Livre IV, chapitre 13

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L'esclave consulte l'oracle. - Un aveugle peut tromper ceux qui s'aveuglent eux-mêmes. - Deux nouveaux prisonniers faits dans la même nuit

Nydia attendait avec impatience l'arrivée de Sosie, non moins impatient qu'elle. Après avoir fortifié son courage par d'abondantes libations d'un meilleur vin que celui qu'il avait offert au démon, le crédule esclave entra dans la chambre de la jeune aveugle.

«Eh bien, Sosie ; es-tu préparé ? as-tu apporté le vase d'eau pure ?

- Assurément, mais je tremble un peu. Tu es bien sûre que je ne verrai pas le démon ? J'ai toujours entendu dire que ces personnages-là n'étaient ni très beaux ni très polis.
- Ne crains rien. As-tu laissé la porte du jardin entrouverte ?

- Oui, et j'ai placé auprès des noix, des pommes, et une petite table.

- C'est parfait. Et la porte est ouverte actuellement, de manière que le démon puisse passer librement ?

- Oui, certes.

- Maintenant, ouvre aussi la porte de cette chambre à moitié, et donne-moi la lampe.

- Comment ! est-ce que tu as l'intention de l'éteindre ?

- Non ; mais il faut que je prononce mon charme au-dessus de la flamme... Il y a un esprit dans le feu. Assieds-toi.»

L'esclave obéit ; et Nydia, après s'être penchée quelques instants sur la lampe, se leva et chanta à voix basse l'improvisation suivante, sans rythme régulier :

INVOCATION AU SPECTRE DE L'AIR

L'air, le feu, nous connaissent bien,
Nous, les filles de Thessalie,
Qui, sur le mont Olympien,
Attirons la lune pâlie !
A nous tous les secrets des fleurs,
Des oiseaux à nous le langage ;
A nous les changeantes couleurs
Du ciel où va gronder l'orage !
L'Egypte et la Perse n'ont pas
De charmes plus forts que les nôtres.
Le démon nous parle tout bas,
Il nous aime au-dessus des autres.

Spectre de l'air, écoute-moi,
C'est Nydia qui t'en convie ;
L'art d'Erichto, dans qui j'ai foi,
Aux morts savait rendre la vie.
Le roi d'Ithaque, sage roi,
Faisait parler la voix des ondes ;
Orphée, affrontant tout effroi,
Descendait aux rives profondes ;
Sa lyre, aux magiques accords,
Entraînait sa chère Eurydice ;
Et Médée, aux Colchiques bords
Préservait Jason du supplice ;
Par leurs charmes, et par les miens,
Spectre de l'air, viens à moi, viens,
Caresse cette coupe humide,
Qui s'agite et te sent venir.
Viens, révèle à l'âme timide
Les secrets du sombre avenir ;
Fils de la voûte aérienne,
Réponds à la Thessalienne !
Oh ! viens, viens
Je t'appartiens !

Viens, ô viens, aucun dieu du ciel ni de la terre,
Ne sera plus béni, plus honoré que toi ;
Ni Vénus, ni le Dieu brillant de la lumière,
Ni Diane, à la triple loi,
Ni le grand Jupiter lui-même,
Maître des dieux, le roi suprême ! ...
Oh ! viens, viens, Je t'appartiens !

«Le spectre ne tardera pas à venir, dit Sosie ; je le sens déjà dans mes cheveux.

- Place ta coupe d'eau à terre. Donne-moi maintenant la serviette, pour que j'enveloppe ta figure et tes yeux.

- Oh ! c'est toujours ainsi dans les enchantements ! Ne serre pas si fort... Eh ! plus doucement, s'il te plaît.

- C'est fait. Peux-tu voir ?

- Voir ? Par Jupiter, non ; tout est obscurité.

- Adresse à présent au spectre les questions que tu veux lui faire, à voix basse, et trois fois de suite. S'il répond affirmativement à tes questions, tu entendras l'eau bouillonner sous le souffle du démon ; si ta demande ne doit pas être accomplie, l'eau restera silencieuse.

- Mais tu ne remueras pas l'eau toi-même, eh ! eh !

- Je vais placer la coupe à tes pieds ; ainsi tu pourras être sûr que je ne la touche pas à ton insu.

- Très bien. Maintenant, ô Bacchus, sois-moi propice. Tu sais que je t'ai toujours donné la préférence sur les autres dieux, et, si tu consens à me protéger contre ce démon aquatique, je te consacrerai la coupe d'argent que j'ai dérobée l'année dernière au gros maître d'hôtel. Et toi, Esprit, écoute-moi. Pourrais-je acheter ma liberté l'an prochain ? Tu le sais : car, puisque tu vis dans l'air, les oiseaux t'ont sans doute appris les secrets de la maison (1) ; tu sais que j'ai dérobé tout ce que j'ai pu honnêtement, c'est-à-dire sûrement, dérober depuis trois ans ; cependant il me manque encore deux mille sesterces pour compléter la somme. Me sera-t-il permis, ô bon esprit ! de combler ce déficit dans le cours de l'année ? Parle ! Ah ! l'eau bouillonne ; non, tout est calme comme la tombe... Eh bien, si ce n'est pas dans l'année, sera-ce dans deux ans ? ... J'entends quelque chose ; le démon gratte à la porte... il doit être entré. Dans deux ans, mon bon ami ; deux ans, n'est-ce pas un temps fort raisonnable ? Rien encore. Toujours le silence ! Deux ans et demi... trois, quatre ans ? ... Démon de malheur ! ... ce n'est pas bien... tu n'es pas femme, cela est clair ; tu ne garderais pas le silence si longtemps... Cinq, six ans... soixante ! et que Pluton t'emporte ! Je ne te demanderai rien de plus.»

Et Sosie, dans sa rage, renversa l'eau sur ses jambes ; puis, après beaucoup de peine et plus encore de malédictions, il essaya de débarrasser sa tête de la serviette qui l'entourait, regarda autour de lui, et s'aperçut qu'il était dans l'obscurité.

«Qu'est-ce que c'est, Nydia ? la lampe est éteinte ! Ah traîtresse ! et tu n'es plus là, mais je te rattraperai... tu me payeras tout cela.»

L'esclave tâtonna pour chercher la porte, elle était barrée au dehors ; il était prisonnier à la place de Nydia. Que pouvait-il faire ? il n'osait pas frapper, ni appeler, de peur qu'Arbacès ne l'entendît et ne découvrît la sottise avec laquelle il s'était laissé tromper ; Nydia d'ailleurs, pendant ce temps, avait déjà gagné probablement la porte du jardin et s'était échappée.

«Mais, pensa-t-il, elle sera rentrée chez elle, ou elle sera du moins quelque part dans la cité ! Demain, au point du jour, lorsque les esclaves travailleront dans le péristyle, je me ferai entendre ; alors je sortirai et je la chercherai. Je la retrouverai certainement, et je la ramènerai avant qu'Arbacès sache un mot de tout ceci. C'est ce que j'ai de mieux à faire. Ah ! petite traîtresse, les doigts me démangent... et de ne me laisser qu'une coupe pleine d'eau l... encore si c'était du vin, ce serait du moins une consolation.»

Pendant que Sosie, pris ainsi dans le piège, se lamentait sur son sort et formait mille projets pour remettre la main sur Nydia, la jeune aveugle, avec la singulière précision et la dextérité de mouvements qui lui étaient particulières et que nous avons déjà fait remarquer en elle, avait passé légèrement le long du péristyle, s'était glissée dans le passage en face qui conduisait au jardin, et, toute palpitante, se dirigeait vers la porte, lorsqu'elle entendit tout à coup un bruit de pas et distingua la terrible voix d'Arbacès ; elle s'arrêta un moment dans l'incertitude et dans l'effroi ; il lui revint à la mémoire qu'il y avait un autre passage, servant à introduire ordinairement les belles convives qu'Arbacès invitait à ses secrètes orgies, et qui tournant autour du soubassement de ce vaste édifice, ramenait également dans le jardin ; il était ouvert par hasard, elle se hâta donc de retourner sur ses pas, descendit à droite les étroits escaliers, et arriva promptement à l'entrée du corridor. Hélas ! la porte de communica-tion était fermée à clef. Pendant qu'elle s'assurait que cette porte était bien fermée en effet, elle entendit derrière elle la voix de Calénus, et un moment après celle d'Arbacès qui lui répondait. Elle ne pouvait demeurer en cet endroit, ils allaient sans doute y passer ; elle s'élança en avant, et se trouva dans des régions qui lui étaient inconnues. L'air devenait froid et humide, ce qui la rassura. Elle pensa qu'elle pourrait bien être dans les caves de cette superbe demeure, ou du moins dans quelque lieu que ne visiterait pas le superbe propriétaire de la maison, et pourtant son oreille si fine distingua bientôt de nouveau les pas et les voix. Elle se remit à marcher, en étendant les bras, et rencontra des piliers d'une forme épaisse et massive ; avec un tact que sa crainte rendant plus grand, elle échappa à ces dangers, et continua son chemin ; à mesure qu'elle s'avançait, l'air devenait de plus en plus humide ; elle s'arrêtait par moments pour reprendre haleine, et alors elle entendait toujours le bruit des pas et le vague murmure des voix. Enfin, elle arriva à un mur qui paraissait mettre un terme à sa course. Comment trouver un endroit pour se cacher ? nulle ouverture, point de cavité. Elle s'arrêta et se tordit les mains avec désespoir ; puis, surexcitée par le rapprochement des voix, elle courut tout le long du mur, et se heurtant avec violence contre un des arcs-boutants qui s'étendaient en avant, elle tomba à terre. Quoique froissée par sa chute, elle ne perdit pas ses sens, elle ne poussa pas un cri ; loins de là, elle regarda comme heureux un accident qui l'avait peut-être jetée dans un endroit où elle pourrait être cachée. Se retirant le plus qu'elle pouvait dans l'angle formé par l'arc-boutant, en sorte que d'un côté du moins elle ne pourrait être vue, elle pelotonna son petit corps dans le plus petit espace possible, et attendit son destin sans respirer.

Arbacès et le prêtre continuaient leur route vers cette chambre secrète, dont les trésors avaient été tant vantés par l'Egyptien. Ils se trouvaient dans un vaste atrium souterrain, c'est-à-dire dans une grande salle ; le toit assez bas était soutenu par de courtes et épaisses colonnes d'une architecture bien éloignée des grâces élégantes de l'art grec, adopté par cette voluptueuse époque. L'unique et pâle lampe que portait Arbacès ne jetait qu'une lumière imparfaite sur les murs grossiers et nus, composés de larges blocs de pierre enchevêtrés l'un dans l'autre, mais sans ciment. Des reptiles troublés par ces hôtes inattendus les regardaient d'un air effaré, et se perdaient précipitamment dans l'ombre des murs. Calénus frissonna en jetant les yeux autour de lui et en respirant cet air humide et malsain.

«Eh bien ! dit Arbacès avec un sourire, en s'apercevant de ce frisson, ce sont ces grossiers caveaux qui fournissent au luxe des salles supérieures. Ils ressemblent aux laboureurs de ce monde ; nous méprisons leurs grossières moeurs, et ce sont eux qui nourrissent notre orgueil dédaigneux.

- Et où conduit cette galerie à gauche ? demanda Calénus, dans sa profonde obscurité, elle paraît sans limite, comme si elle conduisait aux enfers.

- Au contraire, elle conduit à la lumière, répondit négligemment Arbacès. Quant à nous, notre chemin est à droite.»

Cette salle, comme beaucoup d'autres dans les quartiers habités de Pompéi, se divisait à son extrémité en deux ailes ou passages, dont la longueur, en réalité, n'était pas considérable, mais elle s'agrandissait aux yeux dans des ténèbres que la lampe ne pouvait pas dissiper entièrement. Les deux amis dirigèrent leurs pas sur la droite de ces deux ailes.

«Le joyeux Glaucus habitera demain un appartement qui ne sera pas plus sec, mais moins spacieux», dit Calénus, justement au moment où il passaient devant l'endroit où la Thessalienne était blottie sous la protection du large arc-boutant.

«Oui, mais en revanche, le jour suivant, il jouira d'un espace assez considérable et assez sec dans l'arène ; et quand on pense, continua Arbacès lentement et d'un ton délibéré, qu'un mot de Calénus pourrait le sauver et mettre Arbacès à sa place !

- Ce mot ne sera jamais dit, répliqua Calénus.

- C'est juste, mon cher Calénus, il ne sera jamais dit, et Arbacès s'appuya familièrement sur l'épaule de son compagnon ; mais nous voici devant la porte...»

La lumière tremblante de la lampe laissa voir dans ce mur sombre et grossier une petite porte, profondément enfoncée et garnie de fortes bandes et de plaques de fer. Arbacès tira de sa ceinture un petit anneau qui retenait trois ou quatre clefs courtes, mais solides. Le cœur de l'avide Calénus battit avec violence, lorsqu'il entendit la serrure rouillée crier, comme si elle ne livrait qu'à regret la vue des trésors confiés à sa garde.

Mame (1871) p.185

«Entre, mon ami, dit Arbacès, pendant que j'élève la lampe, afin que tu puisses contempler à ton aise tous ces monts d'or.»

L'impatient Calénus ne se fit pas prier deux fois. Il s'avança dans l'ouverture.

A peine avait-il passé le seuil que la forte main d'Arbacès le poussa en avant.

«Le mot ne sera jamais dit», s'écria l'Egyptien avec un long éclat de rire, et il referma la porte sur le prêtre.

Calénus avait été précipité de plusieurs marches ; mais au premier moment, il ne sentit pas la douleur de sa chute ; il s'élança vers la porte, et la frappant violemment avec ses poings fermés, il s'écria d'une voix plus semblable au hurlement d'une bête fauve qu'à une voix humaine, tant son désespoir était profond :

«Oh ! délivrez-moi, Arbacès, délivrez-moi, et gardez votre or.»

Ces paroles ne pénétrèrent qu'imparfaitement au travers de la porte massive, et Arbacès poussa un nouvel éclat de rire ; frappant ensuite du pied avec force, et laissant éclater enfin sa colère longtemps contenue, il reprit :

«Tout l'or de la Dalmatie ne te procurera pas une croûte de pain : meurs de faim, misérable, tes derniers soupirs ne réveilleront pas même l'écho de ces vastes salles ; l'air ne révélera jamais que l'homme qui a menacé et qui pouvait perdre Arbacès est mort de faim, rongeant, dans son désespoir, la propre chair de ses os. Adieu !

- Oh ! pitié ! pitié ! odieux scélérat... est-ce pour cela...»

Le reste de cette imprécation n'arriva pas à l'oreille d'Arbacès, qui s'en retournait à travers la sombre salle. Un crapaud, gros et gonflé de venin, se trouva sur ses pas ; les rayons de la lampe tombèrent sur le hideux animal et sur l'oeil rouge qu'il tournait en l'air. Arbacès se détourna, afin de ne pas le blesser.

«Tu es dégoûtant et venimeux, murmura-t-il, mais tu ne peux me faire de mal : tu n'as donc rien à craindre de moi.»

Les cris de Calénus, quoique affaiblis et étouffés par la barrière qui le retenait, arrivaient encore faiblement à l'oreille de l'Egyptien. Il s'arrêta pour y prêter l'oreille.

«Ce qu'il y a de malheureux, pensa-t-il, c'est que je ne puis maintenant m'éloigner de Pompéi avant que cette voix se soit tue pour toujours. Mes richesses, mes trésors, ne se trouvent pas, il est vrai, dans cette aile, mais dans l'autre. Mes esclaves, en les transportant, peuvent entendre la voix de cet homme. Mais il n'y a pas de danger ! dans trois jours, s'il survit encore, par la barbe de mon père ! ses accents seront bien faibles... ils ne perceront pas même à travers son tombeau. Par Isis, il fait froid, j'ai besoin de boire une coupe de falerne épicé ! »

Et l'Egyptien sans remords, resserrant sa robe autour de lui, se hâta d'aller respirer l'air supérieur.


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(1)  Ces oiseaux, croit-on, connaissaient tous les secrets. On trouve la même croyance en Orient, et dans les légendes nordiques.