Livre II, chapitre 4

Chapitre 3 Sommaire Chapitre 5

Le rival de Glaucus gagne du terrain

Ione était un de ces brillants caractères qui, une fois ou deux, se montrent à nous dans le cours de notre existence ; elle réunissait dans une haute perfection les plus rares des dons terrestres, le génie et la beauté ! ... Nul ne posséda jamais des qualités intellectuelles d'un ordre supérieur sans le savoir ; l'association du mérite et de la modestie est assez belle ; mais lorsque le mérite est grand, le voile de la modestie que nous admirons ne déguise jamais l'étendue de ce mérite au possesseur. C'est la conscience orgueilleuse de certaines qualités non révélées au monde habituel, qui donne au génie cet air timide, réservé et troublé, qui vous étonne et vous flatte lorsque vous le rencontrez.

Ione donc connaissait son génie ; mais avec cette charmante facilité qui appartient de droit aux femmes, elle avait le talent, si rare chez les hommes d'un génie égal, d'abaisser sa gracieuse intelligence au niveau des gens qu'elle rencontrait. La source brillante répandait également ses eaux sur le sable, dans les cavernes, sur les fleurs ; elle rafraîchissait, elle souriait, elle éblouissait partout. Elle portait aisément l'orgueil, qui est le résultat nécessaire de la supériorité ; il se concentrait en indépendance dans son sein. Elle poursuivait ainsi sa carrière brillante et solitaire ; elle n'avait pas besoin de matrone pour la diriger et la guider ; elle marchait seule à la lueur de sa pureté inaltérable. Elle n'obéissait point à des usages tyranniques et absolus ; elle appropriait les usages à sa volonté, mais avec un charme si délicat, si féminin, si exempt d'erreur, qu'elle ne semblait jamais outrager la coutume, mais bien lui commander. Le trésor de ses grâces était inépuisable ; elle embellissait l'action la plus commune ; un mot, un regard d'elle paraissaient magiques. L'aimer, c'était entrer dans un monde nouveau, sortir de cette terre vulgaire et plate, pénétrer dans une région où l'on voyait toute chose à travers un prisme enchanté ; on croyait, en sa présence, entendre une exquise harmonie ; on éprouvait ce sentiment qui n'a presque plus rien de terrestre, et que la musique exprime si bien ; cet enivrement qui épure et élève, qui agit, il est vrai, sur les sens, mais qui leur communique quelque chose de l'âme.

Elle était particulièrement formée pour fasciner et dominer les hommes les moins ordinaires et les plus audacieux ; elle faisait naître deux passions : celle de l'amour et celle de l'ambition. On aspirait à s'élever en l'adorant : il n'était donc pas étonnant qu'elle eût complètement enchaîné et soumis l'âme ardente et mystérieuse de l'Egyptien, dans laquelle s'agitaient les passions les plus terribles. Sa beauté et son esprit l'enchaînaient à la fois.

S'étant mis à part du monde ordinaire, il aimait cette hardiesse de caractère qui savait aussi, s'isoler au milieu des choses vulgaires. Il ne voyait pas, ou ne voulait pas voir que cet isolement même éloignait encore plus Ione de lui que de la foule. Leurs solitudes étaient aussi lointaines que les pôles, aussi différents que le jour et la nuit. Il était solitaire avec ses vices sombres et solennels ; elle, avec sa riche imagination et la pureté de sa vertu.

Il n'était donc point étrange qu'Ione eût captivé l'Egyptien ; il était bien moins étrange encore qu'elle eût subjugué soudainement et irrévocablement le brillant esprit et le cœur généreux de l'Athénien. La vivacité d'un tempérament qui semblait réfléchir les rayons de la lumière, avait précipité Glaucus dans les plaisirs. En s'abandonnant aux dissipations de son temps, il n'obéissait pas à des instincts vicieux, il n'écoutait que la voix de la jeunesse ; il ne suivait que les lois d'une heureuse organisation ; il illuminait de l'éclat de sa nature chaque abîme, chaque caverne qui se trouvait sur ses pas. Son imagination l'éblouissait, mais son cœur n'était pas corrompu. Avec plus de pénétration que ne lui en supposaient ses compagnons, il vit que leur dessein était d'exploiter sa fortune et sa jeunesse ; mais il n'estimait l'argent que comme un moyen de se procurer les joies de la vie, et la sympathie de l'âge était le seul lien qui l'unît à eux. Il sentait, il est vrai, l'impulsion de plus nobles pensées et de plus hautes espérances que celles qui naissent des voluptés satisfaites ; mais le monde était une vaste prison ayant pour geôlier le souverain impérial de Rome, et les mêmes vertus qui, dans les libres jours d'Athènes, l'auraient rendu ambitieux, le condamnaient, dans l'escla-vage de la vertu, à l'inaction et à l'oisiveté. Car, dans cette civilisation contre nature et tendue à l'excès, tout ce qu'il y avait de noble dans l'émulation était prohibé. L'ambition dans les régions d'une cour despotique et voluptueuse n'était que la lutte de la flatterie et de la ruse ; l'avarice était devenue la seule ambition ; on désirait les prétures et le gouvernement des provinces pour se livrer au pillage, et l'administration n'était que l'excuse des rapines. Dans les petits Etats, l'opinion est concentrée et forte. Chaque oeil voit vos actions ; vos motifs publics se lient intimement à votre vie privée ; tout est plein dans cette étroite sphère de personnes qui vous sont familières depuis votre enfance. L'applaudissement de vos concitoyens est comme une caresse de vos amis. Mais dans les grands Etats, la cité, c'est la cour. Les provinces vous sont inconnues ; elles n'ont quelquefois ni le même langage ni les mêmes moeurs ; leur droit à votre patriotisme est presque nul ; les ancêtres de leurs habitants ne sont pas les vôtres. A la cour, vous désirez la faveur, et non la gloire ; loin de la cour, l'opinion publique vous est indifférente, et l'intérêt personnel n'a pas de contrepoids.

Italie ! Italie ! pendant que j'écris, tes cieux me regardent, tes mers s'étendent à mes pieds... N'écoute pas cette politique aveugle qui voudrait réunir toutes tes cités, en deuil de leurs républiques, dans un seul empire : fausse, pernicieuse, illusion ! Ton seul espoir de régénération est dans ta division ; Florence, Milan, Venise, Gênes, peuvent être libres encore, pourvu que chacune de ces villes soit libre ; mais ne songe pas à la liberté du tout avec des parties esclaves ; le cœur doit être le centre du système, le sang doit circuler librement partout. Et, dans la vaste communauté que tu rêves, on ne voit qu'un géant faible et bouffi, dont le cerveau est imbécile, dont les membres sont morts, et qui paye en malaise et en faiblesse la faute d'avoir voulu dépasser les proportions naturelles de la santé et de la vigueur.

Rejetées ainsi sur elles-mêmes, les qualités les plus ardentes de Glaucus ne trouvaient pas d'issue, excepté dans cette imagination exubérante qui donnait de la grâce au plaisir et de la poésie à la pensée ; le repos était moins méprisable que la lutte avec des parasites et des esclaves, et la volupté pouvait avoir ses raffinements lorsque l'ambition ne pouvait être ennoblie. Mais tout ce qu'il y avait de meilleur et de plus brillant dans son âme s'était éveillé du moment qu'il avait connu Ione : là était un empire digne de l'effort des demi-dieux ; là était une gloire que les vapeurs impures d'une société corrompue ne pouvaient ni souiller ni obscurcir. L'amour, de tout temps, en tout lieu, trouve ainsi de la place pour ses autels d'or ; et dites-moi si, même dans les époques les plus favorables à la gloire, il y a jamais eu un triomphe plus capable d'enivrer et d'exalter que la conquête d'un noble cœur ? Soit qu'il fût inspiré par ce sentiment ou par tout autre, Glaucus, en présence d'Ione, sentait ses idées plus rayonnantes, son âme plus active, et en quelque sorte plus visible ; s'il était naturel qu'il l'aimât, il n'était pas moins naturel qu'elle le payât de retour. Jeune, brillant, éloquent, amoureux, et Athénien, il était pour elle comme une incarnation de la poésie du pays de ses ancêtres. Ce n'étaient plus les créatures d'un monde dont les combats et les chagrins sont les éléments ; c'étaient des choses légères que la nature semblait avoir pris plaisir à créer pour ses jours de fête, tant leur jeunesse, leur beauté, leur amour, possédaient de fraîcheur et d'éclat. Ils semblaient hors de leur place au milieu de cette terre rude et commune ; ils appartenaient à l'âge de Saturne et aux songes des demi-dieux et des nymphes. C'était comme si la poésie de la vie se recueillait et se nourrissait en eux-mêmes, comme si dans leurs cœurs se concentraient les derniers rayons du soleil de Délos et de la Grèce.

Mais si elle montrait de l'indépendance dans le choix de son genre de vie, son modeste orgueil demeurait vigilant en proportion et s'alarmait aisément. Les mensonges de 1'Egyptien avaient été inspirés par une profonde connaissance de la nature d'Ione. Son récit de la grossièreté, de l'indélicatesse de Glaucus, l'avait blessée au vif : elle le ressentit comme un reproche à son caractère et à sa façon de vivre, et surtout comme une punition de son amour. Elle comprit pour la première fois combien elle avait cédé vite à cette passion ; elle rougit d'une faiblesse dont elle commençait à apercevoir l'éten-due ; elle s'imagina que c'était cette faiblesse qui avait produit le mépris chez Glaucus ; elle endura le mal le plus cruel des nobles natures... l'humiliation. Cependant son amour n'était peut-être pas moins alarmé que son orgueil ; si un instant elle murmurait des reproches contre Glaucus, si elle renonçait à lui, et le haïssait presque, un moment après elle versait des larmes passionnées, son cœur cédait à sa tendresse, et elle disait avec l'amertume de l'angoisse : «Il me méprise ; il ne m'aime pas.»

Aussitôt après le départ de l'Egyptien, elle s'était retirée dans sa chambre la plus secrète ; elle avait renvoyé ses femmes, elle s'était refusée à recevoir qui que ce fût ; Glaucus avait été exclu avec les autres ; il s'étonnait, il ne devinait pas le motif de cette solitude ; il était loin d'attribuer à son Ione, sa reine, sa déesse, ces caprices de femmes dont les poètes amoureux d'Italie ne cessent de se plaindre dans leurs vers. Il se la figurait, dans la majesté de sa candeur, au-dessus de tout artifice qui se plaît à torturer les cœurs. Il était troublé, mais ses espérances n'en étaient pas obscurcies, car il savait déjà qu'il aimait et qu'il était aimé. Que pouvait-il désirer de plus comme talisman contre la crainte ?

Au milieu de la nuit, lorsque les rues furent désertes et que la lune seule put être témoin de son adoration, il alla vers le temple de son cœur, la maison d'Ione (1), et il lui fit la cour selon la manière ravissante de son pays. Il couvrit son seuil des plus magnifiques guirlandes, et dans chaque fleur il y avait un volume de douces passions. Il charma une longue nuit d'été par les accords du luth de Lycie et des vers que l'inspiration du moment lui faisait improviser.

Mais la fenêtre ne s'ouvrit point ; aucun sourire ne vint éclairer cette longue nuit ; tout était sombre et silencieux chez Ione ; il ignorait si ses chants étaient les bienvenus et si son amour était agréé. Cependant Ione ne dormait point, elle ne dédaignait pas de l'écouter ; ces doux chants montaient jusqu'à sa chambre, et l'apaisaient momentanément sans la subjuguer. Tant qu'elle écouta ces chants, elle ne crut plus son amant coupable ; mais lorsqu'ils eurent cessé et que les pas de Glaucus ne se firent plus entendre, le charme se brisa, et dans l'amertume de son âme, elle prit cette délicate prévenance pour un nouvel affront...

J'ai dit qu'elle avait fermé sa porte à tout le monde, à une exception près pourtant. Il y avait une personne qui ne se laissait pas exclure, et qui avait presque sur ses actions et dans sa maison l'autorité d'un parent : Arbacès réclamait, s'affranchissait de cette interdiction portée contre les autres ; il passait le seuil d'Ione avec la liberté d'un homme qui comprenait ses privilèges et qui était pour ainsi dire chez lui. Il forçait sa solitude avec un air tranquille et assuré, comme s'il ne faisait qu'accomplir une chose ordinaire.

Malgré l'indépendance du caractère d'Ione, il s'était acquis par son adresse un secret et puissant empire sur ses volontés. Elle ne pouvait le renvoyer ; parfois elle en eut le désir, mais elle n'en eut jamais la force : elle était fascinée par son oeil de serpent. Il la retenait, il la dominait par la magie d'un esprit accoutumé à commander, à se faire craindre. Ne connaissant ni le caractère réel ni l'amour caché de son tuteur, elle éprouvait pour lui le respect que le génie ressent pour la sagesse, et la vertu pour la sainteté ; elle le regardait comme un de ces anciens sages qui acquéraient la connaissance des mystères de la nature par le sacrifice des passions de l'humanité. A peine le considérait-elle comme un être appartenant, ainsi qu'elle, à la terre. C'était à ses yeux un oracle à la fois sombre et sacré ! Il ne lui inspirait pas de l'amour, mais de la crainte. Sa présence ne lui était rien moins qu'agréable. Il assombrissait les plus brillants éclairs de son esprit. On eût dit, à son aspect imposant et glacial, une de ces hautes montagnes qui jettent une ombre sur le soleil ; aussi, ne pouvant pas empêcher ses visites, elle demeurait passive sous une influence qui faisait naître dans son sein, non pas la répugnance, mais une terreur muette et glacée.

Arbacès était alors résolu à mettre en oeuvre tous ses artifices pour posséder un trésor ardemment convoité par lui. Il était animé encore par l'orgueil de sa victoire sur le frère d'Ione. Depuis l'heure où Apaecidès avait succombé sous les voluptueux enchantements de la fête que nous avons décrite, son pouvoir sur le jeune prêtre n'avait fait que s'accroître et lui paraissait assuré. Il savait qu'il n'y a pas de victime plus fortement enchaînée qu'un jeune homme ardent qui cède pour la première fois à l'esclavage des sens.

Lorsque Apaecidès se réveilla, avec la lumière du jour, du profond sommeil qui avait succédé au délire de l'étonnement et du plaisir, il se sentit à la vérité honteux, terrifié, égaré ; ses voeux d'austérité et de célibat résonnaient à son oreille, sa soif de sainteté, à quelle source impure ne l'avait-il pas apaisée ? Mais Arbacès connaissait bien les moyens d'assurer sa conquête. De la connaissance du plaisir, il conduisit le jeune prêtre à celle d'une mystérieuse sagesse. Il découvrit à ses yeux étonnés l'obscure philosophie du Nil, et l'initia à ses secrets tirés des astres et à son étrange alchimie, qui, à une époque où la raison elle-même se confondait avec l'imagination, pouvait bien passer pour la connaissance d'une magie divine. Il paraissait aux yeux du jeune homme un être au-dessus de la race humaine, un être doué de qualités surnaturelles. Ce désir intense et ardent de connaître ce qui n'appartient pas à la terre, qui avait brûlé dans le cœur du prêtre depuis son enfance, était excité au point de surprendre et d'éblouir son bon sens. Apaecidès se livrait de lui-même à l'artifice, qui se servait, pour le séduire, des deux plus fortes passions humaines, celles du plaisir et de la science. Lui était-il possible de croire qu'un homme si sage pût errer, qu'un homme si fort pût descendre à tromper ? Enlacé dans le sombre réseau des moralités métaphysiques, il s'accommoda de l'excuse au moyen de laquelle l'Egyptien convertissait le vice en vertu. Son orgueil était flatté à son insu de ce qu'Arbacès avait daigné l'élever au même rang que lui, le mettre au-dessus des lois qui enchaînent le vulgaire, en faire un auguste compagnon des mystiques études et des fascinations enchanteresses de sa solitude. Les pieuses et austères leçons de cette croyance, à laquelle Olynthus avait essayé de le convertir, avaient été chassées de sa mémoire par le torrent des passions nouvelles ; et l'Egyptien, qui était versé dans les dogmes de la foi véritable et qui avait appris de son disciple l'impression que ses adeptes avaient faite sur son âme, chercha à vaincre cette impression par des raisonnements moitié sarcastiques et moitié sérieux.

«Cette foi, lui dit-il, n'est qu'un grossier emprunt fait à une des nombreuses allégories de nos anciens prêtres. Remarquez, ajouta-t-il en lui montrant un tableau hiéroglyphique, remarquez dans ces anciennes figures l'origine de la Trinité chrétienne. Il y a aussi trois dieux : le Père, l'Esprit et le Fils. Remarquez que l'épithète du Fils est «Sauveur». Remarquez que le signe par lequel ses qualités humaines sont manifestées est la croix (2). Considérez également ici l'histoire d'Osiris, comment il est mis à mort, comment il est couché dans la tombe, et comment, accomplissant ainsi une solennelle expiation, il vient à ressusciter. Ces histoires ont pour but de peindre, sous une forme allégorique, les opérations de la nature et les évolutions des cieux éternels. Mais le sens de l'allégorie étant demeuré incompris, les types eux-mêmes ont fourni à la crédulité des nations les matériaux de leurs nombreuses croyances. Ils sont parvenus jusqu'aux vastes plaines de l'Inde ; ils se sont mêlés aux spéculations visionnaires des Grecs. Prenant de plus en plus un corps à mesure qu'ils s'éloignent des ombres de leur antique origine, ils ont revêtu une forme humaine et palpable dans cette nouvelle foi ; et les sectateurs du Galiléen ne sont, sans le savoir, que les imitateurs d'une des superstitions du Nil.»

C'était ce dernier argument qui subjuguait complètement le prêtre. Il sentait le besoin, comme tous les hommes, d'une croyance quelconque ; et, sans résister davantage, il s'abandonnait entièrement à cette foi qu'Arbacès lui inculquait, et dans laquelle servait à le pousser et à le maintenir tout ce qu'il y a d'humain dans la passion, de flatteur dans la vanité, et de séduisant dans le plaisir.

Cette conquête si aisément faite et assurée, l'Egyptien pouvait se livrer complètement à la poursuite d'un objet bien plus important et bien plus cher : il voyait dans son triomphe sur le frère un présage de son triomphe sur la soeur.

Il était allé chez Ione le lendemain du jour où s'était passée la fête dont nous avons donné une idée au lecteur, de ce jour où il avait également distillé le poison de ses calomnies contre son rival. Il la visita aussi les deux jours suivants, et chaque fois il s'étudia, avec un art consommé, soit à exciter son ressentiment contre Glaucus, soit à préparer l'impression qu'il espérait produire pour son propre compte. La fière Ione prit soin de cacher la souffrance qu'elle endurait, et l'orgueil de la femme possède une hypocrisie qui peut tromper l'homme le plus pénétrant et défier le plus rusé ; d'ailleurs Arbacès ne jugeait rien moins que prudent de revenir sur un sujet qu'il lui semblait plus habile de traiter comme une bagatelle. Il savait que s'appesantir sur les torts d'un rival, c'est lui donner de l'importance aux yeux de sa maîtresse : le plan le plus sage consiste donc à ne montrer ni trop de haine ni trop de mépris ; le plan le plus sage est de le ravaler par un ton d'indifférence, comme si vous ne croyiez pas possible qu'on se sentît de l'amour pour lui. Il est de votre intérêt de dissimuler la blessure de votre vanité et d'alarmer insensiblement celle de l'arbitre de votre destin : telle doit être dans tous les temps la politique de celui qui a quelque connaissance des femmes ; telle fut la politique de l'Egyptien.

Il ne reparla pas des présomptueuses espérances de Glaucus ; il mentionna son nom, mais pas plus fréquemment que ceux de Claudius ou de Lépidus ; il affecta de les mettre sur la même ligne, comme des êtres d'une race inférieure, des insectes éphémères, de vrais papillons, moins l'innocence et la grâce. Parfois il faisait légèrement allusion à quelque débauche de son invention, où il les mettait de compagnie ; parfois il les signalait comme les antipodes de ces natures éthérées, à l'ordre desquelles appartenait Ione. Aveuglé à la fois par l'orgueil d'Ione et peut-être par le sien, il ne soupçonnait pas qu'elle eût déjà aimé, mais il craignait qu'elle n'eût éprouvé pour Glaucus ces vagues prédispositions qui conduisent à l'amour. Il se mordait secrètement les lèvres de rage et de jalousie, lorsqu'il se prenait à réfléchir sur la jeunesse, les brillantes et séduisantes qualités du formidable rival qu'il prétendait écarter.

Trois jours après la scène que nous avons décrite à la fin de notre premier livre, Arbacès et Ione étaient assis ensemble.

«Vous portez votre voile chez vous, dit l'Egyptien ; ce n'est pas aimable pour ceux que vous honorez de votre amitié.

- Mais pour Arbacès, répondit Ione, qui en effet avait ramené son voile sur ses traits afin de cacher que les pleurs avaient rougi ses yeux, pour Arbacès, qui ne s'occupe que de l'âme, qu'importe que le visage soit voilé ?

- Si je ne m'occupe que de l'âme, reprit l'Egyptien, montrez-moi donc votre visage, c'est là que je la verrai le mieux.

- L'air de Pompéi vous rend galant, dit Ione en s'efforçant d'être gaie.

- Pensez-vous donc, belle Ione, que c'est seulement à Pompéi que j'aie appris à apprécier votre valeur ? »

La voix de l'Egyptien trembla ; il s'arrêta un moment, puis il reprit :

«Il y a un amour, belle Grecque, qui n'est pas seulement l'amour de la jeunesse inconsidérée ; il y a un amour qui ne voit pas avec les yeux, qui n'entend pas avec les oreilles, mais chez lequel l'âme est amoureuse de l'âme. Le compatriote de vos ancêtres, ce Platon, nourri dans une caverne, rêvait d'un tel amour... Ses disciples ont cherché à l'imiter, mais c'est un amour que la foule ne comprend pas. Il n'est fait que pour les hautes et nobles natures ; il n'a rien de commun avec les sympathies et les noeuds d'une basse affection ; les rides ne le révoltent pas ; la laideur ne le repousse pas. Il demande la jeunesse, c'est vrai, mais il ne la demande que pour la fraîcheur de ses émotions ; il demande la beauté, c'est vrai, mais la beauté de l'esprit et de la pensée. Tel est l'amour, Ione, qui est digne de vous être offert par un homme froid et austère. Vous me croyez austère et froid. Tel est l'amour que je me hasarde à déposer sur votre autel. Vous pouvez l'accepter sans rougir.

- Son nom est l'amitié», répliqua Ione.

Sa réponse était innocente ; cependant elle semblait un reproche, comme si elle avait en vue les desseins secrets de l'interlocuteur.

«L'amitié ! répondit Arbacès avec véhémence ; non ! C'est un mot trop souvent profané pour l'appliquer à un sentiment si sacré ! L'amitié, c'est un lien qui unit les fous et les débauchés ! L'amitié, c'est le noeud qui attache les cœurs frivoles d'un Glaucus et d'un Claudius ! L'amitié ! non ! c'est une affection de la terre, un symbole d'habitudes vulgaires, de sordides sympathies ! Le sentiment dont je parle vient des astres (3). Il participe de ce désir mystique et ineffable, que nous ressentons à les contempler ; il brûle, et cependant il purifie. C'est la lampe de naphte dans un vase d'albâtre, répandant les parfums qui l'embrasent, mais ne brillant qu'au travers des matières les plus pures. Non, ce n'est pas de l'amour, ce n'est pas de l'amitié qu'Arbacès éprouve pour Ione. Ne donnez pas de nom à ce sentiment ; la terre n'a pas de nom pour lui ; il n'appartient pas à la terre. Pourquoi le rabaisser par des épithètes et des raisonnements terrestres ? »

Jamais Arbacès ne s'était encore avancé si loin, mais il sondait le terrain pas à pas. Il savait qu'il proférait un langage qui, bien qu'étrange et hardi, pouvait, dans ce temps de platonisme affecté, résonner aux oreilles de la beauté sans qu'on y attachât un sens très précis ; il lui était permis, en le tenant, d'avancer ou de reculer, selon l'occasion, dans ses alternatives d'espérances ou de crainte. Ione trembla sans savoir pourquoi. Son voile cachait ses traits, et masquait une expression qui, si elle avait été aperçue de l'Egyptien, l'aurait découragé et courroucé au-delà de toute mesure. Dans le fait, il ne lui avait jamais autant déplu ; les harmonieuses modulations de la voix la plus persuasive qui ait jamais déguisé des désirs profanes semblaient fausses à ses oreilles ; toute son âme était encore remplie de l'image de Glaucus, et l'accent de la tendresse chez un autre ne faisait que la révolter et l'effrayer. Cependant elle ne pensa pas qu'une passion plus ardente que ce platonisme exprimé par Arbacès se cachât sous ses paroles. Elle crut qu'il ne parlait, en effet, que de l'affection et de la sympathie de l'âme ; mais n'était-ce pas précisément cette affection et cette sympathie qui avaient eu une part dans les émotions qu'elle avait ressenties pour Glaucus ? Et quel autre pouvait, après lui, espérer d'approcher du sanctuaire de son cœur ?

Désirant changer la conversation, elle poursuivit d'un ton froid et d'une voix indifférente :

«Qui que ce soit qu'Arbacès honore du sentiment de son estime, il est naturel que sa sagesse élevée colore ce sentiment de ses propres nuances ; il est naturel que cette amitié soit plus pure que celle des autres, dont il ne daigne pas partager les occupations ni les erreurs. Mais dites-moi, Arbacès, avez-vous vu mon frère, depuis quelque temps ? Il y a plusieurs jours qu'il ne m'a rendu visite, et, la dernière fois que j'ai causé avec lui, ses manières m'ont troublée et alarmée beaucoup. Je crains qu'il ne se soit trop pressé d'adopter une profession sévère, et qu'il ne se repente de s'être avancé sans pouvoir revenir sur ses pas.

- Rassurez-vous, Ione, reprit l'Egyptien ; il a été effective-ment troublé, et d'un esprit chagrin pendant quelque temps ; il a été assiégé de ces doutes qui tourmentent les caractères ardents et incertains comme le sien, passant dans leurs vibrations perpétuelles de l'enthousiasme à l'abattement. Mais lui, Ione, lui est venu à moi dans son anxiété et dans sa tristesse ; il a pensé à celui qui l'aimait et pouvait le consoler. J'ai calmé son esprit. J'ai écarté ses doutes. Du seuil de la sagesse, je l'ai fait entrer dans son temple ; et, devant la majesté de la déesse, son âme s'est relevée et adoucie. Ne craignez rien ; il ne se repentira plus. Ceux qui se fient en Arbacès ne se repentent jamais qu'un instant.

- Vous me faites grand plaisir, reprit Ione. Mon cher frère, je suis si heureuse de son bonheur ! »

La conversation roula alors sur des sujets plus légers ; l'Egyptien s'exerça à plaire, il ne dédaigna pas même d'amuser. La prodigieuse variété de ses connaissances lui permettait d'orner et d'éclairer tous les sujets qu'il touchait ; et Ione, oubliant l'effet désagréable des premiers discours, se laissa entraîner, malgré sa tristesse, par la magie de cette intelligence séduisante. Ses manières devinrent moins contraintes, son langage reprit de l'animation, et Arbacès s'empressa de saisir une occasion qu'il attendait.

«Vous n'avez jamais vu, dit-il, l'intérieur de ma maison ; elle ne vous déplairait pas. Vous y trouveriez plusieurs chambres qui vous expliqueraient ce que vous m'avez plusieurs fois demandé de vous décrire, la distribution d'une habitation égyptienne. Les petites et mesquines proportions de l'architecture romaine n'ont point de rapport, il est vrai, avec la construction domestique des palais de Thèbes et de Memphis ; mais on retrouve çà et là quelque chose de cette antique civilisation, qui a fait faire tant de progrès à l'humanité. Accordez à l'ami de votre jeunesse une de ces brillantes soirées d'été, et laissez-moi m'enorgueillir d'avoir vu ma sombre demeure honorée de la présence de la belle et admirée Ione.»

Sans se douter des souillures de cette maison ni des dangers qui l'attendaient, Ione accepta sa proposition. Le jour suivant fut fixé pour la visite ; et l'Egyptien, le visage serein, mais le cœur palpitant d'une joie féroce et profane, prit congé de la Napolitaine. A peine était-il sorti, qu'une autre personne étrangère se fit annoncer. Mais retournons maintenant vers Glaucus.


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(1)  Athénée dit : «Le véritable temple de l'Amour est la maison de la personne aimée.»

(2)  Le croyant tirera de cette vague coïncidence des corollaires bien différents de ceux de l'Egyptien.

(3)  Platon.