Livre III, chapitre 9

Chapitre 8 Sommaire Chapitre 10

Un orage dans les pays chauds. La caverne de la magicienne

Ce fut lorsque les chaleurs de midi commencèrent graduellement à se retirer de la terre, que Glaucus et Ione sortirent pour jouir de l'air pur et se rafraîchir. A cette époque, les Romains se servaient de diverses espèces de voitures : celle qui était le plus en usage parmi les citoyens riches, lorsqu'ils étaient seuls, était le biga, que nous avons déjà décrit dans la première partie de cet ouvrage ; on appelait carpentum (1) celle dont usaient ordinairement les matrones, voiture qui avait communément deux roues ; les anciens employaient aussi une sorte de litière, vaste chaise à porteurs, plus commodément disposée que celle des modernes, puisque celui qui l'occupait pouvait s'y coucher à son aise, au lieu d'être secoué et ballotté perpendiculairement (2). Il y avait aussi une autre voiture dont on se servait pour voyager, ou pour faire des excursions dans la campagne, qui contenait facilement trois ou quatre personnes, avec une tenture qui pouvait se soulever à volonté ; en un mot, quoique la forme en soit différente, elle correspondait à notre moderne britska... Les amants, accompagnés seulement d'une esclave d'Ione, avaient pris une voiture de ce genre. A dix milles de la cité on trouvait les ruines d'un temple évidemment grec ; et, pour Glaucus et Ione, tout ce qui rappelait la Grèce possédait un grand intérêt ; ils avaient résolu de visiter ces ruines : c'était là le but de leur promenade.

La route les conduisit aisément à travers des bosquets de vignes et d'oliviers, jusqu'à ce qu'ils arrivassent sur les sommets les plus élevés du Vésuve. Le chemin alors devint difficile : les mules marchaient lentement et avec peine. A chaque perspective qui s'ouvrait dans le bois, ils apercevaient des cavernes grises et terribles, découpées dans le roc brûlé, que Strabon a décrites, mais que les diverses révolutions du temps et les éruptions du volcan ont effacées de l'aspect actuel de la montagne. Le soleil était sur son déclin ; de grandes et profondes ombres s'avançaient sur les collines ; par intervalles ils entendaient encore les sons rustiques du berger parmi les touffes de bouleaux et les chênes sauvages. Parfois ils remarquaient la forme gracieuse de la capella au poil soyeux, à la corne contournée, à l'oeil brillant et gris, qui, sous les cieux de l'Ausonie, rappelle les églogues de Virgile, en broutant sur le flanc des montagnes. Des grappes de raisin, que le sourire de l'été rendait déjà vermeilles, étincelaient entre les festons de pampre qui pendaient d'un arbre à l'autre. Au-dessus, de légers nuages flottaient dans un ciel serein, et glissaient d'une façon si lente à travers le firmament, qu'ils semblaient à peine se mouvoir ; à leur droite, de moment en moment, leur vue découvrait une mer sans vagues, qu'animaient seulement quelques légères barques à sa surface ; les derniers rayons du soleil teignaient de douces et innombrables nuances cette délicieuse mer.

«Quelle belle expression, dit Glaucus à mi-voix, que celle qui appelle la terre notre mère ! ... Avec quelle tendresse égale et sainte elle répand ses bienfaits sur ses enfants ! Même dans les lieux stériles auxquels la nature a refusé sa beauté, elle essaye encore de sourire. Regarde comme elle marie l'arbousier et la vigne sur le sol aride et brûlant de ce volcan ; à une telle heure, et en présence d'une telle scène, nous pourrions bien nous attendre à voir la riante figure d'un faune se montrer à travers ces festons, ou bien à surprendre les pas d'une nymphe de la montagne qui s'enfuit dans l'épaisseur du bois. Mais la nymphe a disparu de la terre, belle Ione, le jour même où les cieux t'ont créée, toi

Aucune langue ne sait flatter mieux que celle d'un amant qui, dans l'exagération même de ses sentiments, ne croit dire encore que les choses les plus ordinaires. Etrange prodigalité qui s'épuise elle-même dans son effusion !

Ils arrivèrent aux ruines ; ils les examinèrent avec cette tendresse qu'inspirent les vestiges sacrés des lieux habités par nos ancêtres ; ils y demeurèrent jusqu'à ce qu'Hesperus parût dans les nuages roses du ciel ; et, se mettant en route au crépuscule pour revenir, ils gardèrent quelque temps le silence : car, dans l'ombre et sous les étoiles, leur mutuel amour oppressait davantage leurs cœurs.

Ce fut à ce moment que l'orage prédit par l'Egyptien commença à gronder autour d'eux. D'abord un roulement de tonnerre sourd et éloigné les avertit de la prochaine lutte des éléments ; bientôt les nuages s'accumulèrent sur leurs têtes, et la foudre y retentit avec force et à coups pressés. La promptitude avec laquelle se forment les nuages, dans ce climat, a quelque chose de surnaturel, et la superstition des premiers âges a pu y voir l'effet d'une puissance divine, sans qu'il y ait lieu de s'en étonner : quelques larges gouttes de pluie tombèrent pesamment à travers les branches qui s'étendaient au-dessus du sentier ; puis, tout à coup, un éclair rapide et effrayant passa avec ses lueurs fourchues devant leurs yeux, et fut suivi d'une complète obscurité.

«Va plus vite, bon carrucarius, dit Glaucus au conducteur. L'orage va fondre sur nous.»

L'esclave pressa ses mules ; elles rasèrent le chemin inégal et pierreux ; les nuages s'épaissirent de plus en plus ; le tonnerre redoubla ses coups, et la pluie tomba à grands flots.

«N'as-tu pas peur ? murmura tout bas Glaucus à Ione, en saisissant ce prétexte pour s'approcher d'elle davantage.

- Non, pas avec toi», répondit-elle doucement.

En cet instant, la voiture fragile et mal construite (comme beaucoup d'autres choses peu perfectionnées de ce temps, en dépit de leurs formes gracieuses) tomba avec violence dans une ornière, en travers de laquelle se trouvait une poutre de bois. Le conducteur, jurant contre ses mules, ne fit que les stimuler plus vigoureusement ; mais il en résulta qu'une des roues vint à se détacher, et que la voiture versa.

Glaucus, précipitamment sorti du véhicule, porta secours à Ione, qui par bonheur ne s'était pas blessée. Ils parvinrent, non sans difficulté, à relever le carruca, mais ils reconnurent qu'il ne fallait pas songer même à y chercher un abri ; les ressorts qui servaient à attacher la tenture étaient brisés, et la pluie se précipitait dans l'intérieur.

Qu'y avait-il à faire dans cette fâcheuse conjoncture ? Ils étaient encore à quelque distance de la ville : ni maison ni aide autour d'eux.

«Il y a, dit l'esclave, un forgeron, à un mille d'ici ; il pourrait remettre la roue à la voiture ; mais, par Jupiter, comme il pleut, ma maîtresse sera trempée avant que je sois revenu.

- Cours-y, reprit Glaucus : nous tâcherons de nous abriter du mieux possible jusqu'à ton retour.»

La route était ombragée d'arbres ; Glaucus attira Ione sous le plus épais. Il essaya de la protéger avec son manteau contre la pluie ; mais la pluie tombait avec tant de violence que rien ne lui faisait obstacle. Pendant que Glaucus soutenait la belle Ione et l'encourageait tout bas à prendre patience, la foudre éclata sur un des arbres qui se trouvaient immédiatement devant eux, et fendit en deux son large tronc. Ce redoutable accident leur fit connaître le péril qu'ils couraient sous leur propre abri, et Glaucus regarda autour de lui avec anxiété pour voir s'il ne découvrirait pas un lieu de refuge moins exposé au danger.

«Nous sommes maintenant, dit-il, à peu près à la hauteur de la moitié du Vésuve ; il doit y avoir quelque caverne, quelque creux dans ces rochers couverts de vignes, retraite abandonnée par les nymphes ; si nous pouvions y arriver ! »

En parlant ainsi, il s'éloigna un peu de l'arbre, et, parcourant la montagne d'un regard attentif, il aperçut à une distance peu considérable une lumière rouge et tremblante.

«Cette lumière, dit-il, doit provenir du foyer de quelque berger ou de quelque vigneron ; elle va nous guider vers un endroit hospitalier. Voulez-vous rester ici, Ione... pendant que... Mais non... je ne voudrais pas vous quitter lorsqu'il y a du danger...

- J'irai volontiers avec vous, dit Ione ; quoique cet espace soit découvert, il vaut encore mieux que l'abri perfide de ces arbres.»

Glaucus, moitié conduisant, moitié portant Ione, s'avança, accompagné de la tremblante esclave, vers la lueur rougeâtre et d'un aspect étrange qui les guidait. Ils en perdaient quelquefois les rayons à travers les plants de vigne sauvage qui remplissaient leur chemin découvert et encombraient leurs pas. Cependant la pluie augmentait toujours, et les éclairs revêtaient leurs formes les plus effrayantes et les plus sinistres. Ils continuaient néanmoins à marcher, dans l'espoir que, si leur attente était trompée par cette lumière, ils arriveraient pourtant à quelque demeure de berger ou à quelque caverne propice. Les vignes s'entortillaient de plus en plus devant eux ; la lumière disparaissait complètement à leur vue ; mais un léger sentier qu'ils suivaient avec fatigue et avec peine continuait à les conduire dans sa direction, à la seule lueur des éclairs que lançait l'orage. La pluie cessa soudain ; un terrain escarpé et rude, formé par la lave, s'étendait devant eux, rendu plus terrible encore dans son aspect par les éclats de foudre qui l'illuminaient de temps à autre. Quelquefois la flamme, en tombant sur des monceaux de scories gris de fer, couverts en partie d'ancienne mousse et d'arbres rabougris, s'arrêtait là quelque temps hésitante, comme si elle eût cherché en vain quelque production de la terre plus digne de son courroux ; d'autres fois, laissant toute cette partie dans l'obscurité, elle courait au-dessus de la mer en longs traits, et semblait embraser les vagues ; si intense était le feu du ciel, qu'on pouvait reconnaître les contrées les plus éloignées de la baie, depuis l'éternel Misène, avec son front orgueilleux, jusqu'à la belle Sorrente et aux montagnes géantes qui l'entourent.

Nos amants s'arrêtèrent pleins de doute et de perplexité, lorsque soudain, dans un moment où l'obscurité les enveloppait, après les embrasements de la foudre, ils revirent, tout près d'eux, mais plus haut, la mystérieuse lumière. Un nouvel éclair, qui rougit le ciel et la terre, leur fit distinguer même les environs. Aucune maison ne se trouvait à leur proximité ; mais, à l'endroit où avait brillé la lumière, ils crurent apercevoir au pied d'une cabane une espèce de forme humaine. L'obscurité revint. La lumière, que les feux du ciel n'éclipsaient plus, reparut encore ; ils se décidèrent à monter de ce côté ; il leur fallut se faire un chemin au milieu des fragments de rochers, recouverts çà et là de buissons sauvages ; cependant ils approchaient de plus en plus, et, à la fin, ils parvinrent à l'entrée d'une sorte de caverne, qui semblait avoir été formée par de gros blocs de pierre, tombés en travers les uns des autres. Ils jetèrent alors les yeux dans l'ombre de la caverne, et reculèrent involontaire-ment, avec une terreur superstitieuse et un long frisson.

Mame (1845) p.127

Un feu était allumé dans l'intérieur de la caverne ; et, sur ce feu, on voyait un petit chaudron. Une lampe grossière était placée sur une haute et mince colonne de fer. Sur le côté du mur au bas duquel flambait le feu, pendaient, en rangs nombreux, comme pour sécher, une quantité d'herbes et de graines. Un renard, couché devant l'âtre, fixait sur les étrangers des yeux rouges et étincelants, le poil hérissé, et faisant entendre un sourd murmure entre ses dents. Au centre de la caverne se dressait une statue de la Terre, avec trois têtes d'un aspect bizarre et fantastique, composées des crânes d'un chien, d'un cheval et d'un sanglier. Un trépied peu élevé s'avançait en face de ce terrible symbole de la populaire Hécate.

Mais ce ne furent pas ces bizarres ornements de la caverne qui glacèrent le plus le sang de ceux qui y jetèrent les yeux. Ce fut la figure de l'hôtesse. Devant le feu, la lumière réfléchie sur ses traits, se tenait assise une femme très âgée. On ne rencontre peut-être dans aucun pays autant de vieilles femmes affreuses qu'en Italie. Dans aucun pays la beauté, en se retirant, ne laisse une forme plus révoltante et plus hideuse. Mais la vieille femme qui se présentait aux amants n'offrait pas ce dernier degré de la laideur humaine ; on reconnaissait au contraire en elle les restes de traits réguliers, nobles et aquilins ; elle avait un regard qui exerçait encore une sorte de fascination.

On eût dit le regard d'un cadavre, regard froid et terne ; ses lèvres bleues et rentrées, ses cheveux d'un gris pâle, plats et sans lustre, sa peau livide, verte, inanimée, semblaient avoir déjà pris les couleurs et les nuances de la tombe.

«C'est une morte, dit Glaucus.

- Non... elle se meut... c'est un fantôme, ou une larve, murmura Ione en se pressant contre la poitrine de l'Athénien.

- Oh ! fuyons, fuyons, s'écria l'esclave, c'est la magicienne du Vésuve.

- Qui êtes-vous ? dit une voix creuse et pareille à celle d'une ombre, et que faites-vous ici ? »

Cette voix lugubre et sépulcrale, en harmonie avec la figure de celle qui parlait, et qui paraissait plutôt la voix de quelque malheureuse créature errant sur les bords du Styx, que celle d'un être mortel, aurait fait fuir Ione au milieu des plus terribles rigueurs de l'orage ; mais Glaucus, quoiqu'il ne fût pas sans frayeur lui-même, l'entraîna dans la caverne.

«Nous sommes des voyageurs de la cité voisine ; égarés sur la montagne, dit-il, nous avons été attirés par cette flamme, et nous demandons un abri à votre foyer.»

Pendant qu'il parlait, le renard se leva et s'approcha d'eux, en montrant dans toute leur rangée ses dents blanches, et en glapissant d'une façon menaçante.

«Paix, esclave ! » dit la sorcière ; et au son de sa voix l'animal s'arrêta et se recoucha, couvrant son museau de sa queue, et tenant seulement ses yeux fixés d'un air plein de vigilance sur les étrangers qui étaient venus troubler son repos. «Approchez-vous du feu, si vous voulez, dit la vieille à Glaucus et à ses compagnons. Je ne reçois volontiers ici aucune créature vivante, à l'exception du hibou, du renard, du crapaud et de la vipère... Je ne puis donc vous faire bon accueil... Mais asseyez-vous malgré cela auprès du feu... sans autre cérémonie.»

Le langage dans lequel s'exprima la vieille femme était un latin étrange et barbare, entremêlé de mots d'un plus rude et plus ancien dialecte. Elle ne se leva pas de son siège, mais elle les regarda attentivement, pendant que Glaucus débarrassait Ione de son manteau et la faisait asseoir sur une poutre, le seul siège qu'il trouvât à sa portée ; il se mit ensuite à rallumer avec son haleine les restes du feu à moitié éteint. L'esclave, encouragée par la hardiesse de ses maîtres, se dépouilla elle-même de sa longue palla et se glissa timidement de l'autre côté du foyer.

«Nous vous gênons peut-être ? » dit Ione d'une voix argentine, pour se concilier la vieille.

La sorcière ne répondit pas. Elle ressemblait à une femme réveillée un moment de la tombe, mais qui avait repris après son éternel sommeil.

«Dites-moi, s'écria-t-elle tout à coup après un long silence, êtes-vous frère et soeur ?

- Non, répondit Ione en rougissant.

- Etes-vous mariés ?

- Pas encore, reprit Glaucus.

- Ha ! des amants...ha ! ha ! ha ! » et la sorcière fit retentir la caverne d'un éclat de rire prolongé.

Le cœur d'Ione se glaça à cet étrange accès de gaieté. Glaucus se hâta de murmurer quelques paroles auxquelles il attribuait le pouvoir de conjurer un mauvais présage, et l'esclave, dans son coin, devint aussi pâle que la sorcière elle-même.

«Pourquoi ris-tu ainsi, vieille femme ? dit Glaucus avec rudesse, après qu'il eut achevé son invocation.

- Ai-je ri ? demanda la sorcière d'un air distrait.

- Elle est en enfance, reprit Glaucus, et tout en parlant il rencontra les yeux de la sorcière fixés sur les siens avec un regard plein de malice et de vivacité.

- Tu mens, dit-elle brusquement.

- Tu es une hôtesse bien peu aimable, dit Glaucus.

- Oh ! cher Glaucus, dit Ione, ne l'irrite pas.

- Je veux te dire pourquoi j'ai ri lorsque j'ai appris que vous n'étiez que des amants, dit la vieille femme. C'était parce qu'il y a du plaisir pour les personnes vieilles et flétries à voir de jeunes amants comme vous, et à savoir en même temps que dans peu vous vous haïrez l'un l'autre... vous vous haïrez... ha ! ha ! ha ! »

Cette fois, ce fut le tour d'Ione à prier pour détourner la funeste prophétie.

«Que les dieux empêchent ce malheur ! dit-elle ; pauvre vieille femme, tu connais peu le véritable amour, sans quoi tu saurais qu'il ne change jamais.

- N'ai-je pas été jeune, selon vous ? reprit vivement la vieille ; et ne suis-je pas maintenant vieille, hideuse, morte ? Telle est la forme, tel est le cœur.»

En prononçant ces mots, elle retomba dans un profond silence, comme si la vie eut cessé en elle.

«Y a-t-il longtemps que tu habites ici ? dit Glaucus après une pause, car ce silence effrayant était comme un poids sur son cœur.

- Oh ! oui, bien longtemps.

- C'est une lugubre demeure.

- Ah ! tu peux le dire avec raison ; l'enfer est sous nos pieds, répondit la sorcière en montrant la terre de son doigt osseux, et je veux bien te dire un secret. Les êtres ténébreux d'ici-bas vous menacent de leur colère, vous qui habitez là-haut... vous tous, jeunes, imprévoyants et beaux.

- Tu n'as que de mauvaises paroles, peu convenables à l'hospitalité, reprit Glaucus, et à l'avenir j'affronterai l'orage plutôt que ta présence.

- Tu feras bien. Nul ne devrait entrer chez moi, excepté les malheureux.

- Et pourquoi les malheureux ? demanda l'Athénien.

- Je suis la magicienne de la montagne, répliqua la sorcière avec un terrible sourire ; mon métier est de donner de l'espérance à qui n'en a plus ; j'ai des philtres pour les gens contrariés dans leurs amours ; des promesses de trésors pour les avaricieux ; des potions vengeresses pour les méchants ; pour les heureux et les bons, je n'ai que ce que la vie a elle-même, des malédictions. Ne me trouble pas davantage.»

Après cela, la terrible hôtesse de la caverne reprit son attitude silencieuse, sans que Glaucus pût l'engager dans une plus ample conversation. Aucune altération de ses traits rigides et immobiles n'indiquait même qu'elle l'entendît. Par bonheur, l'orage, aussi calme qu'il avait été violent, commençait à passer, la pluie tombait avec moins de force ; et, à mesure que les nuages se dissipaient, la lune se montrait dans le ciel en flamme, et jetait une claire lumière dans cette demeure sinistre : jamais peut-être elle n'avait éclairé un groupe plus digne d'être reproduit par l'art du peintre. La jeune, la toute belle Ione, était assise près du foyer grossier ; son amant, qui avait déjà oublié la présence de la sorcière, était couché à ses pieds, les yeux tournés vers elle et lui murmurant de douces paroles ; l'esclave, pâle et effrayée, se tenait à peu de distance, et la sorcière, au formidable aspect, les surveillait du regard. Cependant, ces deux êtres si beaux avaient repris leur sérénité (car tel est le pouvoir de l'amour). Ils paraissaient sans inquiétude, et on les aurait pris pour des êtres d'un ordre supérieur, descendus dans cette mystérieuse et sombre caverne. Le renard les contemplait de son coin, avec des yeux perçants et sauvages ; Glaucus, en se retournant vers la sorcière, aperçut pour la première fois, sur le siège qu'elle occupait, le regard étincelant et la tête courroucée d'un large serpent ; il se peut que les vives couleurs du manteau de l'Athénien, jeté sur les épaules d'Ione, eussent attiré la colère du reptile ; sa tête se dressa, il sembla se préparer à s'élancer sur la Napolitaine. Glaucus s'empara sur-le-champ d'un tison du foyer, et, comme si cette action augmentait la fureur du serpent, il sortit de sa retraite et se dressa sur sa queue jusqu'à la hauteur du Grec.

«Sorcière, s'écria Glaucus, rappelle ce serpent à toi, ou tu vas le voir tomber mort.

- Il a été dépouillé de son venin, dit la sorcière, réveillée par cette menace ; mais avant que ces paroles fussent échappées de ses lèvres, le serpent s'était élancé sur Glaucus. L'agile Grec, qui était sur ses gardes, se jeta précipitamment de côté, et frappa un coup si violent et avec tant d'adresse sur la tête du serpent, que l'animal tomba sans force, parmi les cendres brûlantes du foyer.

La sorcière bondit et se plaça en face de Glaucus, avec un visage qui aurait convenu à la plus horrible des Furies, tant il y avait de colère et de rancune dans son expression, quoiqu'elle conservât, même dans son horreur et dans son redoutable aspect, des contours et des traces de beauté. Elle n'offrait rien, en effet, comme nous l'avons dit, de cette laideur ridicule et grotesque dans laquelle les imaginations du Nord ont cherché la source de la terreur.

«Tu as, dit-elle d'une voix lente et ferme, qui contrastait par son calme avec l'expression de son visage, tu as trouvé un abri sous mon toit, tu t'es réchauffé à mon foyer, tu m'as rendu le mal pour le bien ; tu as frappé et peut-être tué l'être qui m'aimait et qui m'appartenait, bien plus, la créature consacrée entre toutes aux dieux, et que les hommes regardent comme vénérable (3) ; sache quelle punition t'attend. Par la Lune, qui est la protectrice de la magicienne, par Orcus, qui est le trésorier de la Colère, je te maudis. Tu es maudit. Puisse ton amour être flétri, ton nom être déshonoré... puissent les dieux infernaux te poursuivre... puisse ton cœur brûler à petit feu... puisse ta dernière heure te faire souvenir de la voix prophétique de la sorcière du Vésuve ! Et toi..., ajouta-t-elle, en se retournant avec la même rage vers Ione, et en agitant sa main droite...

- Arrête, sorcière ! s'écria Glaucus en l'interrompant avec impétuosité. Tu m'as maudit, et je confie mon sort aux dieux. Je te brave et te méprise. Mais ne profère pas une parole contre cette jeune fille, ou la malédiction qui sortira de ta bouche sera ton dernier soupir. Prends garde !

- J'ai fini, reprit la sorcière avec un sauvage éclat de rire, car la destinée de la femme que tu aimes est attachée à la tienne, et ta destinée est d'autant plus certaine, que j'ai entendu ses lèvres prononcer ton nom, et je sais par quelle parole te dévouer aux dieux infernaux. Glaucus, tu es maudit ! »

En parlant ainsi, la sorcière se détourna de l'Athénien, et s'agenouillant à côté du reptile blessé, qu'elle retira du foyer, elle ne releva plus le regard sur les assistants.

«O Glaucus ! s'écria Ione terrifiée, qu'avez-vous fait ? Sortons vite de ce lieu. L'orage a cessé... Bonne hôtesse, pardonne-lui... rétracte tes malédictions... il n'avait pas d'autre dessein que de se défendre... Accepte ce gage de paix pour revenir sur ce que tu as dit.»

Et Ione, en se baissant, déposa sa bourse sur les genoux de la sorcière.

«Dehors, dehors, dit-elle amèrement ; l'imprécation est lancée, les Parques seules peuvent dénouer un pareil noeud...

- Viens, ma bien-aimée, dit Glaucus avec impatience... Penses-tu que les dieux du ciel ou des enfers écoutent le radotage d'une vieille folle ? Viens.»

Les échos de la caverne retentirent longtemps encore des éclats de rire de la saga. Elle ne fit pas d'autre réponse.

Les amants respirèrent plus librement lorsqu'ils furent en plein air ; mais la scène dont ils venaient d'être témoins, les paroles et les éclats de rire de la sorcière, pesaient encore sur le cœur d'Ione ; Glaucus lui-même avait peine à se remettre de l'émotion qu'il avait éprouvée. L'orage avait passé, on n'entendait plus qu'un coup de tonnerre de temps à autre à distance, dans les nuages sombres, ou bien un éclair égaré venait protester contre la lune victorieuse. Ils regagnèrent le chemin avec quelque difficulté, et retrouvèrent la voiture suffisamment réparée pour qu'ils pussent reprendre leur route. Le carrucarius invoquait à grands cris Hercule pour lui demander ce que ses maîtres étaient devenus.

Glaucus essaya vraiment de ranimer les esprits épuisés d'Ione ; il ne réussit pas davantage à reprendre lui-même l'élasticité de sa gaieté naturelle. Ils parvinrent bientôt à la porte de la ville. Comme on la leur ouvrait, ils rencontrèrent une litière portée par des esclaves et qui barrait le chemin.

«Il est trop tard pour sortir, cria la sentinelle à la personne placée dans la litière.

- Pas du tout, répondit une voix que les amants n'entendirent pas sans effroi, car ils la reconnurent immédiatement. Je suis attendu à la maison de campagne de Marcus Polybius. Je reviendrai dans peu d'instants. Je suis Arbacès, l'Egyptien.»

Les scrupules du gardien s'évanouirent, et la litière passa à côté de la voiture qui ramenait les amants.

«Arbacès à cette heure et à peine rétabli, ce me semble ! ... Où va-t-il, et pour quel motif quitte-t-il la ville ? dit Glaucus. - Hélas ! répondit Ione en fondant en larmes, mon âme pressent de plus en plus quelque prochain malheur. Préservez-nous, ô dieux ! ou du moins, ajouta-t-elle intérieurement, préservez Glaucus ! »


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(1)  Dans les fêtes publiques et dans les jeux, il y en avait de plus somptueuses et de plus coûteuses, à quatre roues, et qu'on nommait pilentum.

(2)  Ils avaient aussi la sella, où ils étaient assis comme nous.

(3)  Une idée toute particulière de sainteté était attachée par les Romains aux serpents, de même que chez les anciens peuples ; ils en avaient d'apprivoisés dans leurs maisons et ils les admettaient même à leur table.