateur

La porte de la maison de Diomède était ouverte, et Médon, le vieil esclave, était assis au bas des degrés par lesquels on y montait. Cette magnifique demeure du riche marchand de Pompéi se voit encore hors des portes de la ville, au commencement de la rue des Tombeaux ; c'était un gai voisinage, en dépit de la mort. Du côté opposé, mais à quelques toises plus près de la porte, on trouvait une vaste hôtellerie où les personnes attirées par leurs affaires ou leurs plaisirs à Pompéi s'arrêtaient souvent pour se rafraîchir. Devant l'entrée de l'auberge, il y avait des chars, des charrettes, des véhicules de toute sorte, les uns arrivant, les autres partant ; tout était plein de bruit et de mouvement, comme cela est naturel dans ces établissements publics. En face de la porte, des fermiers étaient assis sur un banc, autour d'une table circulaire ; ils buvaient le coup du matin en s'entretenant de leurs affaires. Sur un des côtés de la porte même on avait peint gaiement l'éternelle enseigne de l'Echiquier (1).

Près du toit de l'auberge s'étendait une terrasse sur laquelle les femmes des fermiers dont nous venons de parler se tenaient, quelques-unes assises, quelques autres appuyées sur la balustrade, où elles conversaient avec les personnes d'en bas. Dans un profond enfoncement, à peu de distance, s'élevait un endroit couvert, où plusieurs voyageurs pauvres se reposaient et secouaient la poussière de leurs habits.

Joseph M. Gleeson, 1891

De l'autre côté, un espace vide avait servi autrefois de cimetière aux habitants d'une ancienne ville située sur l'emplacement de Pompéi ; il était converti en ustrinum, c'est-à-dire en un lieu où l'on brûlait les morts. Au-dessus, la terrasse d'une charmante maison de plaisance était à moitié cachée sous les arbres ; les tombes elles-mêmes, avec leurs formes variées et gracieuses, les fleurs et les feuillages qui les entouraient, n'apportaient dans ce paysage aucune mélancolie. Auprès de la porte de la ville, une espèce de guérite enfermait un factionnaire immobile dont le soleil faisait briller le casque poli non moins que la lance sur laquelle il s'appuyait. La porte était divisée en trois arches, celle du centre pour les voitures, et les deux autres pour les piétons, et des deux côtés se dressaient les remparts massifs qui entouraient la cité, remparts construits et réparés à deux époques différentes, selon que la guerre, le temps où les tremblements de terre avaient ébranlé cette vaine protection. A de fréquents intervalles, on voyait des tours carrées dont les sommets rompaient, dans leur pittoresque rudesse, la ligne régulière des remparts, et contrastaient avec les maisons modernes du voisinage, aux murs nouvellement blanchis.

La route, qui formait plusieurs circuits dans la direction de Pompéi à Herculanum, se glissait à travers des vignes, au-dessus desquelles s'élançait le Vésuve majestueux.

«Sais-tu les nouvelles, Médon ? » dit une jeune fille tenant une cruche à la main, et qui s'arrêta à causer un moment devant la porte de Diomède avec l'esclave, avant de se rendre à l'auberge pour y remplir sa cruche et se faire courtiser par les voyageurs.

«Les nouvelles ! quelles nouvelles ? dit l'esclave en levant ses yeux, qui étaient attachés à la terre.

- Ce matin a passé par la porte, sans doute avant que tu fusses bien éveillé, un illustre visiteur.

- Ah ! dit l'esclave avec indifférence.

- Oui, un présent du noble Pompéianus.

- Un présent ? je croyais que tu parlais d'un visiteur.

- Les deux à la fois, un visiteur et un présent. Apprends donc, vieillard stupide et lourd, que c'est un jeune tigre de la plus grande beauté, destiné aux jeux de l'amphithéâtre... entends-tu, Médon ? Oh ! quel plaisir ! Je te déclare que je ne dormirai pas une minute jusqu'à ce que je l'aie vu : on dit qu'il rugit admirablement.

- Pauvre sotte ! répliqua Médon d'un air triste, avec un sourire amer.

- Ne parle pas de sottise, si ce n'est pour toi, vieux sot ! Qu'y a-t-il de plus charmant qu'un tigre, surtout si nous pouvons lui trouver quelqu'un à dévorer ? Nous avons maintenant un lion et un tigre : pense à cela, Médon, et, faute de deux bons criminels, nous serons peut-être forcés de les voir s'entre-déchirer eux-mêmes. A propos, ton fils est gladiateur ? un beau et vigoureux gaillard, ma foi ! ne pourrais-tu le décider à combattre le tigre ? Fais-le, tu m'obligeras beaucoup ; que dis-je ? tu seras le bienfaiteur de la ville entière.

- Malheur ! malheur ! dit l'esclave avec aigreur ; songe à ton propre danger avant de désirer la mort de mon pauvre enfant.

- Mon propre danger ! dit la jeune fille effrayée en regardant en hâte autour d'elle ; que ce présage soit détourné ! que ces paroles retombent sur ta propre tête ! »

Et la jeune fille, en parlant ainsi, toucha un talisman suspendu à son cou. «Mon propre danger ? répéta-t-elle. Quel danger peut me menacer ?

- Le tremblement de terre des jours derniers n'est-il pas un avertissement ? dit Médon ; n'a-t-il pas une voix ? ne nous crie-t-il pas à tous : «Préparez-vous à la mort ; la fin de toutes choses est prochaine.»

- Allons donc ! reprit la jeune fille en arrangeant les plis de sa tunique ; tu parles maintenant comme parlent, dit-on, les Nazaréens ; tu es peut-être des leurs. Alors je ne veux pas bavarder avec toi davantage, corbeau de mauvais augure : tu vas de pis en pis. Vale, ô Hercule ! envoie-nous un homme pour le lion et un autre pour le tigre.»

C'est un plaisir, dont je suis idolâtre,
Ce beau plaisir de notre amphithéâtre !
Que j'aime à voir un fier gladiateur,
Se redressant de toute sa hauteur,
Entrer en scène aussi vaillant qu'Hercule !
La vie à peine en nos veines circule,
Et la pâleur vient couvrir notre teint,
Lorsqu'il saisit son rival et l'étreint ! ...
C'est un plaisir...

Chantant d'une voix claire et argentine cette chanson qui convenait si bien à une femme, et relevant sa tunique pour éviter la poussière, la jeune fille courut légèrement vers l'hôtellerie.

«Mon pauvre fils, dit l'esclave à demi-voix, est-ce pour de tels plaisirs que tu dois être immolé ! O foi du Christ ! je t'adorerais en toute sincérité, ne fût-ce qu'à cause de l'horreur que tu inspires pour ces jeux sanglants.»

La tête du vieillard s'inclina sur son sein d'un air d'abattement. Il demeura quelque temps silencieux et absorbé, mais de temps à autre il essuyait ses larmes avec le coin de sa manche. Son cœur était avec son fils : il ne vit pas quelqu'un qui s'approchait de la porte en marchant vite, et d'un pas hardi et vigoureux. Il ne leva les yeux que lorsque la personne se plaça devant l'endroit où il était assis, et d'une voix tendre l'appela de ce doux nom : «Père !

- Mon fils, mon Lydon, est-ce bien toi ? s'écria le vieillard joyeux. Oh ! tu étais présent à ma pensée !

- J'en suis bien aise, mon père, dit le gladiateur en touchant avec respect les genoux et la barbe de l'esclave, et bientôt j'espère que je serai toujours présent pour toi, mais non plus en pensée.

- Oui, mon fils ; mais pas dans ce monde, répondit l'esclave tristement.

- Ne parlez pas ainsi, ô mon père ! soyez joyeux, car je le suis. J'ai la conviction que je serai vainqueur, et l'argent que j'aurai gagné achètera votre liberté. O mon père ! il y a peu de jours que j'ai été raillé par un homme que j'aurais eu plaisir à détromper, car il est plus généreux que le reste de ses pareils. Ce n'est pas un Romain : il est d'Athènes... Il m'a reproché l'amour du gain, lorsque je lui ai demandé quel serait le prix de la victoire... Hélas ! qu'il connaissait peu l'âme de Lydon !

- Pauvre enfant ! pauvre enfant ! » dit le vieillard en montant les degrés et en conduisant son fils à la petite chambre qui communiquait avec la pièce d'entrée, le péristyle et non l'atrium de cette maison de campagne. On voit encore cette chambre : c'est la troisième porte à droite en entrant. La première conduit à l'escalier, la seconde n'est qu'une fausse porte où se trouvait une statue de bronze. «Mon fils, reprit Médon, lorsqu'ils furent loin de tous les regards, tes motifs sont pieux, généreux, dictés par une profonde affection, mais ton action en elle-même est coupable. Tu veux risquer ton sang pour la liberté de ton père... cela mériterait le pardon ; mais le prix de la victoire est le sang d'un autre. Ah ! ceci est un péché mortel ; rien ne peut le purifier. Ne le fais pas ! ne le fais pas ! J'aime mieux être esclave toute ma vie que d'acheter ma liberté à ce prix.

- Paix, mon père ! répliqua Lydon avec un peu d'impatience : vous vous êtes laissé gagner par cette nouvelle croyance, dont je vous prie de ne pas me parler ; car les dieux, qui m'ont donné la force, m'ont refusé l'intelligence, et je ne comprends pas un mot de tout ce que vous m'avez prêché plusieurs fois. Vous avez, vous dis-je, dans cette foi nouvelle, puisé des idées singulières du juste et de l'injuste. Pardonnez si je vous offense ; mais réfléchissez : quels sont mes adversaires ? Oh ! je voudrais que vous connussiez les misérables avec qui je me suis associé pour l'amour de vous, et vous penseriez que je purifie la terre en la délivrant de l'un d'eux : ce sont de véritables bêtes, dont les lèvres dégouttent de sang ; des êtres sauvages, dont le courage même est sans règle ; féroces, sans cœur, sans le moindre sentiment, aucun lien de la vie ne peut les attacher. Ils ne connaissent pas la crainte, il est vrai ; mais ils ne connaissent pas davantage la reconnaissance, la charité, l'amour. Ils ne sont faits que pour leur profession, pour massacrer sans pitié ou pour mourir sans peur. Les dieux, quels qu'ils soient, peuvent-ils regarder avec colère un combat contre de pareils hommes, et pour une cause comme la mienne ? O mon père ! lorsque les êtres supérieurs contemplent la terre, aucun devoir ne leur paraît plus sacré, plus saint que le sacrifice offert à un vieux père par la piété d'un fils reconnaissant ! »

Le pauvre vieil esclave, privé lui-même des lumières de la sagesse, et qui n'était converti que depuis peu au christianisme, ne savait plus par quel argument éclairer l'ignorance de son fils, à la fois si profonde et pourtant si belle dans son erreur. Son premier mouvement fut de se jeter dans les bras de son fils, son second de s'arrêter, de se tordre les mains ; et, dans l'effort qu'il faisait pour le blâmer, sa voix se perdait dans les larmes.

«Ah ! reprit Lydon, si cette divinité (car je crois que vous n'en admettez qu'une) est aussi bienveillante, aussi compatissante que vous le dites, elle sait aussi que votre foi même m'a déterminé d'abord à prendre la résolution que vous blâmez.

- Comment ? que dis-tu ? s'écria l'esclave.

- Ne savez-vous pas que, vendu dans mon enfance comme esclave, j'ai été affranchi à Rome, par la volonté de mon maître, à qui j'avais eu le bonheur de plaire ? Je me hâtai d'accourir à Pompéi pour vous voir. Je vous trouvai, déjà âgé et infirme, sous le joug d'un maître capricieux et opulent. Vous veniez d'adopter la foi nouvelle, et cette adoption vous rendait l'esclavage doublement pénible. Elle vous ôtait le charme solennel de l'habitude, qui quelquefois nous réconcilie avec les situations les plus dures. Ne vous êtes-vous pas plaint à moi d'être condamné à des offices qui ne vous répugnaient pas comme esclave, mais que vous trouviez coupables comme Nazaréen ? Ne vous êtes-vous pas confessé à moi que votre âme éprouvait un remords, et frémissait lorsque vous étiez forcé de déposer même quelques miettes de gâteau devant les lares qui veillent sur l'impluvium ; que votre esprit ne cessait d'être tourmenté, et perpétuellement en lutte avec votre position ? Ne m'avez-vous pas dit qu'en répandant les libations sur le seuil, et en prononçant le nom de quelque divinité de la Grèce, vous craigniez d'attirer un jour sur vous des peines plus affreuses que le supplice de Tantale, des tourments éternels plus redoutables que ceux de notre Tartare ? Ne m'avez-vous pas dit cela ? Je m'étonnais, je ne pouvais comprendre ; par Hercule, je n'y comprends encore rien : mais j'étais votre fils, et ma seule tâche était de vous plaindre et de vous soulager. Pouvais-je entendre vos gémissements, être témoin de vos mystérieuses terreurs, de vos constantes angoisses, et rester inactif ? Non, par les dieux immortels ! Une lumière m'éclaira comme si elle descendait de l'Olympe. Je n'avais pas d'argent, mais j'avais de la force, de la jeunesse... c'étaient là les dons que vous m'aviez faits... Je pouvais les engager pour vous. Je m'informai du prix de votre rançon... Je m'informai du prix que la victoire rapportait au gladiateur, et j'appris que je gagnerais de quoi payer deux fois votre liberté. Je devins gladiateur... Je me liai avec ces hommes maudits que je méprise et que j'exècre ; je fis des progrès dans leur métier... Bénies soient leurs leçons ! ... elles serviront à rendre mon père libre.

- Oh ! que ne peux-tu entendre Olynthus ? » dit le vieillard en soupirant, et de plus en plus touché de la vertu de son fils, mais qui n'en restait pas moins convaincu que l'action qu'il méditait était un crime.

«J'entendrai le monde entier, si vous le voulez, répondit le gladiateur avec gaieté, mais lorsque vous ne serez plus esclave. Sous votre propre toit, mon père, vous aurez le loisir d'endoctriner mon pauvre cerveau tout le jour et toute la nuit, si cela vous plaît. Oh ! je vous ai déjà choisi votre demeure. C'est une des neuf cent quatre-vingt-dix-neuf boutiques de la vieille Julia Félix, dans une belle exposition, en plein soleil. Vous pourrez rester là toute la journée à votre porte, et j'achèterai pour vous de l'huile et du vin, mon père... Et alors, s'il plaît à Vénus (ou s'il ne lui plaît pas, puisque vous n'aimez plus son nom, cela est égal à Lydon), vous aurez peut-être une fille aussi pour honorer vos cheveux blancs, et vous entendrez sur vos genoux de petites voix qui vous appelleront grand-père. Oh ! nous serons heureux alors... Le prix achètera tout cela... Réjouissez-vous, réjouissez-vous, mon père, et maintenant, le jour s'avance. Le laniste m'attend. Donnez-moi votre bénédiction.»

En disant ces mots, il avait déjà quitté la chambre de son père ; et, tout en se parlant l'un l'autre avec vivacité, mais à demi-voix, ils se retrouvèrent au même lieu où nous les avons pris d'abord : c'était la loge du portier.

«Oh ! je te bénis, je te bénis, mon brave enfant ! dit Médon avec chaleur ; puisse le grand Etre qui lit dans les cœurs, voir la noblesse du tien et te pardonner ton erreur ! »

La haute taille du gladiateur passa rapidement dans le sentier. Les yeux de l'esclave en suivirent l'ombre formidable et légère, tant qu'ils purent l'apercevoir ; et, retombant encore une fois sur son siège, il les attacha de nouveau à la terre. Muet et immobile, on l'eût cru transformé en pierre. Son cœur... Ah ! qui pourrait, dans les temps plus heureux où nous vivons, se former une idée du trouble et des combats de son cœur ?

«Puis-je entrer ? dit une douce voix, votre maîtresse Julia est-elle à la maison ? »

L'esclave répondit par un signe machinal à la personne qui demandait à être introduite ; mais elle ne pouvait s'autoriser de ce consentement... elle répéta sa question timidement, d'une voix plus basse :

«Ne te l'ai-je pas fait comprendre ? répondit assez rudement l'esclave : entre !

- Merci ! » dit d'une voix plaintive la nouvelle venue ; et l'esclave, ému de la douceur de sa voix, la regarda et reconnut la bouquetière aveugle. Le chagrin peut sympathiser avec le malheur... Il se leva, et il guida ses pas jusqu'au haut de l'escalier adjacent par lequel on descendait à l'appartement de Julia, et là, appelant une esclave du sexe de l'aveugle, il la lui donna à conduire.


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(1)  Il y a une autre auberge dont les murs sont également ornés de ce signe.