Livre II, chapitre 7

Chapitre 6 Sommaire Chapitre 8

Ione est prise dans le filet. La souris essaye de ronger les mailles

«O ma chère Nydia ! s'écria Glaucus en lisant la lettre d'Ione, ô la plus blanche messagère qui ait jamais passé entre la terre et le ciel ! Comment, comment te remercier ?

- J'ai ma récompense, dit la pauvre Thessalienne.

- Demain ! demain ! Comment employer les heures jusqu'à ce moment ? »

L'amoureux Grec ne voulait pas laisser Nydia s'éloigner, quoiqu'elle essayât à plusieurs reprises de sortir de la chambre. Il lui faisait répéter, syllabe par syllabe, la brève conversation qui avait eu lieu entre elle et Ione ; mille fois, oubliant son infirmité, il l'accabla de questions sur le regard, sur l'air qu'avait sa bien-aimée ; et puis, tout à coup, s'excusant de son erreur, il lui faisait recommencer son récit entier. Ces instants si pénibles pour Nydia s'écoulaient rapidement pour lui, et remplissaient son cœur d'un sentiment délicieux. Le crépuscule avait déjà été envahi par l'obscurité avant qu'il eût renvoyé Nydia chez Ione ; elle partit enfin avec de nouvelles fleurs et une nouvelle missive. A ce moment, Claudius et quelques-uns de ses gais compagnons vinrent le surprendre. Ils le plaisantèrent sur son amour de la solitude et sur son absence, pendant toute la journée, des lieux qu'il avait l'habitude de fréquenter. Ils l'engagèrent à les accompagner dans les différents quartiers de cette mouvante cité, qui, nuit et jour, offrait tant d'occasions de plaisir. Alors, comme maintenant, sur cette terre aimée (car aucune autre, en perdant plus de sa grandeur, n'a gardé plus de ses moeurs), il était d'usage que les Italiens s'assemblassent le soir ; et sous les portiques des temples ou à l'abri des bosquets qui séparaient les rues, écoutant la musique ou les récits de quelque conteur, ils saluaient le lever de la lune avec des libations et des mélodies. Glaucus était trop heureux pour se montrer insociable ; il avait besoin de répandre au dehors l'exubérance de la joie qui l'étouffait. Il accepta volontiers l'offre de ses compagnons, et ils se mirent à parcourir ensemble ces rues brillantes que nous avons déjà dépeintes.

Dans le même temps, Nydia rentrait chez Ione, qui était sortie déjà depuis quelques heures. Elle demanda, sans attacher d'importance à sa demande, où Ione était allée.

La réponse qu'on lui fit la saisit de terreur et d'effroi.

«A la maison d'Arbacès, de l'Egyptien.

- Impossible.

- C'est pourtant ainsi, mon enfant, reprit la suivante qu'elle avait interrogée. Il y a longtemps qu'elle connaît l'Egyptien.

- Longtemps, grands dieux ! et Glaucus l'aime ! murmura Nydia en elle-même. A-t-elle souvent rendu visite à cet homme ? demanda-t-elle.

- Jamais encore, reprit l'esclave... Si ce qu'on dit à Pompéi de la vie scandaleuse de l'Egyptien est vrai, il aurait peut-être mieux valu qu'elle se fût dispensée d'aller chez lui. Mais notre pauvre maîtresse n'entend rien des bruits qui viennent jusqu'à nous. Les commérages du vestibulum n'entrent pas dans le péristyle (1).

- Jamais jusqu'à ce jour ! répéta Nydia ; en êtes-vous sûre ?

- Très sûre, ma petite ; mais qu'est-ce que cela te fait, à toi comme à moi ? »

Nydia hésita un moment ; puis, posant à terre les fleurs dont elle était chargée, elle appela l'esclave qui l'avait accompagnée, et quitta la maison sans ajouter une parole.

A moitié chemin de la demeure de Glaucus, elle rompit le silence et se parla ainsi :

«Elle ne peut connaître, elle ne connaît pas les dangers qu'elle court... Folle que je suis ! ... Est-ce à moi de la sauver ? ... Oui, car j'aime Glaucus plus que moi-même.»

Lorsqu'elle arriva à la maison de l'Athénien, elle apprit qu'il venait de sortir avec ses amis, et qu'on ne savait où il était, il ne reviendrait pas probablement avant une heure avancée de la nuit.

La Thessalienne soupira ; elle se laissa tomber sur un siège et se couvrit la figure de ses mains, comme pour rassembler ses pensées. «Il n'y a pas de temps à perdre», pensa-t-elle en se levant ; elle s'adressa à l'esclave qui lui avait servi de guide.

«Sais-tu, lui dit-elle, si Ione a quelque parent, quelque intime ami à Pompéi ?

- Par Jupiter, répondit l'esclave, voilà une sotte question ! Tout le monde à Pompéi sait qu'Ione a un frère, qui, jeune et riche, a été assez fou, soit dit entre nous, pour se faire prêtre d'Isis.

- Un prêtre d'Isis, ô dieux ! Son nom ?

- Apaecidès !

- Je sais tout, murmura Nydia : frère et soeur sont à la fois victimes. Apaecidès, oui, c'est le nom que j'ai entendu chez... Ah ! il comprendra alors le péril où se trouve sa soeur ; je veux aller le trouver.»

Elle se leva, en prenant le bâton sur lequel elle s'appuyait, et se rendit aussitôt au temple voisin d'Isis. Jusqu'à ce qu'elle eût été sous la garde du généreux Grec, ce bâton avait suffi aux pas de la pauvre fille aveugle pour traverser Pompéi d'un bout à l'autre. Chaque rue, chaque détour lui étaient familiers dans les quartiers les plus fréquentés ; et, comme les habitants éprouvaient une vénération tendre et à demi superstitieuse pour les personnes frappées de cécité, les passants se dérangeaient toujours pour la laisser suivre sa route. Pauvre fille ! elle était loin de se douter que son malheur deviendrait sa protection, et la garantirait plus sûrement que les yeux les plus clairvoyants.

Mais depuis qu'elle était entrée chez Glaucus, il avait ordonné à. un esclave de l'accompagner partout ; celui à qui cette mission était échue, fort gros et fort gras, après être allé deux fois à la maison d'Ione, ne paraissait pas très satisfait d'être condamné à une troisième excursion (sans savoir seulement où ils allaient) ; mais il s'empressa de la suivre, tout en déplorant son sort, et en jurant solennellement, par Castor et par Pollux, qu'il croyait que la fille aveugle avait les ailes de Mercure, non moins que le bandeau de Cupidon.

Nydia ne réclama qu'à peine son assistance pour arriver, malgré la foule, au temple d'Isis. L'espace qui s'étendait devant le temple était en ce moment désert, et elle parvint sans obstacle jusqu'à la grille sacrée.

«II n'y a personne ici, dit le gros esclave. Que veux-tu ? qui demandes-tu ? Ne sais-tu pas que les prêtres ne demeurent pas dans leur temple ?

- Appelle, dit-elle avec impatience. Nuit et jour il doit y avoir au moins un flamine à veiller devant l'autel d'Isis.»

L'esclave appela. Aucun prêtre ne parut.

«Ne vois-tu personne ?

- Personne.

- Tu te trompes, j'entends un soupir ; regarde de nouveau.»

L'esclave, étonné et grommelant, jeta autour de lui ses yeux appesantis, et devant un des autels, dont les débris des offrandes remplissaient encore l'étroit espace, aperçut quelqu'un dans l'attitude de la méditation.

«Je vois une figure, dit-il, et, si j'en juge par ses vêtements blancs, ce doit être un prêtre.

- O flamine d'Isis ! cria Nydia, serviteur de la plus ancienne déesse, écoute-moi !

- Qui m'appelle ? dit une voix faible et mélancolique.

- Une personne qui a des choses importantes à révéler à un membre de votre corps ; je viens faire une déclaration et non demander des oracles.

- A qui voulez-vous parler ? L'heure n'est pas bien choisie pour une conférence ; partez, ne me troublez pas. La nuit est consacrée aux dieux, le jour aux hommes.

- Il me semble que je connais ta voix. Tu es celui que je cherche. Cependant je ne t'ai entendu parler qu'une fois. N'es-tu pas le prêtre Apaecidès ?

- Je le suis, répliqua le prêtre, quittant l'autel et s'approchant de la grille.

- C'est toi ? les dieux en soient loués ! » Etendant la main vers l'esclave, elle lui fit signe de s'éloigner ; et lui, qui pensait naturellement que quelque superstition, dans l'intérêt de la sûreté d'Ione, avait seule pu la conduire au temple, obéit et s'assit par terre et à quelque distance. «Chut ! dit-elle ; parle promptement et bas. Es-tu en effet Apaecidès ?

- Puisque tu me connais, tu n'as qu'à te rappeler mes traits.

- Je suis aveugle, répondit Nydia ; mes yeux sont dans mes oreilles, ce sont elles qui te reconnaissent. Jure-moi que tu es celui que je cherche.

- Je le jure par les dieux, par ma main droite et par la lune.

- Chut ! parle bas... penche-toi... Donne-moi ta main. Connais-tu Arbacès ? ... As-tu déposé des fleurs aux pieds de la mort ? ... Ah ! ta main est froide... Ecoute encore... As-tu prononcé le terrible voeu ?

- Qui es-tu ? D'où viens-tu, pâle jeune fille ? dit Apaecidès avec anxiété. Je ne te connais pas. Ce n'est pas sur ton sein que ma tête s'est reposée. Je ne t'ai jamais vue avant ce moment.

- Mais tu as entendu ma voix : n'importe ! ces souvenirs nous feraient rougir l'un et l'autre. Ecoute ; tu as une soeur ?

- Parle ! parle ! que lui est-il arrivé ?

- Tu connais les banquets de la mort, étranger ; il te plaît peut-être de les partager ? ... Te plairait-il d'y voir ta soeur assise à côté de toi ? ... Te plairait-il qu'Arbacès fût son hôte ?

- O dieux ! il ne l'oserait pas. Jeune fille, si tu te joues de moi, tremble ; je te déchirerai membre par membre.

- Je te dis la vérité, et, pendant que je parle, Ione est chez Arbacès... son hôte pour la première fois... Tu sais s'il y a du péril dans cette première fois. Adieu ! j'ai rempli mon devoir.

- Arrête ! arrête ! s'écria le prêtre en pressant son front de sa main amaigrie. Si ce que tu dis est vrai... comment faire pour la sauver ? On me refusera l'entrée de cette maison ; c'est un labyrinthe dont je ne connais pas les détours. O Némésis ! je suis justement puni !

- Je vais renvoyer mon esclave ; sois mon guide et mon compagnon. Je te conduirai à la porte secrète de cette maison. Je soufflerai à tes oreilles le mot qui te fera admettre. Prends une arme ; elle pourra te servir.

- Attends un instant», dit Apaecidès.

Il se retira dans une des cellules qui s'ouvraient sur les côtés du temple, et reparut quelque temps après, enveloppé dans un large manteau qui était porté alors par les personnes de toutes classes, et qui recouvrait ses vêtements sacrés.

«Maintenant, dit-il en grinçant des dents, si Arbacès osait... mais il n'osera pas, il n'osera pas ; pourquoi le soupçonner ? Serait-il assez misérable ? Je ne peux pas le penser ! Cependant c'est un sophiste... c'est un sombre imposteur. O dieux ! protégez... Mais que dis-je ? est-il des dieux ? oui, il y a du moins une déesse dont je puis faire parler la voix ; et cette déesse, c'est la Vengeance ! »

En murmurant ces paroles incohérentes, Apaecidès, suivi de sa compagne silencieuse et aveugle, se rendit à la hâte, par les rues les moins fréquentées, à la maison de l'Egyptien. Le gros esclave, renvoyé brusquement par Nydia, haussa les épaules, murmura un juron, et, sans en être fâché d'ailleurs, prit, au petit trot, le chemin de son cubiculum.


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(1)  Térence.