Livre III, chapitre 8

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Julia visite Arbacès. - Le résultat de cette entrevue

Arbacès était assis dans une chambre qui donnait sur une espèce de balcon ou de portique, devant son jardin. Sa joue, extrêmement pâle, témoignait des souffrances qu'il avait éprouvées ; mais sa constitution de fer avait triomphé des terribles effets de l'accident qui était venu détruire ses espérances au moment de la victoire. L'air embaumé qui effleurait son front ravivait la langueur de ses sens, et le sang circulait plus librement qu'il ne l'avait fait depuis plusieurs jours dans ses veines irritées.

«Ainsi donc, disait-il, l'orage que m'annonçait le destin a éclaté et disparu ; le malheur prévu par ma science, qui menaçait jusqu'à ma vie, s'est éloigné ! ... j'existe ! ... il est venu comme les étoiles me l'avaient prédit, et maintenant, une belle, une prospère, une brillante carrière, qui devait s'étendre devant moi si je ne succombais pas, me sourit assurément ; j'ai passé, j'ai dompté le dernier danger réservé à ma destinée. A présent, je n'ai plus qu'à parcourir les riants jardins de l'avenir... sans crainte, en toute sécurité. Le premier de tous mes plaisirs, même avant l'amour, ce sera la vengeance. Ce jeune Grec qui a traversé ma passion, anéanti mes projets, humilié mon audace, au moment où mon fer allait se plonger dans son sang infâme, ne m'échappera pas une seconde fois. Mais par quels moyens me venger ? réfléchissons-y bien. O Até, si tu es réellement une déesse, remplis-moi de tes plus saintes inspira-tions.»

L'Egyptien tomba dans une profonde rêverie qui ne paraissait pas lui présenter une idée claire et satisfaisante. Il changeait continuellement de position, à mesure qu'il repoussait l'un après l'autre tous les plans qui s'offraient à son esprit ; il se frappa plusieurs fois la poitrine et gémit, plein du désir de la vengeance, mais avec le sentiment de son impuissance pour l'accomplir. Tandis qu'il demeurait ainsi absorbé, un jeune esclave entra timidement dans sa chambre.

Une femme, évidemment d'un rang élevé, comme l'indiquaient sa toilette et le costume de l'esclave qui l'accompagnait, attendait en bas, et demandait audience à Arbacès.

Une femme ! ... son cœur battit avec vitesse.

«Est-elle jeune ? demanda-t-il.

- Sa figure est cachée par un voile, mais sa taille élancée, quoique arrondie, annonce la jeunesse.

- Qu'on la fasse entrer», dit l'Egyptien ; un instant son cœur ému d'un vain espoir se flatta que ce pourrait être Ione.

Le premier regard jeté sur la personne qui entrait dans son appartement suffit pour le tirer de son erreur. Elle était, à la vérité, de la même grandeur qu'Ione et probablement du même âge, bien faite et pleine d'appas : mais où était cette grâce ineffable et attrayante qui accompagnait chaque mouvement de l'incomparable Napolitaine ; cette toilette chaste et décente, si simple dans son arrangement ; cette démarche si digne et si réservée ; la majesté de la femme et toute sa modestie ?

«Pardonnez-moi si je me lève avec peine, dit Arbacès en regardant l'étrangère ; je sors à peine d'une cruelle souffrance.

- Ne faites aucun effort, ô grand Egyptien, répondit Julia, cherchant à déguiser sous les dehors de la flatterie la crainte qu'elle avait éprouvée ; pardonnez à une femme malheureuse, qui vient demander des consolations à votre sagesse.

- Approchez-vous, belle étrangère, reprit Arbacès, et parlez sans crainte et sans réserve.»

Julia s'assit auprès de l'Egyptien, et jeta des regards de surprise autour d'une chambre dont le luxe exquis et coûteux surpassait même celui qui brillait dans la maison de son père ; elle remarqua aussi avec un certain effroi les inscriptions hiéroglyphiques tracées sur les murs, les figures des mystérieuses idoles qui paraissaient la contempler de tous les coins de l'appartement ; le trépied à peu de distance ; et par-dessus tout, elle observa l'air grave et imposant d'Arbacès. Une longue robe blanche couvrait à moitié comme un voile ses cheveux noirs et tombait jusqu'à ses pieds ; sa présente pâleur rendait encore sa physionomie plus expressive ; son oeil noir et pénétrant semblait percer l'abri du voile de Julia, et explorer les secrets de l'âme vaine et si peu féminine de sa visiteuse.

«Quel motif, dit-il d'une voix lente et grave, t'amène, ô jeune fille, dans la maison d'un fils de l'Orient ?

- Sa réputation, dit Julia.

- En quoi ? reprit-il avec un étrange et léger sourire.

- Peux-tu le demander, sage Arbacès ? Ta science n'est-elle pas le sujet de toutes les conversations de Pompéi ?

- J'ai acquis, en effet, quelques connaissances, répondit Arbacès ; mais comment ces sérieux et stériles secrets peuvent-ils être agréables à l'oreille de la beauté ?

- Hélas ! dit Julia, un peu encouragée par ce ton d'adulation auquel elle était habituée, la douleur ne s'adresse-t-elle pas à la sagesse pour être consolée ? et les personnes qui aiment sans espoir ne sont-elles pas les victimes choisies de la douleur ?

- Ah ! s'écria Arbacès, un amour sans espoir ne saurait être le lot d'une si belle personne, dont les attraits se révèlent à travers le voile même qui les couvre ; relève, jeune fille, relève ce voile ; laisse-moi voir si ton visage est en harmonie avec la grâce de ton corps.»

Julia, qui ne demandait pas mieux que de montrer ses charmes, et qui pensait peut-être intéresser ainsi davantage l'Egyptien à son sort, leva son voile après une courte hésitation, et révéla une beauté à laquelle le regard de l'Egyptien n'aurait pu reprocher qu'un peu trop d'art.

«Tu viens pour m'entretenir d'un amour malheureux, dit-il ; tourne ton visage vers celui que tu aimes ; je ne saurais te conseiller un meilleur charme que celui-là !

- Oh ! trêve à ces flatteries, dit Julia ; c'est un vrai charme que je viens demander à ta science, un charme qui fasse aimer.

- Belle étrangère, répliqua Arbacès avec un peu d'ironie, de semblables talismans ne sont pas au nombre des secrets que mes longues veilles ont acquis.

- Alors, illustre Arbacès, pardonne-moi et reçois mes adieux.

- Arrête, s'écria Arbacès, qui, malgré sa passion pour Ione, ne demeurait pas insensible à la beauté de sa visiteuse, et qui, dans un meilleur état que celui où il se trouvait, aurait peut-être essayé de consoler la noble Julia par d'autres moyens que ceux d'une science surnaturelle...

- Arrête, reprit-il ; quoique j'aie laissé, je l'avoue, l'art de la magie, des philtres et des breuvages à ceux qui en font métier, je ne suis pas cependant si indifférent à la beauté, que je n'aie usé de cet art pour mon propre compte, dans ma jeunesse... Je puis te donner des renseignements utiles, du moins, si tu me parles avec franchise. Si j'en crois ta toilette, tu n'es pas encore mariée ?

- Non, dit Julia.

- Et peut-être, n'étant pas favorisée de la fortune, tu veux conquérir un riche époux.

- Je suis plus riche que celui qui me dédaigne.

- C'est étrange, très étrange ! tu aimes donc bien celui qui ne t'aime pas ?

- Je ne sais si je l'aime, répondit Julia avec hauteur, mais je sais que je veux triompher d'une rivale. Je voudrais voir à mes pieds celui qui m'a refusé son hommage... Je voudrais voir celle qu'il m'a préférée, méprisée à son tour.

- Ambition naturelle et digne d'une femme ! continua l'Egyptien d'un ton trop grave pour être ironique ; un mot encore, jeune fille. Peux-tu me confier le nom de celui que tu aimes ? est-il possible que ce soit un Pompéien ? Un Pompéien, s'il était aveugle à ta beauté, le serait-il à ta richesse ?

- Il est d'Athènes, répondit Julia en baissant les yeux.

- Ah ! s'écria l'Egyptien impétueusement, et une vive rougeur colora ses joues, il n'y a qu'un Athénien jeune et noble à Pompéi... Parlerais-tu de Glaucus ?

- Ne me trahis pas, c'est lui en effet.»

L'Egyptien s'affaissa sur son siège, le regard attaché sur le visage à demi détourné de la fille du marchand, en se demandant à lui-même si cette conférence, qu'il avait jusqu'alors regardée comme indifférente, en s'amusant de la crédulité de sa visiteuse, ne pouvait pas profiter à sa vengeance.

«Je vois que tu ne peux m'être d'aucun secours, reprit Julia offensée de son silence ; garde-moi du moins le secret ; encore une fois, adieu.

- Jeune fille, répliqua l'Egyptien d'un ton empressé et sérieux, ta requête m'a vivement touché... tes désirs seront satisfaits. Ecoute-moi : je ne me suis pas occupé moi-même de ces mystères subalternes ; mais je connais une personne qui en fait sa profession. Au pied du Vésuve, à moins d'une lieue de la ville, habite une puissante magicienne ; elle a cueilli, sur la rosée de la nouvelle lune, des plantes qui possèdent la vertu d'enchaîner l'amour par des noeuds éternels. Son art peut faire tomber celui que tu aimes à tes pieds. Va la trouver, prononce devant elle le nom d'Arbacès ; elle redoute ce nom, et elle te communiquera ses philtres les plus certains.

- Hélas ! dit Julia, je ne connais pas la route qui conduit à la demeure de cette magicienne dont tu parles ; la route, quelque courte qu'elle soit, est longue à traverser pour une jeune fille qui quitte, à l'insu de tout le monde, la maison de son père ; la campagne est semée de vignes sauvages et de cavernes dangereuses ; je n'ose me fier à des étrangers pour me garder ; la réputation des femmes de mon rang est aisément ternie ; et, quoiqu'il m'importe peu qu'on sache que j'aime Glaucus, je ne voudrais pas qu'on crût que j'ai pu obtenir son amour au moyen d'un philtre.

- Trois jours encore, dit l'Egyptien en se levant pour essayer ses forces, et en marchant dans la chambre d'un pas faible et irrégulier, trois jours de santé, et je pourrai t'accompagner... tu m'attendras.

- Mais Glaucus va épouser cette Napolitaine que je hais.

- L'épouser ?

- Oui, dans les commencements du mois prochain.

- Si tôt ! en es-tu sûre ?

- Je le tiens de la bouche de son esclave.

- Cela ne sera pas, dit l'Egyptien avec force. Ne crains rien. Glaucus sera à toi. Mais lorsque tu auras obtenu le philtre, comment t'y prendras-tu pour t'en servir ?

- Mon père a invité Glaucus, et, je pense, la Napolitaine aussi à un banquet pour après-demain ; j'aurai l'occasion de verser le philtre dans sa coupe.

- Qu'il en soit ainsi, dit l'Egyptien, dont les yeux brillèrent d'une joie si sauvage que Julia éprouva quelque frayeur en le regardant. Demain soir, commande ta litière ; as-tu quelqu'un à tes ordres ?

- Certainement, répondit Julia, toujours fière de son opulence.

- Commande ta litière... à deux milles de la ville, il y a une maison de plaisir, fréquentée par les plus riches Pompéiens, connue pour l'excellence de ses bains et la beauté de ses jardins. Tu peux en faire le prétexte de ta promenade... tu m'y trouveras, fussé-je mourant, près de la statue de Silène, dans le petit bois qui borde le jardin ; je te conduirai moi-même chez la magicienne. Nous attendrons que l'étoile du soir ait fait rentrer les troupeaux des bergers, qu'un sombre crépuscule nous entoure et dérobe nos pas à tous les yeux. Arbacès, le magicien, l'Egyptien, te jure, par le destin, qu'Ione ne sera jamais l'épouse de Glaucus.

- Et que Glaucus sera le mien, ajouta Julia, achevant la sentence.

- Tu l'as dit», répliqua Arbacès.

Et Julia, à demi effrayée du terrible engagement qu'elle prenait, mais poussée par la jalousie et par la haine contre sa rivale, résolut de le tenir.

Demeuré seul, Arbacès laissa éclater ses sentiments.

«Brillantes étoiles qui ne mentez jamais, vous commencez déjà l'exécution de vos promesses, le succès dans mes amours, la victoire sur mes ennemis, pour le reste de ma douce existence. Au moment même où mon esprit ne me fournit plus aucun moyen de vengeance, vous m'avez envoyé pour appui cette belle insensée ! »

Il se plongea dans ses profondes pensées.

«Oui, ajouta-t-il d'une voix plus calme, je ne lui aurais pas donné, moi, ce poison qui sera le philtre... sa mort aurait pu me compromettre en remontant jusqu'à ma porte... Mais la magicienne ! ... ah ! c'est elle qui est l'agent le plus convenable pour mes desseins ! »

Il appela un de ses esclaves, lui ordonna de suivre les pas de Julia et de s'informer du nom et de la condition de la jeune fille. Cela fait, il sortit sous le portique. Les nuages étaient sereins et clairs ; mais, familiarisé comme il l'était avec les moindres variations de l'atmosphère, il aperçut une masse de nuages, au loin à l'horizon, que le vent commençait à agiter, et qui annonçaient un orage.

«C'est l'image de ma vengeance, dit-il ; le ciel est pur, mais le nuage s'approche.»


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