Livre IV, chapitre 16

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Le chagrin de nos bons camarades pendant nos afflictions. Le cachot et ses victimes

La troisième et dernière journée du procès de Glaucus et d'Olynthus allait s'achever ; quelques heures après que la sentence eut été rendue, plusieurs des élégants de Pompéi étaient réunis à la table du délicat Lépidus.

«Ainsi Glaucus a nié son crime jusqu'à la fin ? dit Claudius.

- Oui ; mais le témoignage d'Arbacès était convaincant ; il a vu porter le coup, répondit Lépidus.

- Mais quel peut avoir été le motif du meurtre ?

- Le prêtre était d'un caractère morose et singulier. Il aura probablement réprimandé Glaucus sur sa vie joyeuse, sa passion pour le jeu, et enfin refusé son consentement au mariage de l'Athénien avec Ione. Une querelle aura eu lieu. Glaucus, qui avait sans doute trop sacrifié à Bacchus, dieu terrible, aura frappé le prêtre dans un moment de colère. L'excitation du vin, le désespoir du remords lui auront donné le délire qu'il a conservé quelques jours, et je gagerais bien que le pauvre garçon, dont ce délire a si fort troublé les esprits, s'imagine réellement qu'il n'a pas commis ce crime. Telle est du moins l'opinion d'Arbacès, qui paraît avoir été plein de bienveillance et de modération dans son témoignage.

- Oui, il s'est rendu populaire par sa conduite en cette affaire ; mais, en considération de ces circonstances atténuantes, le sénat aurait dû se relâcher de sa sévérité.

- Il l'aurait fait aussi, s'il n'avait fallu donner satisfaction au peuple, véritablement furieux. Les prêtres n'avaient rien épargné pour l'irriter. Le peuple, cette bête féroce, s'imaginait que Glaucus échapperait à la condamnation parce qu'il est riche et de noble rang : c'est là ce qui a motivé un si dur arrêt. I1 paraît aussi que, par je ne sais quel accident, il n'a jamais été naturalisé citoyen romain ; le sénat s'est trouvé ainsi privé du droit de résister au peuple, quoique après tout il n'y ait eu contre lui qu'une majorité de trois voix. Holà du vin de Chio !

- Il est bien changé ; mais son air est intrépide et calme.

- Nous verrons si cette fermeté durera demain. Mais quel mérite y a-t-il dans le courage, lorsqu'on voit ce chien d'athée, Olynthus, manifester le même sang-froid ?

- Le blasphémateur ! Oui, dit Lépidus avec une pieuse colère ; je ne m'étonne plus que, l'autre jour, un décurion ait été frappé par la foudre, par un ciel serein (1). Les dieux sont irrités contre Pompéi, qui possède un pareil impie dans ses murs.

- Cependant le sénat s'est montré si accommodant que, si cet homme avait seulement montré un peu de repentir et consenti à brûler un peu d'encens sur l'autel de Cybèle, on l'aurait acquitté. Je doute fort que ces Nazaréens, s'ils venaient à établir leur religion, fussent aussi tolérants pour nous, en supposant que nous irions renverser l'image de leur dieu, blasphémer leurs cérémonies et nier leur foi.

- On laisse à Glaucus une chance, en faveur des circonstances atténuantes : on lui permettra de faire usage, pour se défendre contre le lion, du style avec lequel il a tué le prêtre.

- Avez-vous vu le lion ? Avez-vous remarqué ses dents et ses griffes ? Peut-on appeler une chance la faculté de se défendre contre lui avec le style ? Une épée et une cuirasse ne seraient qu'un roseau et du papyrus contre une si puissante bête. Je trouve que la meilleure grâce qu'on ait faite à Glaucus, c'est de ne pas le laisser longtemps en suspens ; c'est heureux pour lui que nos bénignes lois, si lentes à prononcer, soient promptes d'exécution, et que les jeux de l'amphi-théâtre se trouvent, par une sorte de providence, fixés à après-demain ! Celui qui attend sa mort meurt deux fois.

- Quant à l'athée, dit Claudius, il n'aura pour armes contre le tigre que ses bras nus ; par malheur, ces combats ne se prêtent guère aux paris. Si quelqu'un pourtant veut tenter l'aventure ? ...»

Un éclat de rire général démontra le ridicule de la question.

«Pauvre Claudius, dit l'hôte ; perdre un ami, c'est fâcheux ; mais ne trouver personne qui veuille parier pour son salut, c'est encore pis.

- C'est contrariant ; c'eût été une consolation pour lui comme pour moi de penser qu'il avait été utile jusqu'à la fin.
- Le peuple, dit le grave Pansa, est enchanté du résultat. Il avait si grand'peur que les jeux de l'amphithéâtre n'eussent lieu sans que l'on eût trouvé un criminel à livrer aux bêtes ! En trouver deux, et de cette espèce, n'est-ce pas du bonheur ? Le peuple travaille, il a besoin de distraction.

- Voilà un discours digne du grave Pansa, qui ne marche jamais sans une suite de clients aussi considérable que le cortège d'un triomphateur des Indes ! Il ne s'occupe que du peuple. Vous verrez qu'il finira par être un Gracque !

- Certainement, on ne peut pas dire que je sois un patricien insolent, reprit Pansa d'un air noble.

- Il y aurait eu vraiment du danger, observa Lépidus, à se montrer trop généreux la veille d'un combat d'animaux. Si jamais on me fait un procès, à moi qui suis né Romain et qui ai été élevé Romain, je prie Jupiter ou qu'il n'y ait point de bêtes dans les vivaria, ou qu'il y ait une quantité de criminels dans les prisons.

- Mais, dit quelqu'un de la compagnie, qu'est devenue cette pauvre fille que Glaucus devait épouser ? Etre veuve sans avoir été femme, c'est cela qui est dur !

- Oh ! reprit Claudius, elle est en sûreté sous la protection de son tuteur Arbacès. Il était naturel qu'elle allât chez lui après avoir perdu son amant et son frère.

- Par Vénus ! Glaucus était heureux auprès des femmes ; on assure que la riche Julia l'aime aussi.

- Pure fable, mon ami ! dit Claudius avec un air de fatuité. Je l'ai vue aujourd'hui. Si elle a jamais conçu un sentiment de ce genre, je me flatte de l'avoir consolée.

- Paix, messieurs ! s'écria Pansa. Ne savez-vous pas que Claudius s'occupe à souffler la torche dans la maison de Diomède ? Elle commence à s'allumer, et elle ne tardera pas à briller d'un vif éclat sur l'autel de l'hymen.

- Est-ce vrai ? dit Lépidus. Claudius marié ! ... fi ! ...

- Ne craignez rien, reprit Claudius ; le vieux Diomède est charmé de l'idée de marier sa fille à un patricien ; il ne ménagera pas les sesterces. Vous pouvez bien penser que je ne les renfermerai pas dans l'atrium. Le jour où Claudius épousera une héritière devra être marqué de blanc par ses amis.

- Eh bien ! donc, s'écria Lépidus, buvons une coupe remplie jusqu'au bord à la santé de la belle Julia.»

Pendant cette conversation, sur le ton habituel des jeunes gens de l'époque et qui, il y a un siècle, aurait pu trouver de l'écho dans quelque cercle parisien ; pendant cette conversation, dis-je, qui pétillait dans le triclinium de Lépidus, il se passait une scène bien différente dans le cachot du jeune Athénien.

Après sa condamnation, Glaucus cessa d'être confié à la garde obligeante de Salluste, l'unique ami de son malheur ; il fut conduit le long du Forum par des soldats, qui l'arrêtèrent près d'une petite porte placée à côté du temple de Jupiter. On en voit encore l'emplacement. Cette porte s'ouvrait au centre d'une façon assez bizarre ; elle tournait sur ses gonds, comme nos tourniquets moder-nes, de manière à ne jamais laisser ouverte que la moitié du seuil. On fit entrer le prisonnier par cette étroite ouverture ; on mit devant lui un pain et une cruche d'eau ; on le laissa ensuite dans les ténèbres, et, à ce qu'il croyait, dans la solitude. Si subite avait été la révolution de fortune qui l'avait précipité des hauteurs de sa jeunesse et de ses heureuses amours dans le plus profond abîme de l'ignominie et dans l'horreur d'une prochaine mort où tout son sang devait être répandu, qu'il avait peine à se convaincre que son esprit n'était pas le jouet d'un songe pénible. Son organisation vigoureuse avait triomphé d'un breuvage dont, par bonheur, il n'avait bu qu'une faible partie. Il avait recouvré sa raison, la conscience de ses actions, mais une sorte de dépression pesait encore sur ses nerfs et sur son intelligence. Son courage naturel et l'orgueil grec lui avaient donné la force de surmonter toute appréhension indigne de son caractère, et de faire bonne contenance devant le tribunal, où l'on avait admiré son maintien noble et calme. Mais la certitude de son innocence fut à peine suffisante pour le soutenir, lorsqu'il se trouva loin des yeux humains, dans l'isolement et le silence. Les vapeurs humides du cachot glacèrent ses sens. Lui, le délicat, le voluptueux, le raffiné Glaucus, lui qui n'avait jusqu'alors connu ni adversité ni chagrin ! Noble oiseau, pourquoi avait-il abandonné son pays lointain et aimé du soleil, les bosquets d'oliviers et ses collines natales, le murmure de ses ruisseaux divins ? Pourquoi avait-il aventuré son brillant plumage au milieu de peuples inhospitaliers, éblouissant leurs yeux de ses riches couleurs, charmant leurs oreilles de ses accents délicieux ? fallait-il qu'il se vît ainsi subitement arrêté, jeté dans une sombre cage, leur victime et leur proie ? ... Plus de joyeux essor ! ... Plus d'invitations à la gaieté ! ... tout était fini. Le pauvre Athénien ! Ses défauts n'étaient que l'exubérance d'une heureuse nature ! Combien sa vie passée l'avait peu préparé à de pareilles épreuves ! Cette multitude, dont les applaudissements avaient souvent retenti à son oreille, lorsqu'il guidait au milieu d'elle son char gracieux et ses coursiers bondissants, l'accablait maintenant de sinistres huées. Les visages de ses anciens amis (les convives de ses festins) s'offraient froids et glacés à ses yeux. Il n'y avait plus là personne pour consoler, soutenir l'étranger qui avait été tant admiré et adulé ! Ces murs ne s'ouvraient que sur la terrible arène où il devait rencontrer une honteuse mort. Et Ione ? Il n'avait rien appris sur son sort. Aucun mot bienveillant, aucun message d'amitié, n'étaient venus de sa part. L'avait-elle oublié aussi ? Le croyait-elle coupable ? ... et de quel crime ? ... Le meurtre de son frère ! Il grinçait des dents, il gémissait à haute voix, et, de temps à autre, une crainte affreuse lui traversait le cœur. Si, dans ce délire qui s'était irrésistiblement emparé de ses esprits, qui avait porté un si grand trouble dans son cerveau, où il avait perdu toute conscience de lui-même, si le crime dont il était accusé avait été réellement commis par lui ? ... Cependant, il repoussait bien vite cette pensée lorsqu'elle se présentait : car, au milieu de l'obscurité du jour, il se rappelait assez distinctement le bosquet de Cybèle, la pâle figure du mort tournée de son côté, la pause qu'il avait faite auprès du corps, et le choc violent qui l'avait jeté la face contre terre. Il restait convaincu de son innocence ; et pourtant, qui croirait à son innocence, qui prendrait la défense de son nom, même lorsque ses restes mutilés seraient livrés aux éléments ? Lorsqu'il se rappelait son entrevue avec Arbacès, et les désirs de vengeance dont le cœur de cet homme terrible devait être rempli, il ne pouvait s'empêcher de croire qu'il était la victime de quelque mystérieux complot profondément ourdi, dont il cherchait en vain à découvrir la trace : et Ione... Arbacès l'aimait... Le succès de son rival pouvait être fondé sur sa perte. Cette pensée l'affligeait plus que toutes les autres. Son noble cœur était plus tourmenté par la jalousie que par la crainte. Il poussa quelques nouveaux gémissements.

Une voix s'éleva du fond de l'obscurité et répondit à l'accent de sa douleur :

«Quel est mon compagnon dans cette heure terrible ? Athénien Glaucus, est-ce toi ?

- C'est ainsi qu'on m'appelait aux jours de ma fortune et de mon bonheur. On m'appelle sans doute maintenant d'un autre nom. Et quel est ton nom à toi, étranger ?

- Je suis chrétien : ton compagnon de captivité, comme je l'ai été de ton procès.

- Quoi ! celui qu'on appelle l'athée ? Est-ce l'injustice des hommes qui t'a poussé à nier la providence des dieux ?

- Hélas ! répondit Olynthus, c'est toi qui es le véritable athée, car tu nies le seul vrai Dieu... ce grand inconnu auquel tes pères les Athéniens avaient érigé un autel. C'est dans cette heure solennelle que je reconnais mon Dieu : il est avec moi dans mon cachot. Un sourire pénètre mes ténèbres ; à la veille de la mort, mon cœur palpite d'immortalité, et la terre ne s'éloigne de moi que pour rapprocher du ciel mon âme fatiguée.

- Réponds-moi, dit Glaucus brusquement : le nom d'Apaecidès n'a-t-il pas été mêlé au tien pendant le cours du procès ? Me crois-tu coupable ?

- Dieu seul lit dans les cœurs. Mais mon soupçon ne s'arrête pas sur toi.

- Sur qui, alors ?

- Sur ton accusateur, Arbacès.

- Ah ! tu me rends heureux ! Et pourquoi penses-tu ainsi ?

- Parce que je connais le cœur de ce méchant homme, et qu'il avait des motifs de craindre celui qui est mort.»

Olynthus informa alors Glaucus des détails que le lecteur connaît déjà, de la conversation d'Apaecidès, de leur projet de mettre au jour les impostures des prêtres égyptiens, et des séductions pratiquées par Arbacès sur la faiblesse du jeune prosélyte.

«C'est pourquoi, continua Olynthus, si Apaecidès a rencontré Arbacès, s'il lui a reproché ses trahisons, s'il l'a menacé de les rendre publiques, la place, l'heure ont paru propices à la vengeance de l'Egyptien ; la colère et la ruse auront guidé le coup.

- Les choses ont dû se passer ainsi ! s'écria Glaucus avec joie. Je suis heureux.

- Cependant, ô infortuné ! à quoi te sert maintenant cette découverte ? Tu es condamné ; ton sort est décidé ; tu périras dans ton innocence.
- Je saurai du moins que je ne suis pas coupable ; dans ma mystérieuse démence, il me venait des doutes passagers, mais terribles. Mais dis-moi, homme d'une croyance étrangère, penses-tu que, pour de légères erreurs ou pour les fautes de tes ancêtres, nous soyons abandonnés à jamais et maudits par les puissances supérieures, quel que soit le nom qu'on leur donne ?

- Dieu est juste et n'abandonne pas ses créatures à cause de leur fragilité. Dieu est miséricordieux, et il ne maudit que le méchant qui ne se repent pas.

- Cependant, il me semble que, dans un moment de colère divine, j'ai été frappé d'un soudain délire, d'une frénésie étrange et surnaturelle qui ne provenait point de moyens humains.

- Il y a des démons sur la terre, répondit le Nazaréen avec gravité, de même qu'il y a Dieu et son fils dans le ciel ; et, puisque tu ne reconnais pas ceux-ci, les démons peuvent avoir eu prise sur toi.»

Glaucus ne répliqua pas. Ils gardèrent le silence pendant quelques minutes. Enfin l'Athénien reprit, d'un ton de voix ému et doux, avec un peu d'hésitation :

«Chrétien, crois-tu, parmi les dogmes de ta foi, que les morts vivent de nouveau, que ceux qui ont aimé ici-bas soient unis ailleurs ; qu'au-delà du tombeau notre âme sorte des vapeurs mortelles qui l'ont obscurcie aux yeux grossiers de ce monde ; que les flots, divisés par le désert et par le rocher, se rencontrent dans le solennel Hadès, et coulent ensemble pour toujours ?

- Si je crois cela, Athénien ? non, non, je ne le crois pas, c'est trop peu dire ; je le sais, et c'est cette magnifique et heureuse assurance qui me soutient maintenant. O Cylène ! continua Olynthus d'un ton passionné, épouse de mon cœur, qui m'a été enlevée dans les premiers mois de notre mariage, ne te verrai-je pas, et dans peu de jours ? Bien venue, bien venue est la mort, qui me conduit au ciel et vers toi ! »

Le soudain élan d'une affection humaine remua toutes les fibres sympathiques du cœur de l'Athénien. Il sentit, pour la première fois, quelque chose de plus tendre que le lien qui attache des compagnons d'infortune. Il se rapprocha d'Olynthus. Car les Italiens, féroces à certains égards, n'étaient pas inutilement cruels ; ils ne séparaient pas les cellules, n'accablaient pas les prisonniers de chaînes, et permettaient aux victimes de l'arène la consolation d'autant de liberté et de communauté que la prison en pouvait offrir.

«Oui, continua le chrétien dans une sainte ferveur, l'immortalité de l'âme, la résurrection, la réunion des morts, tel est le grand principe de notre foi, et c'est pour proclamer cette grande et sublime vérité qu'un Dieu lui-même a voulu mourir. Ce n'est point un fabuleux Elysée, un poétique Orcus, mais un pur et radieux héritage du ciel lui-même, qui récompense l'homme juste et bon.

- Raconte-moi donc tes doctrines et expose-moi tes espérances», dit Glaucus avec ardeur.

Olynthus s'empressa de faire droit à cette demande ; et, comme il arrivait souvent dans ces premiers âges de la foi chrétienne, ce fut dans l'ombre d'un cachot, et devant les approches de la mort, que le radieux Evangile jeta ses rayons doux et sacrés.


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(1)  Pline raconte qu'immédiatement avant l'éruption du Vésuve, l'un des «decuriones municipales» fut, bien que le ciel fût sans nuages, frappé mortellement par la foudre.