Livre III, chapitre 7

Chapitre 6 Sommaire Chapitre 8

Cabinet de toilette d'une Pompéienne. Conversation importante entre Julia et Nydia

L'élégante Julia était assise au milieu de ses esclaves... la chambre était petite, comme le cubiculum qui la joignait, mais plus large que les appartements réservés au sommeil, et ordinairement si étroits, que ceux qui n'ont pas vu la chambre à coucher des Pompéiens, même dans les plus riches maisons, ne peuvent se faire une idée de ces niches de pigeons, dans lesquelles on se plaisait alors à passer la nuit. Mais, en réalité, le lit n'était pas chez les anciens une chose domestique si grave, si importante, si sérieuse que parmi nous. Leur couche n'était qu'un étroit et petit sofa assez léger pour être transporté aisément d'une place à une autre par son possesseur lui-même (1), et, sans aucun doute, on le changeait de chambre, selon les caprices du maître ou les variations de la saison : car telle partie de la maison, habitée pendant un mois, était délaissée le mois suivant.

Les Italiens de cette époque avaient d'ailleurs une singulière appréhension du grand jour ; leurs chambres véritablement obscures, qu'on pourrait croire au premier abord le résultat d'une architecture négligente, étaient, au contraire, le résultat d'un art laborieux. Dans leurs portiques et dans leurs jardins, ils jouissaient du soleil autant que cela leur plaisait ; dans l'intérieur de leurs maisons, ils cherchaient plutôt l'ombre et la fraîcheur.

L'appartement de Julia, dans cette saison, était retiré dans la partie la plus basse de la maison, immédiatement au-dessous des salles principales, et donnait sur le jardin, avec lequel il était de plain-pied. Une large porte vitrée n'admettait que les rayons du soleil levant ; cependant l'ceil de Julia était assez habitué à l'obscurité pour apercevoir exactement les couleurs qui lui seyaient le mieux, et la nuance de rouge qui devait donner le plus d'éclat à ses yeux noirs et le plus de vivacité à ses joues.

Sur la table devant laquelle elle était assise, se voyait un petit miroir circulaire en acier poli ; autour, se trouvaient rangés, dans un ordre précis, les cosmétiques et les onguents, les parfums et les fards, les bijoux et les peignes, les rubans et les épingles d'or, qui étaient destinés à ajouter aux attraits naturels de la beauté, l'assistance de l'art et les capricieuses coquetteries de la mode. A travers la demi-obscurité de la chambre brillaient les couleurs vives et variées des peintures de la muraille, avec tout l'éclat des fresques pompéiennes. Devant la table de toilette, et sous les pieds de Julia, s'étendait un tapis sorti des métiers de l'Orient. A portée de la main, une autre table était chargée d'une aiguière et d'un bassin ; il y avait aussi sur cette table une lampe éteinte, du plus exquis travail, sur laquelle l'artiste avait représenté un Cupidon reposant sous des branches de myrte ; et un petit rouleau de papyrus contenant les plus douces élégies de Tibulle. Un rideau magnifiquement brodé de fleurs d'or servait de portière à l'entrée du cubiculum. Tel était le cabinet de toilette d'une beauté à la mode, il y a dix-huit siècles.

La belle Julia s'appuyait indolemment sur son siège, pendant que l'ornatrix (la coiffeuse) élevait lentement les unes au-dessus des autres une foule de petites boucles, dont toutes n'appartenaient pas à Julia ; elle entremêlait les fausses et les vraies avec art, et portait si haut son édifice, qu'il semblait placer la tête plutôt au centre qu'au sommet du corps humain.

Sa tunique, de couleur d'ambre foncé, qui convenait bien à ses noirs cheveux et à son teint un peu brun, descendait avec d'amples plis jusqu'à ses pieds, lesquels étaient renfermés dans des pantoufles attachées autour de sa jambe gracieuse à l'aide de cordons blancs ; une profusion de perles formait la broderie de ces pantoufles de pourpre, qu'on pourrait comparer aux babouches actuelles des Turcs, et une vieille esclave, versée depuis longtemps dans tous les secrets de la toilette, se tenait derrière la coiffeuse, ayant sous le bras la large et riche ceinture de sa maîtresse. Elle donnait de temps à autre des instructions à la femme chargée de l'édifice de la coiffure, sans omettre de judicieuses flatteries pour Julia.

«Mettez cette épingle un peu plus sur la droite... plus bas... sotte... Ne voyez-vous pas la superbe égalité de ces sourcils ? ... on dirait que vous coiffez Corinna, dont le visage est de travers... Maintenant, posez les fleurs... quoi... folle que vous êtes... Laissez là cette triste giroflée... vous ne choisissez pas ici des couleurs en rapport avec les joues pâles de Chloris... Les plus brillantes fleurs peuvent seules convenir aux joues de la jeune Julia !

- Doucement ! dit la maîtresse en frappant la terre de son petit pied avec une certaine violence ; vous me tirez les cheveux comme si vous arrachiez de mauvaises herbes.

- Triple bête ! continua la maîtresse de cérémonie, ne savez-vous pas combien votre maîtresse est délicate ? ... vous n'avez pas affaire aux crins de la veuve Fulvia. Maintenant, le ruban. C'est cela. Belle Julia, regarde-toi dans ton miroir. As-tu jamais vu quelque chose de plus aimable et de plus charmant que toi ? »

Lorsque, après d'innombrables commentaires, des difficultés et des retards, la tour capillaire eut été parachevée, la préparation qui suivit fut de donner aux yeux une douce expression de langueur, produite au moyen d'une poudre foncée qu'on appliquait sur les paupières et sur les sourcils ; une petite mouche taillée en forme de croissant, placée adroitement près des lèvres rosées, attirait l'attention sur les fossettes et sur les dents, dont l'art s'était déjà exercé à augmenter la blancheur naturelle.

Dame romaine à sa toilette, in Lagrèze (1888) p.111

Une autre esclave, qui jusque-là s'était tenue à l'écart, s'approcha alors pour arranger les joyaux, les boucles d'oreilles de perles (deux à chaque oreille), les massifs bracelets d'or, la chaîne formée d'anneaux du même métal, à laquelle était suspendu un talisman en cristal ; la gracieuse agrafe sur l'épaule gauche, qui renfermait un camée représentant Psyché ; la ceinture de ruban pourpre richement brodé en fil d'or, et attachée par des serpents entrelacés ; enfin les différentes bagues pour chacun des doigts délicats et effilés de la Pompéienne. La toilette était achevée selon la dernière mode de Rome. La belle Julia se regarda avec un dernier coup d'oeil de satisfaction personnelle, et, se renversant sur son siège, commanda languissamment à la plus jeune de ses esclaves de lui lire les vers amoureux de Tibulle. Cette lecture avait déjà commencé, lorsqu'une esclave introduisit Nydia auprès de la maîtresse de la maison.

«Salve, Julia, dit la bouquetière, en s'arrêtant à quelques pas de l'endroit où Julia était assise, et en croisant ses bras sur sa poitrine ; j'ai obéi à vos ordres.

- Tu as bien fait, bouquetière, répondit Julia ; approche, assieds-toi.»

Une des esclaves plaça un tabouret près de Julia, et Nydia s'y assit.
Julia considéra quelques instants la Thessalienne d'un air embarrassé. Elle fit signe à ses esclaves de sortir et de fermer la porte. Lorsqu'elle fut seule avec Nydia, elle lui dit en la regardant, et en oubliant que son interlocutrice ne pouvait observer sa physionomie :

«Tu sers la Napolitaine Ione ?

- Je suis chez elle en ce moment.

- Est-elle aussi belle qu'on le dit ?

- Je ne sais pas ; comment pourrais-je juger de sa beauté ?

- Ah ! j'aurais dû me rappeler... mais tu as des oreilles, si tu n'as pas d'yeux. Tes compagnes, les autres esclaves, disent-elles qu'Ione est belle ? Les esclaves dans leur intimité oublient de flatter même leur maîtresse.

- On me dit qu'elle est belle, très belle !

- Ah ! Est-elle grande ?

- Oui.

- C'est comme moi. A-t-elle des cheveux noirs ?

- Je l'ai entendu dire.

- J'ai des cheveux noirs aussi. Et Glaucus va-t-il la voir souvent ?

- Tous les jours.

- Tous les jours dis-tu ; et la trouve-t-il belle ?

- Je le pense, puisqu'ils vont bientôt se marier.

- Se marier ! » s'écria Julia, dont on eût pu voir la pâleur soudaine, même à travers les fausses couleurs répandues sur ses joues.

Elle se leva brusquement. Nydia ne pouvait s'apercevoir de l'émotion que ses paroles avaient causée. Julia se tut quelque temps ; mais son sein oppressé et ses yeux pleins de flamme auraient facilement appris à qui aurait eu d'autres yeux que ceux de Nydia, combien sa vanité était blessée.

«On prétend que tu es Thessalienne ? dit-elle, rompant enfin le silence.

- On dit vrai.

- La Thessalie est la terre de la magie des magiciennes, des talismans et des philtres amoureux, reprit Julia.

- On l'a toujours, en effet, regardée comme le pays des nécromanciens, répondit Nydia timidement.

- Connais-tu, toi, aveugle thessalienne, quelque charme qui fasse aimer ?

- Moi ! répliqua la bouquetière en rougissant, comment en connaîtrais-je ? ... Assurément non, je n'en connais pas.

- Tant pis pour toi ; je t'aurais donné assez d'or pour acheter ta liberté, si tu avait été plus savante.

- Mais, demanda Nydia, qu'est-ce qui peut engager la riche Julia à faire cette question à sa servante ? n'a-t-elle pas richesse, jeunesse, beauté ? Ne sont-ce pas là des philtres qui peuvent dispenser de recourir à la magie ?

- Pour tous, excepté pour une seule personne, reprit Julia d'un air hautain ; mais on dirait que ta cécité est contagieuse et... Mais n'importe !

- Et cette personne ? dit Nydia avec empressement.

- Ce n'est pas Glaucus, répliqua Julia avec la fausseté habituelle de son sexe ; Glaucus... oh ! non.»

Nydia respira plus librement, et Julia poursuivit après une courte pause :

«Mais en parlant de Glaucus et de cette Napolitaine, tu m'as remis en mémoire l'influence des philtres amoureux, dont peut-être (que sais-je et que m'importe d'ailleurs ? ) elle s'est servie pour se faire aimer de lui. Jeune aveugle, j'aime, et..., Julia peut-elle vivre et en faire l'aveu ? ... je ne suis point aimée en retour. Cela humilie, ou plutôt cela irrite mon orgueil. Je voudrais voir cet ingrat à mes pieds, non pas pour l'en relever, mais pour lui marquer mes mépris. Quand on m'a dit que tu étais Thessalienne, j'ai pensé que ton jeune esprit pouvait avoir été initié aux mystères de ta contrée.

- Hélas ! non, murmura Nydia, plût aux dieux que cela fût !

- Merci du moins pour ce bon souhait, dit Julia, sans se douter de ce qui se passait dans le cœur de la bouquetière. Mais, dis-moi, tu entends les récits des esclaves, toujours portés vers ces croyances, toujours prêts à employer la magie dans leurs basses amours. N'as-tu jamais entendu parler de quelque magicien de l'Orient, qui possédât dans cette cité-ci l'art que tu ignores ? Je ne te parle point de nécromanciens, de jongleurs de places publiques, je te parle de quelque puissant magicien de l'Inde ou de l'Egypte.

- De l'Egypte ? oui, dit Nydia, en tressaillant. Qui n'a pas, à Pompéi, entendu parler d'Arbacès ?

- Arbacès ! c'est vrai, reprit Julia en ressaisissant ce souvenir. On dit que c'est un homme qui est bien au-dessus des vaines impostures de tant de prétendants à la science ; qu'il est versé dans la connaissance des astres et les secrets de l'ancienne Nuit ; pourquoi ne le serait-il pas dans les mystères de l'amour ?

- S'il y a un magicien vivant dont l'art soit au-dessus de celui des autres, c'est bien ce terrible homme», répondit Nydia ; et elle toucha son talisman par précaution en prononçant ces paroles.

«Il est trop riche pour qu'on lui offre de l'argent, continua Julia ; mais ne puis-je lui faire une visite ?

- Sa maison est une maison funeste pour les jeunes et belles femmes, répliqua Nydia... J'ai d'ailleurs entendu dire qu'il languissait dans...

- Une maison funeste ? dit Julia, s'arrêtant à ces premières paroles. Pourquoi ?

- Ses nocturnes orgies sont impures et souillées... du moins, la rumeur publique le dit.

- Par Cérès ! par Pan et par Cybèle ! tu ne fais que piquer ma curiosité, au lieu d'exciter mes craintes, reprit l'audacieuse et indiscrète Pompéienne. Je veux le voir et l'interroger sur sa science. Si l'amour est admis dans ses orgies, il en doit connaître les secrets.»

Nydia ne répondit pas.

«Je le visiterai aujourd'hui même, dit Julia, oui ; et pourquoi ne serait-ce pas sur l'heure ?

- En plein jour et dans l'état où il est, vous avez sûrement moins à craindre», répondit Nydia, cédant elle-même au désir secret de savoir si le sombre Egyptien possédait des philtres qui pussent faire aimer, philtres dont la Thessalienne avait souvent entendu parler.

«Qui oserait insulter la riche fille de Diomède ? s'écria Julia avec hauteur. J'irai.

- Pourrai-je venir savoir le résultat de la visite ? dit Nydia avec empressement.

- Embrasse-moi pour l'intérêt que tu prends à l'honneur de Julia, répondit-elle, oui, assurément, tu pourras venir. Ce soir, nous soupons dehors. Reviens demain matin à cette heure-ci, et tu connaîtras tout. Arrête ; prends ce bracelet pour la bonne pensée que tu m'as inspirée ; souviens-toi, si tu sers Julia, qu'elle est reconnaissante et généreuse.

- Je ne puis accepter ton présent, dit Nydia en repoussant le bracelet ; mais, toute jeune que je suis, je puis sympathiser avec ceux qui aiment, et qui aiment en vain.

- En est-il ainsi ? reprit Julia. Tu parles comme une femme libre, et tu seras libre aussi. Adieu.»


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(1)  «Prends ton lit et marche», n'était pas, comme le fait remarquer W. Gell, une expression métaphorique.